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VIE
DU RÉVÉREND PÈRE
JOSEPH BARRELLE
L'auleur et rédileiir déclarent réserver leurs droits de reproduction et
de traduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur ( direction de la
librairie), en décembre 1869.
Tout exemplaire est revêtu de lu griffe de l'auteur et de celle
de réditeur.
Paris. — Typographie de Henri Pion, imprimeur do l'Empereur,
rue Garancière, 8.
VIE
DU RÉVÉREND PÈRE
JOSEPH BARRELLE
DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
PAR
LE P. LÉON DE CHAZOURNES
DE LA MÊME COMPAGNIE
SECONDE ÉDITION
TOME DEUXIÈME
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Tf-S,
v'-/
PARIS
HENRI PLON, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE GARANCIÈRE, 10
M DCGC LXX
T"""? (poits réservés.
VIE
DU RÉVÉRENDPÈRE
JOSEPH BARRELLE.
CHAPITRE XXI
RETRAITES ECCLESIASTIQUES.
Le P. Ban-elle prêche la première retraite sacerdotale du diocèse
d'Alger. — Il évangélise le clergé de Marseille. — Retraites à
Viviers. — Sa manière dans les retraites pastorales. — En 1849,
retraite ecclésiastique à Paris.
Nous avons vu lé P. Barrelle appelé, dès 1843, à
évangéliser ses frères dans le sacerdoce, honneur
difficile qu'il s'efforça vainement de décliner. En pré-
sence des responsabilités de ce nouvel apostolat, il se
sentait des appréhensions d'humilité et de zèle que sa
nature impressionnable ne domina pas sans combat.
Réchauffer les âmes sacerdotales, porter le baume
dans leurs blessures, il y a là, sans doute, une des
meilleures joies de l'apôtre; mais ces blessures, par
contre-coup, portaient dans son cœur épris de Jésus-
Ghrist un profond et douloureux ressentiment de l'in-
jure faite au divin Maître. Sa charité se trouvait com-
battue par de mystérieuses tristesses, qu'il essaya
TOM. II. l
2 CHAPITRE VINGT-UNIÈME.
vainement de surmonter et qu'il ne lui fut pas permis
de fuir.
Pendant dix années, ce travail s'ajouta donc de
surcroît à des labeurs déjà sans repos. Il ne fut pas
sans influence sur le déclin prématuré des forces du
saint religieux.
Son début dans cette carrière nouvelle nous paraît
avoir été une heureuse fortune. Le premier il fut
appelé à évangéliser le nouveau clergé de l'Algérie.
L'Algérie, sol véritablement riche et plein de sou-
riantes promesses, l'Algérie, destinée à demeurer
longtemps encore, dans la paix comme dans la guerre,
une terre de conquête, en était alors aux premiers
efforts de son organisation. A cette époque de for-
mation , la religion, elle aussi, comme l'agriculture
naissante, comme le commerce et l'industrie, était
obligée d'acheter au prix de patientes fatigues sa
place au soleil d'Afrique. Le flot d'Européens
qu'avait attirés l'espoir de la fortune ne se montraient
guère accessibles aux pensées religieuses. Le clergé
de son côté, emprunté aux divers diocèses de la
France et jeté au milieu d'une création récente, dans
des paroisses immenses, sans églises et presque sans
fidèles, à peine avait-il pu orienter son zèle parmi des
populations formées d'incessantes afluvions, à peine
avait-il eu le moyen et le loisir de se fondre en un
tout homogène.
N'était-ce pas un coup de Providence pour le nou-
veau clergé de trouver dans le prédicateur de sa pre-
mière retraite le zèle et la plénitude de la science
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 3
sacrée associés au doux prestige d'une sainteté mani-
feste? Quant à lui, dans ce clergé obligé de créer à
son propre zèle une seconde patrie , dans ce clergé
habituellement sevré des ressources de la ferveur sa-
cerdotale , il rencontrait un empressement favorable
et quelque chose de la docilité des terres vierges, si
libérales et , pour ainsi dire , si prodigues à une pre-
mière culture.
Sa première retraite ecclésiastique fut pour le
clergé d'Algérie une époque solennelle. Un ahment
solide fut donné à sa piété," une impulsion commune
à SOQ zèle, et, entre tant d'éléments divers, la parti-
cipation aux mêmes enseignements et aux mêmes
grâces resserra les liens de l'amitié fraternelle.
Ecoutons M. Banvoy, chanoine de la cathédrale
d'Alger et vicaire général.
« Le R. P. Barrelle commença sa retraite à Alger
le 9 juillet 1843. Trente prêtres assistaient aux saints
exercices dans le grand salon de Févêché, où j'avais
moi-même dressé un bel autel.
« Le Père s'en tenait exactement à la méthode de
saint Ignace; c'est pourquoi, désireux de ne rien
perdre de sa parole, je l'ai suivi pas à pas, et j'ai
voulu recueillir ses pensées. J'avais appris à Rome et
plus anciennement à Fribourg, avec le P. Philippon,
les avantages de cette méthode; mais personne, à
mon avis, n'avait jamais rendu avec autant de cœur,
.de piété et de talent les intentions et les idées du
maître.
» Je n'ai jamais vu personne entrer plus avant dans
U CHAPITRE VINGT-UlNIÈME.
la connaissance du cœur humain. Le Père nous a fait
l'autopsie la plus savante, la plus complète et la plus
délicate de l'âme du prêtre. On ne pouvait nous dire
nos défauts plus adroitement, avec une urbanité plus
charitable qu'il ne Ta fait, en groupant tous les traits
caractéristiques du prêtre autour de quelques mots
substantiels.
» Il faisait, à cette époque de l'année, une chaleur
exceptionnelle. Cependant personne ne céda au som-
meil, et chacun s'étonnait de pouvoir suivre ainsi
immobile, pendant une heure chaque fois, la parole
du prédicateur. Le R. P. Barrelle nous donna ainsi
quatre instructions chaque jour. La retraite dura une
semaine entière, elle se termina le dimanche matin à
la cathédrale, par un discours remarquable sur les
devoirs du prêtre et sur son dévouement aux âmes.
L'impression que fit sur les fidèles cette imposante
cérémonie fut merveilleuse. Mais elle ne le céda en
rien à l'impression que chacun de nous emportait de
la sainte et savante retraite qui venait de nous être
prêchée.
» Le lendemain de la retraite, une solennité ras-
semblait tous les prêtres à douze kilomètres d'Alger.
Nous allions assister Monseigneur Dupuch pour l'inau-
guration de l'église de Drariah. C'était depuis la
conquête d'Alger la seconde église qui recevait la
consécration. Le soir, le P. Barrelle et tout le clergé
revinrent dîner à l'orphelinat du Danemark, tenu par
les Pères de la Compagnie de Jésus.
» Il ne m'a pas été difficile de me rappeler le sou-
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 5
venir du R. P. Barrelleet de sa retraite ecclésiastique.
J'ai encore quarante pages in-folio écrites de ma
main, impression recueillie de ses discours. Ces pages
m'ont servi merveilleusement dans plus de vingt
retraites que j'ai données à des maisons religieuses.
J'ai eu entre les mains bien des recueils de retraites,
celles de Bourdaloue, du P. Nouet, du P. Judde et
du P. Saint-Jure;j'en suis toujours revenu au P. Bar-
relle, soit pour la méthode, soit pour les sujets et
pour la manière de les présenter. »
La retraite pastorale de Marseille suivit de près ,
précédée seulement de celle du diocèse d'Alby.
Le P. Barrelle allait évangéliser le clergé de son
diocèse natal, ce clergé qui l'avait un jour compté
dans ses rangs. Devant lui, M^' de Mazenod, autrefois
le guide de sa conscience, à l'heure qui décida la
grande question de sa vie et de son avenir; tout
autour quelques-uns de ses maîtres, bon nombre des
anciens émules de ses études et de sa piété, beaucoup
de ses condisciples dans la cléricature, avides et fiers
d'entendre cet apôtre sorti du milieu d'eux. Certes,
nul ne fut, par un bonheur exceptionnel, plus vérita-
blement prophète dans son pays.
ft II nous éclaira tous, dit un des membres du cha-
pitre, il nous éclaira par sa parole lumineuse, nous
édifia par sa piété profonde, et il nous charma par
la solidité, la variété et l'enchaînement de ses in-
structions. »
« Nous fûmes touchés et ravis , ajoute un autre ; il
fit renaître en nous les sentiments de ferveur de nos
6 CHAPITRE VINGT-U?sIEME.
premières années, alors que lui et nous, réunis
comme élèves du séminaire, nous trouvions dans ses
paroles et ses exemples le doux et attrayant épan-
chement d'une âme tout à Dieu.
» Le jour de la clôture surtout il fut admirable ;
mais alors que nos cœurs étaient collés au sien, il
s'échappa sans attendre nos adieux et sans recevoir
l'expression de notre reconnaissance. Il sentait sans
doute que sa modestie et son humilité auraient eu
trop à combattre contre le cœur de ses anciens con-
disciples et peut-être contre le sien. »
Oui, il aurait eu à lutter contre son cœur; car tout
éloge lui était un supplice, et il éprouvait un irrésis-
tible besoin de s'y dérober.
Toujours est-il que l'impression de sa retraite sur
le clergé de Marseille fut profonde et salutaire. « Il
dépassa, nous a-t-on dit, tout ce qu'on avait éprouvé
jusqu'alors dans les retraites ecclésiastiques. Il n'y eut
dans le clergé qu'une voix pour le proclamer. Pour-
quoi, ajoutaient ces prêtres fervents, pourquoi ne pas
entendre la même retraite plusieurs années de suite?
Elle serait écoutée avec fruit. »
Ceci nous rappelle la demande que lui fit monsei-
gneur Tévêque de Bayonne lorsqu'il venait de clôturer
sa première retraite sacerdotale dans le diocèse. —
« Mon Père, je voudrais que tous mes prêtres possédas-
sent par cœur tout ce que vous leur avez dit. Donnez-
moi du moins votre promesse écrite que vous viendrez
pendant dix ans leur redire la même chose. — Monsei-
gneur, répondit le Père, je suis enfant de l'obéissance;
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 7
c'est une excuse que Votre Grandeur ne peut manquer
d'agréer; je ne puis prendre de mon autorité privée
un pareil engagement. »
Toutefois, l'année suivante, il revint donner les
deux retraites habituelles d'Oléron et de Bayonne.
La sainte réussite d'une retraite suscitait naturelle-
ment, de proche en proche, les désirs des diocèses
voisins, et, faisant écho à de premiers succès, un
succès nouveau leur répondait, tout semblable en ses
heureux effets; succès plus profond qu'éclatant, peu
retentissant, mais exceptionnellement salutaire.
Il faut en lire le témoignage grave et mesuré que
nous adresse un des prélats les plus autorisés de
l'Église de France, Ms' Guibert , archevêque de
Tours.
(. Tours, le 26 mai 1868.
« Mon Révérend Père ,
» Vous désirez connaître l'impression qui m'est
restée des deux retraites ecclésiastiques préchées par
le Père Barrelle au clergé de Viviers , quand j'étais
évéque de ce diocèse. Il m'est bien facile de vous sa-
tisfaire , car le souvenir de ces retraites est resté pro-
fondément gravé dans mon esprit.
» Monseigneur de Mazenod, évéque de Marseille,
m' ayant témoigné son admiration pour le grand talent
de ce Père, qui venait d'évangéliser son clergé, je
priai le Père Barrelle de vouloir bien nous donner la
retraite pastorale à Viviers. Le succès fut complet, au
point que les prêtres présents , avant de se séparer,
8 CHAPITRE VIJNGT-UNIEME.
m'exprimèrent le vœu d'entendre de nouveau le digne
religieux. Je l'appelai en effet une seconde fois; la
satisfaction et l'édification furent aussi grandes que
dans la première retraite.
» Le Père Barrelle, dans ces saints exercices, avait
un genre à lui. Il ne se bornait pas à prêcher les
vérités communes en les appropriant à la situation du
prêtre. Il montrait d'abord le sacerdoce conime étant
essentiellement un état de perfection, il établissait
l'étroite obligation du prêtre de s'appliquer à la sain-
teté, plus encore que le religieux qui ne serait pas
revêtu du sacerdoce; ensuite, pendant tout le cours
de ses prédications, il élevait le prêtre dans les hautes
régions de la perfection évangélique, il nous exposait
les plus grands et les plus solides principes de la
théologie mystique et de la vie intérieure.
M On sortait de ses prédications convaincu, non-
seulement qu'on devait être des prêtres réguliers ,
mais encore des prêtres pieux et familiarisés avec tous
les secrets de l'union habituelle avec Jésus-Christ.
» L'impression laissée par ces deux retraites s'est
conservée dans le clergé de Viviers, et bien des
années après, les prêtres m'en parlaient encore comme
des plus édifiantes et des plus fructueuses retraites
auxquelles ils eussent assisté.
» Voilà, mon Révérend Père, ce que je me rappelle
des prédications du Père Barrelle, à la distance de
vingt ans écoulés depuis l'époque où j'ai eu la conso-
lation d'entendre ce saint religieux, qui prêchait par
l'exemple autant que par la parole.
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 9
« C'était un homme de profonde doctrine , très-
éclairé dans les voies spirituelles, pour lesquelles il
possédait un coup d'œil sûr, une sorte de critérium.
infaillible.
» Agréez, mon Révérend Père, l'assurance de mes
sentiments dévoués.
» t J. HiPPOLYTE, archevêque de Tours. »
Tel le P. Barrelle se montra au début de ses re-
traites sacerdotales, tel il fut pendant douze années,
sauf la progression croissante de la vertu , sauf le
mérite d'une expérience chaque jour plus profonde
de cet important ministère. Dans une carrière de cin-
quante stations pastorales, environ quarante diocèses
ont entendu sa parole. Précédé d'une grande réputa-
tion de mérite et de vertu, dès qu'il apparaissait, la
douce majesté de sa personne, la sagesse surnaturelle
de son langage lui donnaient l'empire des cœurs. Ce
n'est pas précisément à l'homme de talent que s'a-
dressaient l'admiration et la confiance. Après avoir
reconnu dans sa manière un talent de premier ordre,
on pouvait regretter que le prédicateur ne se donnât
pas l'avantage d'en déployer la richesse. Mais la
scierice sacrée, la connaissance de l'âme humaine et
le prestige de la sainteté emportaient tous les suffrages
et imposaient la vénération.
En général, le P. Barrelle sortait de la prédication
commune, il élevait la prédication, il parlait au milieu
des prêtres comme au milieu des parfaits. Quand il
s'emparait du texte sacré , il était sur son terrain , et
1.
10 CHAPITRE VINGT-UNIÈME.
on le sentait. Il le commentait en maître de la doc-
trine, en homme éclairé du ciel, et il en faisait le nerf
de sa parole ; ou plutôt sa parole se fondait dans celle
de TEsprit-Saint, et celle-ci affluait sur ses lèvres
pleine de force et d' à-propos, avec une sorte de pro-
digalité. De la source des Pères et des saintes Ecri-
tures coulaient, comme un fleuve abondant, les
leçons de la sagesse surnaturelle, toutes limpides et,
pour ainsi parler, toutes vives encore de l'inspiration
d'en haut.
Aussi, qui mieux que lui avait le droit d'être écouté
des prêtres de Jésus-Christ quand il leur disait : «i Ah !
» Messieurs, le livre qui doit être toujours entre les
» mains du prêtre, ai-je besoin de vous le dire? C'est
» la Sainte Ecriture, le Nouveau Testament... le livre
» de vie... Liber sacerdotalis. Il faudrait que le prêtre
» en fût tellement nourri qu'on pût dire de lui : C'est
» un homme plein de l'Ecriture sainte. Les Lettres
» divines sont la moelle et la substance du prêtre,
» suhstantia sacerdotis eloquia divina... Oui, c'est la
» nourriture du prêtre, c'est le plus pur de sa sub-
» stance... en sorte que, permettez l'expression, Mes-
» sieurs, si on le mettait à l'alambic, il n'en devrait
» sortir que l'essence des Ecritures divines. Substantia
» sacerdotis eloquia divina. Il faut que le prêtre se
» nourrisse de cette parole sortie de la bouche de
» Dieu, et qu'il en nourrisse les autres. »
Au reste, sa parole était imperturbable. Dieu sait
cependant ce que lui coûtait de travail cette abondance
si sûre d'elle-même. Par respect pour la dignité de
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 11
l'auditoire et par défiance de soi, il ne livrait rien au
hasard du discours. « Je prêche tout ce que j'ai écrit,
et j'écris tout ce que je prêche » , ainsi répondait-il
aux prêtres qui louaient le naturel et la facilité de son
langage.
Ceux qui ont l'expérience de la prédication com-
prendront quel labeur lui imposa, dans la circonstance
que je vais dire, cette loi qu'il s'était faite. Redemandé
pour une retraite ecclésiastique, à Bordeaux si je ne
me trompe, à peine il en eut fait l'ouverture qu'on
vint l'avertir de ne point se servir de ses anciens
discours; ce serait en compromettre le succès, car les
prêtres, ravis de les entendre, les avaient pris mot
pour mot. Le bon Père fut déconcerté; mais il s'arma
de constance, et, se confiant en Dieu, chaque nuit il
composait les sermons du lendemain. Il fournit ainsi
une carrière toute nouvelle. La retraite n'en souffrit
pas; l'homme de Dieu accueillait les prêtres qui vou-
laient s'adresser à lui pour les affaires de leur âme,
et aux veilles de ses nuits laborieuses, il ajouta sans
trêve les fatigues de ses rudes journées. — «Ah!
disait-il ensuite, jamais je n'ai tant souffert, je devais
en mourir, mais le bon Dieu m'a guéri, n
Il arrivait quelquefois que l'on disait du P. Bar-
relle : « Il a dépassé toutes les espérances. » Tel fut,
pour ne citer qu'un témoin, le jugement de M. Vri-
gnaud, vicaire général du diocèse de Nantes, homme
universellement considéré. En général cependant, le
succès du saint religieux dans ses retraites au clergé
n'était pas un succès d't^lat ; son succès inévitable
12 CHAPITRE VIINGT-UJNIÈME.
était de rendre sensible l'action divine et de laisser
partout un parfum du paradis, en sorte que l'on sor-
tait des saints exercices embaumé de sa science et de
sa vertu.
A Viviers comme à Nantes, à Tours comme à Bor-
deaux, à Orléans comme à Nîmes, comme à Reims,
comme à Versailles, comme à Toulouse, comme à
Lyon ou à Poitiers, comme partout enfin \ il eut ce
vrai succès d'estime, qui ne se borne pas à la stérile
appréciation du mérite oratoire, mais qui oblige à
reconnaître quelque chose de plus élevé que le talent,
de plus puissant sur l'âme que le génie, ce je ne sais
quoi qui révèle l'homme de l'éternité et qui, faisant
perdre terre aux moins spirituels, ne laisse place qu'à
ce sentiment unanime : — C'est Dieu qui parlait par
sa bouche! Ah! c'est un saint!
La sainteté, voilà bien ici encore le dernier mot de
son éloquence. Au fait, qu'était la dignité de sa per-
sonne et de son langage, la sagesse et la solidité de sa
doctrine, la vérité prudente et délicate des applica-
tions pratiques, qu'était tout cela et d'autres qualités
encore, auprès de cette humble et ardente vertu si
fort au-dessus de l'opinion et de l'attente?
Et nous ne parlons pas de ce touchant respect
1 Nous n'avons pas recueilli le nom de tous les diocèses qui
entendirent les retraites pastorales de l'homme de Dieu. — Aux
noms que nous avons donnés nous pouvons ajouter encore : le
Mans et Auch (1844), Autun, le Puy et Gahors (1846), Chartres
et Grenoble (1847), Montauban (1847 et 1852), Agen (1849),
Périgueux et Blois (1852), Clermont , Avignon, Aix et Angers.
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 13
dont il accueillait ses confrères dans le sacerdoce,
ou de ces faits exceptionnels qui provoquent la sur-
prise.
Un jour, il arrive d'un lointain voyag^e, à jeun, ex-
cédé de ses précédents travaux et des fatigues de la
journée. Quand il se présente au grand séminaire,
déjà l'heure approchait où devait s'ouvrir la retraite
pastorale; l'affluence des prêtres était nombreuse, et
l'économe, occupé de distribuer les cellules, après
avoir introduit le prédicateur dans sa chambre, ne
songe pas qu'il peut avoir besoin de réparer ses forces.
L'heure sonne; le prédicateur fait l'ouverture des
exercices avec cette véhémence que nos lecteurs lui
connaissent. Je ne sais quelles préoccupations inat-
tendues détournent l'attention de l'économe, le souper
du prédicateur est oubhé. Il garde humblement le
silence : n'y trouvait-il pas le double avantage et de
se mortifier lui-même et d'épargner à d'autres une
mortification, en évitant de faire remarquer un oubli?
Le lendemain, le Père développe longuement le sujet
de la méditation; or la matinée s'avance, la bonne
foi de l'économe est encore surprise, ses ordres sont
oubliés et le prédicateur déjeune comme il a soupe.
Il faut cependant monter en chaire pour le discours
de dix heures; le Père dissimule son excessive fai-
blesse, suppléant si bien les forces physiques par
l'ardeur de l'âme, qu'on ne put soupçonner sa dé-
faillance. A midi, on s'aperçut enfin de l'inexplicable
méprise, où le bon Père ne voulut voir qu'une
mortification providentielle qui devait profiter à son
14 CHAPITRE VINGT-UNIÈME.
ministère. Pour supporter un pénible voyage et une
journée de prédications, trente-six heures d'un jeûne
absolu! Nous aussi, nous serions tenté de condamner
ce pieux excès, si on pouvait blâmer l'héroïsme
sans s'exposer à le voir glorifier par le Dieu des
vertus.
De tels faits sont des exceptions et n'expliqueraient
pas ce que nous appelons l'éloquence de sa vertu. Sa
présence était une vivante apparition de la perfection
sacerdotale ; la candeur angélique et l'humilité com-
posaient sur son front une auvéole virginale, et, trans-
pirant de toute sa personne, l'enveloppaient de mo-
destie comme d'un vêtement; il y avait dans son
regard une humble douceur, et ses lèvres ne la dé-
mentaient pas. — « mon Père, lui dit un jour un
prêtre ingénu, il faut que vous ayez bien des misères,
puisque vous prêchez si bien sur celles des autres. —
En effet, répondit-il d'un ton convaincu, vous avez
mille fois raison; j'en suis une fourmilière. »
Si l'humilité de sa personne avait un puissant lan-
gage, son amour de Dieu avait un accent encore plus
persuasif. Quand il parlait de Jésus-Christ, et il ne
parlait pour ainsi dire que de lui, l'offrant au prêtre
comme l'universel modèle, comme l'incomparable
idéal de sa vie, il semblait avoir dérobé le feu du ciel.
Il donnait des lumières neuves sur la connaissance et
l'amour de Jésus-Christ. C'était chose ordinaire d'en-
tendre les prêtres, au sortir de ses brûlantes exhorta-
tions, se dire entre eux : — « Jamais nous n'avons
entendu parler ainsi du divin Maître; enfin, nous
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 15
commençons à comprendre ce que nous avions à
peine entrevu de Famour du Sauveur des âmes et de
la perfection du divin Modèle. » Beaucoup sortaient
de ces retraites comme d'un cénacle, enivrés de la
beauté des choses de Dieu. On reconnaissait quelque-
fois les auditeurs de ses retraites à une manière nou-
velle et tout onctueuse de parler de Jésus-Christ.
Après la retraite de Versailles, le clergé vint le
saluer au départ. Un des prêtres, vénérable vieillard
blanchi dans le soin des âmes, lui prit les mains, et,
les serrant avec effusion, les arrosait de larmes. —
« Ah! mon Père, soyez béni! Que Dieu vous a bien
inspiré ! Vous m'avez enfin appris à connaître Jésus-
Christ! n
Un prêtre du diocèse de Rayonne, la retraite ter-
minée, eut l'avantage de voyager avec lui. 11 aimait
à parler du bonheur qu'il eut de passer trois heures
en diligence avec ce saint homme et de parler avec
lui des choses de Dieu. Rappelant un des Jésuites les
plus connus sous la Restauration, le vénérable P. Ron-
sin : — « Jamais, disait-il, conversations pieuses ne
m'ont fait un bien si grand que celles du P. Ronsin
et du P. Barrelle. »
Nousneparleronsdesa première retraite d'Avignon,
qui se termina par la plus touchante effusion de gra-
titude de la part de M^"" Naudot au nom de tout son
clergé, que pour citer un trait édifiant. Le P. Bar-
relle avait commenté ce texte de saint Grégoire, que
les richesses sont un lourd fardeau qui retarde la
course de l'âme dans son pèlerinage à l'éternité.
16 CHAPITRE VINGT-UNIÈME.
Simple et vraie comme toujours, la parole tombait de
son cœur avec une communication persuasive. Tout
rempli de cette parole généreuse , un bon prêtre va
recueillir sa petite épar^jne, tout ce qu'il possédait en
ce monde, puis revenant auprès du prédicateur : —
«Tenez, mon père, voilà six mille francs, c'est tout mon
avoir. Distribuez-le en bonnes œuvres;... désormais
je serai plus léguer pour m'en aller en paradis. »
Terminons ce sujet par la retraite pastorale du dio-
cèse de Paris. En 1826, tandis que le P. Barrelle était
socius du maître des novices à Avignon, entre les
ecclésiastiques qui venaient se mettre sous sa direc-
tion pour faire les exercices de la retraite, se présenta
un jour un jeune prêtre, né sur la limite du Gomtat-
Venaissin. Le jeune abbé se livra à la conduite du
pieux directeur ; la retraite laissa dans son âme une
impression profonde; le souvenir de son guide éclairé
ne s'effaça jamais. Ce jeune prêtre était M. Domi-
nique Sibour. Qui pouvait prévoir alors et l'élévation
singulière et la catastrophe lugubre à laquelle il était
réservé?
A peine élevé sur le siège de Paris , récemment
empourpré du sang d'un martyr, il voulut procurer à
son clergé le bonheur d'être évangélisé par un saint.
Le P. de Ravignan fut chargé de demander le P. Bar-
relle pour la retraite ecclésiastique. C'était en 1849.
Etonné qu'on eût pu songer à lui, tout à l'humble
conviction de son impuissance, le P. Barrelle réclama.
Mais la modestie du saint jésuite inclinait d'autant
plus les supérieurs contre ses désirs. Il fallut ob-
RETRAITES ECCLÉSIASTIQUES. 17
tempérer à la demande de l'archevêque de Paris.
Désolé, mais soumis, il écrivit : « Priez pour moi;
je vais humilier la Compagnie. J'ai fait mes réflexions
à mes supérieurs; maintenant je m'abandonne. »
Il n'est pas, croyons-nous, de vertu plus sujette aux
déceptions que l'humilité. Elle se cache et on la re-
cherche, elle aime l'oubli et on la met en évidence,
elle se défie d'elle-même et Dieu lui donne des triom-
phes. Celui du P. Barrelle auprès du clergé de Paris
ne renfermait pas d'enthousiasme et ne ressembla en
rien à un succès oratoire. Ce fut le triomphe de la
doctrine, de la piété; ce fut aussi le triomphe du zèle,
moins, hélas ! que le saint religieux ne l'avait souhaité,
et c'est à quoi s'en prit son humilité. Il n'en avait pas
moins conquis un sentiment d'admiration univer-
selle, et sa vertu n'avait pu faire oublier ses autres
mérites.
Voici ce qu'on lisait dans VAmi de la religion, le
11 octobre 1849 :
« Il n'est question dans le clergé de Paris que de la
» manière saintement admirable dont a été prêchée la
» retraite ecclésiastique qui vient définir. Connaissance
M parfaite des saintes Ecritures, merveilleuse intelli-
» gence de leur sens, applications du texte ingénieuses
M et graves en même temps, débit simple et sévère,
» rien ne manquait à celui qui remplissait le grand et
» difficile ministère de prédicateur des prédicateurs.
» C'est le R. P. Barrelle, de la Compagnie de Jésus,
» qui a prêché cette retraite. »
La sobriété de cette note mesure exactement les
18 CHAPITRE VINGT-UNIÈME.
qualités du P. Barrelle. Elle prouve surabondamment
qu'il ne fallait pas le juger sur les appréhensions de
sa modestie. Et comment aurait-il pu humilier son
ordre, celui dont on disait ce qu'ont répété souvent
à ses confrères certains dignitaires du clergé : —
« Si tous les membres de votre Compagnie étaient
des hommes aussi intérieurs, aussi dévoués, aussi
morts à eux-mêmes que le R. P. Barrelle, elle ne
renfermerait vraiment que des apôtres, elle serait une
société de saints. »
Des deux ou trois retraites pastorales qu'il avait
composées avec soin , mesurant son application à
l'importance de l'œuvre et à son respect pour la
dignité sacerdotale, il ne nous est rien parvenu; sauf
les notes incomplètes mais remarquablement exactes
d'un de ses confrères. Par quelle industrie d'humilité
ou de charité nous a-t-il dérobé ce trésor? Il a , nous
le savons, anéanti ce travail, ainsi que tant d'autres
écrits précieux, sans doute comme pouvant tourner
à son honneur. Ce n'était pas assez pour lui de vivre
dans l'humilité, il voulait s'y ensevelir.
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LE PÈRE BARBELLE A LYON. 19
CHAPITRE XXII.
LE PERE BARRELLE A LYON.
Aperçu généraL — Le mois de Marie à Saint-Nizier. — 1848 : Dis-
persion. — Carême à la Charité. — Le P. Earrelle et les Dames
du Sacré-Cœur. — Mois de Marie à la Ferrandièrc : Paraphrase
du Magnificat.
En 1846, le cercle annuel des retraites pastorales
devait s'achever pour le P. Barrelle par la retraite du
clergé de Lyon. Cette ville allait être désormais sa
résidence. Le départ de Marseille fut ce que l'on put
conjecturer de la part d'un homme qui aimait le
sacrifice et l'oubli. Il eut lieu discrètement, sans bruit;
personne ne fut prévenu. Quelques intimes disciples
pressentirent une séparation. Ils furent suppliés de
garder le plus entier silence. Le cœur navré, ils com-
primèrent l'expression de leur douleur; n'était-ce pas
encore un gage d'affection, un dernier témoignage de
dévouement d'épargner à leur Père une e.iplosion de
regrets, de ménager tout ensemble sa sensibilité et sa
vertu? Par quelles paroles aurait-il répondu aux déso-
lations sincères et universelles de tant d'âmes auprès
desquelles il avait été l'ange de l'espérance et de la
paix?
Ailleurs, en Portugal par exemple, le Seigneur
20 CHAPITRE VINGT-DEUXIEME.
avait donne plus d'éclat à son ministère; nulle part
autant qu'à Marseille, durant ces quatre années d'apo-
stolat, il n'avait répandu sur son zèle une plus riche
fécondité. Là le saint homme était devenu, selon la
grâce, le père de plusieurs familles spirituelles. Le
cercle rehgieux et les membres qu'il comptait déjà par
centaines; la congrégation de Sainte-Anne avec son
millier d'associées; le noyau, petit encore mais fervent,
de la conférence de Saint-Joseph ; la florissante con-
grégation de la Sainte-Enfance et la couronne de
parents qu'elle entraînait avec elle ; tant d'âmes pla-
cées sous sa direction dévouée ; les prêtres qui se
confiaient en sa prudence surnaturelle; tous ceux
enfin que sa parole avait remués et rendus meilleurs,
confirmés et soutenus, voilà ce que le docile instru-
ment de la grâce laissait aux mains de Dieu, premier
auteur de tout bien.
Aussi plein du sentiment de son insuffisance que
confiant aux soins et aux prévoyances divines , il s'en
allait, laissant la succession de ses œuvres à la pater-
nelle Providence. Ce dépôt si bien placé, depuis vingt
ans, Dieu l'a gardé prospère et toujours béni.
La maison de Lyon où le P. Barrelle allait se re-
trouver après quatre ans d'absence, est le chef-lieu de
la province. Père spirituel de la communauté pendant
les trois années de ce nouveau séjour, et en même
temps, à partir de la seconde année, consulteur de la
province : telle était la situation du religieux vis-à-vis
de ses frères.
Restait vis-à-vis des âmes le rôle de l'apôtre. Il
LE PÈRE BARRELLE A LYON. 21
n'aura guère d'autre variété que celle des personnes
auxquelles l'adressera la divine miséricorde. Donner
des instructions détachées ou des retraites suivies,
dans les pensionnats ou dans les communautés reli-
gieuses; en été, évangéliser le clergé; tout le long de
l'année, diriger les consciences, de près par le saint
tribunal, de loin par une correspondance spirituelle,
qui n'est pas la moindre portion de cet apostglat obscur
et sans bruit; voilà la vie, active sans agitation et
remplie sans événements, menée, trois années durant,
parle P. Barrelle, dans l'humble et silencieuse maison
de la rue Sala.
Là , jusqu'alors, point d'église qui fût, comme à la
Mission de France, le théâtre d'œuvres quotidiennes
et de prédications incessantes. Le Père allait là où
l'appelaient tantôt les demandes du clergé parois-
sial, tantôt les désirs des âmes religieuses, semeur
vraiment évangélique de la bonne parole et de
l'édification.
Les religieuses du Sacré-Cœur à la Ferrandière, à
la rue Boissac et aux Anglais; les sœurs de Saint-
Charles, notamment dans leur pensionnat de Charly
et de Briguais ; le couvent des Carmélites de Four-
vières; le pensionnat des Dames de Nazareth; voilà
quelques-uns des théâtres ordinaires de son zèle.
La première année, à l'époque du Carême, il fut,
nous l'avons dit, appelé à Marseille pour prêcher le
jubilé à la Mission de France \ Mais Saint-Nizier de
* C'est le jubilé qui fut accordé par Sa Sainteté Pie IX à l'occa-
sion de son avènement.
22 CHAPITRE VINGT-DEUXIEME.
Lyon le garda pour les exercices solennels du mois de
Marie.
Plusieurs fois déjà Lyon avait entendu le P. Barrelle
dans les grandes stations, notamment en 1842, pour
la station du Carême, dans l'église de Saint-Louis.
Nous n'avons pas appris que son succès y ait eu
de l'éclat.
En 1847, le mois de Marie de Saint-Nizier eut
plus de retentissement. Par son institution et sa place
dans l'année chrétienne, la station de Carême a un
caractère doctrinal et un but de conversion. Le mois
de Marie tient de son origine, de sa pensée inspira-
trice et même de son nom, un caractère de piété
qu'il ne faut pas facilement lui ravir. En faisant la
part des besoins exceptionnels, indiqués au zèle du
prédicateur par la composition de l'auditoire , le
mois de Marie, croyons-nous, doit demeurer un se-
cours à la dévotion, un aliment à la piété chrétienne.
Il nous paraît s'adresser aux cœurs fidèles plus qu'aux
âmes égarées, aux dévots enfants de la Vierge plus
qu'aux pécheurs et aux indifférents. Toutefois , s'il a
pour but immédiat la sanctification des âmes ver-
tueuses, en les renouvelant dans l'amour et dans la
confiance à la Mère des miséricordes , il procure aussi
par son influence le retour des âmes qui sont loin de
Dieu.
Le P. Barrelle conservait toujours à cette station
son caractère spécial. A Saint-Nizier, il prit pour
sujet unique la vie de la très-sainte Vierge, modèle
de la vie chrétienne. Avec quelle grâce, avec quel
LE PERE BARRELLE A LYON. 23
charme d'expression, chaque soir, il déroulait quelque
trait de cette céleste et incomparable existence ! avec
quel tact il décalquait sur ce modèle idéal la conduite
du vrai fidèle dans le mouvement de la vie humaine!
Les industrieux artifices de Tamour-propre féminin,
les habiles recherches delà mondanité étaient savam-
ment dévoilés ; les ridicules de la vanité dépeints ,
déconsidérés, flétris. En regard apparaissaient les
chastes beautés et les solides douceurs de la vertu ,
relevées par des exemples de Marie , la plus parfaite
des créatures. Dans la parole de son dévot panégy-
riste, elle revivait sous les yeux de la piété attentive
avec un luxe de pieux détails, avec une précision de
vérité qui la faisait suivre pas à pas , aux clartés de
l'Evangile et de la tradition.
A ces discours si fervents et si vrais s'ajoutait une
certaine saveur caustique, mêlée comme toujours
d'une sainte onction. On écoutait sans lassitude, au
fond de la conscience on se sentait des désirs meil-
leurs, des ferveurs de vraie conversion qui renouve-
laient l'âme entière.
Disons-le : ce mois de Marie eut un immense succès*
Tous les jours , la vaste église de Saint-Nizier vit dé-
border son enceinte. Les âmes avaient de -plus sûrs
indices. Telle jeune fille éprise du monde, aujourd'hui
éprise de l'Evangile, emporta alors gravées en sa
pensée les leçons qui sont devenues la règle de
sa vie.
Les événements de 1848 eurent à Lyon un carac-
tère exceptionnel de désordre et d'anarchie. Des
Û CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.
bandes de femmes en délire promenaient dans la ville
le dévergfondag^e et la menace. Sous le nom cynique
de voraces , des hordes formidables , sortie des bas-
fonds de la démagogie socialiste , et traînant après
elles des ouvriers trompés, parcouraient les rues en
vociférant des hymnes où respiraient le sang et le pil-
lage. L'émeute était partout, partout révélant les
instincts triomphants d'une cupidité sanguinaire. Il y
avait de l'effroi dans les prévisions les plus sages, des
catastrophes dans les calculs des plus avisés.
Or, c'est le fait des natures impressionnables de
voir toutes vivantes dans les principes funestes leurs
conséquences les plus éloignées. Heureusement la
logique des événements est moins soudaine que celle
de la pensée, et mille circonstances éloignent ou font
avorter les effets qui semblaient éclore du sein de la
perversité. Facilement donc, avec son imagination de
feu, au milieu des sourds craquements de l'ordre so-
cial , parmi les secousses qui renversaient les antiques
bases de l'ordre et de la justice, le P. Barrelle pres-
sentait des abîmes. Nous le disons ici une fois pour
toutes, car, depuis cette époque, assistant chaque jour
à de nouveaux triomphes de l'iniquité , il garda ces
noirs pressentiments, justifiés chaque jour davantage,
et dont son amour pour la sainte Eglise lui fit un
incessant martyre.
Si vive cependant qu'ait été l'impression produite
en son esprit, il conserva toujours une noble con-
stance. Ses confrères dispersés lurent obligés de se
déguiser, seul il n'y voulut ])oint consentir. 11 alla
LE PÈRE BARRELLE A LYON. 25
simplement établir sa demeure dans l'hospice de la
Charité, tout auprès de l'habitation religieuse qu'il lui
fallait abandonner. Là, vivant avec les aumôniers de
l'hospice, il établit son confessionnal dans l'éghse de
la Charité, et il y ouvrit tranquillement les prédica-
tions du Carême.
Au confessionnal, c'était toujours la même paix, et
il savait transporter à sa suite dans les régions se-
reines de l'ordre surhumain des âmes qui recouraient
à lui. Souvent l'émeute grondait si fort que le bruit
s'en élevait jusqu'à la tribune où il confessait; les
chants, le tumulte couvraient sa parole, mais ne
changeaient en rien la paisible sécurité de ses exhor-
tations. Il arrivait à son heure au confessionnal et ne
le quittait qu'au son de Y Angélus, pour y revenir
deux heures après. Ses avis devaient-ils porter sur
quelques points relatifs aux tristes circonstances du
moment , sans dissimuler les périls qui lui semblaient
imminents , il relevait les courages par les considéra-
tions de la foi, et ses conseils étaient toujours em-
preints de la sagesse d'en haut, d'une prudence
pleine de fermeté; on y sentait l'homme de Dieu qui
domine tout sentiment humain.
Il prêchait trois fois la semaine. La vie de Notre-
Seigneur Jésus -Christ fut le thème de ses discours.
« Notre-Seigneur n'est pas connu, disait-il; qui donc
» parle à présent de Jésus-Christ, même dans les
« chaires chrétiennes? On traite tous les sujets, et
» l'on ne dit rien ou presque rien du divin Maître!
» Eh ! comment serait-il aimé puisqu'on ne le con-
26 CHAPITRE VINGT-DEUXIEME.
» naît pas? Ah! je veux le faire connaître, afin de le
» faire aimer. »
Le vendredi saint, au moment où il prêchait la
Passion , une double émeute éclatait dans les chan-
tiers des travailleurs de Saint-Irénée et dans ceux des
Brotteaux. L'émeute roulait en g^rondant à travers la
ville. Tout s'agitait au dehors. Le Père, tout absorbé
par les souffrances du Sauveur et par son amour,
parut ne pas s'apercevoir du tumulte extérieur qui
dominait par moments sa parole. Il ne voyait, il n'en-
tendait autre chose que l'excessif et incomparable
amour de Jésus crucifié.
Le Carême achevé, le P. Barrelle se rendit à la
Ferrandiére, chez les Dames du Sacré-Cœur. C'est
dans une occasion semblable, cette même année,
mais un peu plus tard, qu'il courut danger de la vie.
On l'attendait pour une conférence à la Ferrandiére.
Lui, si ponctuel d'habitude que le timbre des heures
n'était pas plus exact, ce jour-là arriva trop tard. Il
entre, récite, absorbé dans son recueillement ordi-
naire, le Veni, Sancte Spiritus; puis il dit d'un air
serein : — « J'ai failli prendre un bain dans le Rhône.
Une troupe de misérables m'ont sans doute reconnu
pour un jésuite ; ils parlaient de me faire un mauvais
parti, et s'acharnaient après moi en m'appelant vo-
leur. Ils disaient trop vrai : Je suis un grand voleur
de la gloire de mon Dieu ! »
Cette fois-ci, le P. Barrelle ne venait pas pour une
simple apparition de quelques instants et pour un
service passager; il venait, à la grande joie de la
LE PERE BARRELLE A LYON. 27
communauté, pour lui consacrer ses soins, en atten-
dant que l^apaisement du dehors lui permît de re-
prendre sa tranquille cellule de la rue Sala.
Pâques, cette annëe-là, tombale 23 avril. Il n'y
avait donc que huit jours entre le Carême et le mois
de mai. Les exercices du mois de Marie furent inau-
gurés sans retard et saintement célébrés par des
prédications quotidiennes.
Avec quel bonheur il entrait dans cette retraite
cliarmante! Un dévouement généreux l'y attendait
pour l'entourer de gratitude. Il retrouvait là, pour
ainsi dire, sa famille. Parmi les Dames du Sacré-Cœur,
il pouvait déjà compter en grand nombre celles que
l'Esprit-Saint lui avait donné de diriger dans la su-
prême résolution de leur vie, dans le choix qui les avait
marquées pour être les épouses du Cœur de Jésus.
Plusieurs étaient là retrouvant leur perte selon la vie
parfaite; un plus grand nombre le guide qui si sou-
vent, de la vigueur assurée de sa doctrine et des con-
descendances de son cœur, avait tantôt affermi leur
élan, tantôt éclairé leurs doutes, tantôt soulagé leurs
épreuves.
Là, pour gouverner l'importante communauté avec
son nombreux noviciat et son pensionnat florissant,
la même supérieure d'Amiens qui, il y avait un quart
de siècle , lui avait été confiée de Dieu , comme les
prémices de son ministère dans la conduite des âmes.
Depuis lors , partout où il passait la congrégation du
Sacré-Cœur avait profité de ses lumières. Souvent
déjà la Ferrandière avait eu ses soins. Cette maison
28 CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME.
était devenue comme la halte ordinaire de son zèle,
surtout depuis que, fixé à Lyon par la Providence,
il se donnait à loisir au ministère évangélique. dans
les communautés. Sept ou huit fois, sans parler
des prédications isolées, il avait donné des triduum
et des retraites spirituelles, soit à la communauté, soit
au pensionnat de la Ferrandière. Aussi les élèves mêmes
étaient loin de lui être étrangères. Mais si en le rappro-
chant de cette maison sainte la bonne Providence ser-
vait ses inclinations, elle se montrait bienveillante
surtout pour la maison qui lui donnait asile.
Sa joie à lui, en y rentrant, c'était la ferveur sin-
gulière qui y régnait, grâce en grande partie à son
zèle; sa joie était de se trouver dans la maison du
Sacré-Cœur. A l'ombre, pour ainsi dire, du Cœur de
Jésus, sa dévotion prenait ses délices. Un instant il
se croyait échappé à la terre, au spectacle de ses va-
nités, à la captivité de ses misères; c'était comme le
creux du rocher, comme l'enfoncement caché dans
les ruines solitaires ', où l'amour de Dieu se fait un
refuge inviolable. A cause de la sainte ardeur de per-
fection qu'il y avait admirée et spécialement de la
soumission religieuse , il avait surnommé cette mai-
son : Béthanie, ou demeure de l'obéissance. C'est
sous ce nom qu'il la désigna toujours dans ses lettres
et dans ses écrits.
Le P. Barrelle prêcha donc à Béthanie pendant le
mois de Marie de cette année 1848. Tous les jours,
* In foraminibus petra?, iti caverna maceriae.
LE PÈRE RARRELLE A LYON. 29
le matin, il parlait à la communauté sur Notre-Sei-
^neur Jésus-Christ ; le soir, à toute la maison réunie,
sur la vie de la très-sainte Vierge.
Il préluda aux prédications du soir par un discours
d'ensemble sur l'incomparable grandeur de Marie. Il
entra ensuite dans le développement détaillé des mys-
tères de la Vierge, à partir de sa naissance. Il expli-
qua la gloire de son nom; il dépeignit son enfance.
Sa vie dans le temple de Jérusalem lui fournit six dis-
cours pleins et abondants. Le mystère de l'Incarnation
ne fut pas moins fécond. Arrivé à celui de la Visita-
tion , sa piété s'étendit avec complaisance et s'oublia
pour ainsi dire dans la paraphrase du Magnificat. Les
quatre discours où il s'abandonne aux saintes harmo-
nies de ce cantique le plus divin de tous, devant cet
auditoire de jeunes filles, présentent des considérations
profondes sur l'humilité, sa vertu de prédilection,
mais différentes des élévations que nous retrouvons
dans un de ses manuscrits, sous ce titre : Paraphrase
du Magnificat.
Composée pour l'édification d'une âme confiée à sa
conduite, cette paraphrase date de 1825. Le jour de
Pâques de cette année-là, la supérieure des Dames du
Sacré-Cœur à Amiens se sentit intérieurement pressée
de demander au P. Barrelle, qui avait la direction de
son âme, l'explication au Magnificat. — «Moi-même,
répondit le Père, à la même heure j'entendais chanter
le Magnificat, et je songeais à en écrire le commen-
taire et à vous l'envoyer. »
Il fit dès lors, tel que nous l'avons aujourd'hui de
2.
30 CHAPITRE VINGT-DEUXI M E.
sa main, le travail qu'il avait conçu. C'est la grande
doctrine de l'humilité et de la confiance, ces deux
vertus jumelles, comme il les nomme, exprimée de ce
que l'auteur appelle le sublime cantique de l'abjec-
tion, et développée avec ampleur pour dissiper les
pusillanimités trop communes où de nobles âmes ris-
quent souvent d'ensevelir de grands dons et un grand
courage.
L'été de 1848 eut son labeur accoutumé. Le pré-
dicateur des Saints Exercices reprit sa course évan-
gélique à travers nos diocèses de France , partageant
ses fatigues entre le clergé et les communautés reli-
gieuses. Ici, jusqu'en novembre 1849, nous perdons
la trace exacte de son itinéraire apostolique; le jour-
nal de la résidence de Lyon, par suite des mesures
vexatoires du commissaire de la république et de la
dispersion plus ou moins complète qui en fut le résul-
tat, ayant été interrompu.
Au surplus, nous n'avions point la pensée de suivre
le saint homme pas à pas. Si rapide que fût notre
coup d'œil sur cette suite continue de voyages et de
retraites, notre marche en serait encore ralentie.
Nous aimons mieux étudier sommairement les pro-
cédés du prédicateur de retraites lorsque nous aurons
à expliquer ce qui caractérisait sa direction spirituelle.
Mais nous ne quitterons pas Lyon sans avoir rap-
pelé une touchante et gracieuse institution de son
zèle et de ses prédilections pour l'enfance. Ce sera
le sujet du chapitre suivant.
^ — — c«c»eoôO@00©'
LE PÈRE BARRELLE ET L'ENFANCE. 31
CHAPITRE XXIII.
LE PÈRE BARRELLE ET L'ENFANCE.
Congrégation de la Sainte-Enfance. — Congrégation de la
Sainte- Adolescence . — Gracieuse correspondance.
Il semblait que Notre-Seigneur eût communiqué
au P. Ban elle sa tendresse pour les petits enfants.
C'est au milieu d'eux surtout qu'il était admirable de
bonté , se diminuant pour ainsi dire à leur mesure et
se mettant aisément au niveau*de ces naïves intelli-
gences, parce qu'il sentait vivre Jésus-Christ en ces
jeunes âmes, et qu'il lui était doux d'en dilater la
connaissance et l'amour dans des cœurs neufs et fa-
ciles à la divine grâce.
Il dirigeait, à Charly et à Briguais, dans le pen-
sionnat des Dames de Saint-Charles , une congréga-
tion de la Sainte -Enfance. Puis, pour compléter
l'œuvre, il avait commencé des réunions pour les
anciennes élèves de ces deux communautés. Chaque
mois il leur faisait une instruction chez les rehgieuses
de Saint-Joseph, de la rue de Bourbon. Les événe-
ments de 1848 le surprirent même au miheu de la re-
traite qu'il donnait à cette chère association.
Mais nous devons j^ai'ler surtout des deux petites
congrégations des enfants et des adolescents qu'il éta-
32 CHAPITRE VINGT-TROISIÈME.
blit en novembre 1848, à la rue Boissac , chez les
Dames du Sacré-Cœur.
Il n'est pas possible de rendre compte de ces déli-
cieuses réunions. Le catéchisme des petits enfants
avait lieu tous les jeudis. L'âge de cinq ans à dix ans
avait été fixé pour les admissions. Mais les instances
des mères, trop heureuses de voir leurs jeunes en-
fants formés à une telle école, avaient obtenu des
concessions; et des personnages de trois ans vinrent
prendre place dans ce charmant auditoire.
La chapelle était partagée, de droit, entre les pe-
tites filles d'un côté et les petits garçons de l'autre;
mais derrière eux les mères trouvaient une place ré-
servée, et elles rivalisaient d'empressement avec eux,
comme si l'ingénuité de la sainte parole lui donnait
un charme plus puissant.
Une gracieuse statue de l'Enfant Jésus, placée sur
un fauteuil , faisait face à l'auditoire et semblait pré-
sider l'assemblée, tandis que le Père, se promenant
au milieu du double rang de petites filles et de petits
garçons, adressait un mot à chacun et ne manquait
pas de les interroger tous les uns après les autres , de
peur de susciter par l'oubli quelque gros chagrin.
Une corbeille était placée devant le petit Jésus. En
arrivant, chaque enfant y déposait une note où était
inscrit par sa mère ce qu'il avait fait de mieux pen-
dant la semaine en l'honneur du divin Enfant. Le
Père dépouillait ces précieux bulletins, et l'émulation
stimulait la générosité précoce de ces imitateurs du
bon Jésus. Pour plaire au petit Jésus, l'un a fait le
LE PÈRE RARRELLE ET L'ENFANCE. 33
sacrifice d'un joujou afin d'en donner le prix aux pau-
vres, l'autre s'est privé d'un bonbon, celui-ci a appris
sa leçon avec ardeur, celui-là s'est laisse habiller sans
pleurer, celui-ci pour se mortifier n'a point voulu de
sucre dans son café au lait... Alors, s'approchant de
ces petits anges , le bon Père les félicitait l'un après
l'autre, les encourageait et leur donnait de tendres
conseils pour contenter toujours davantage le petit
Jésus.
Le règlement, tracé de la main du Père, portait
qu'on écrirait ces actes de vertu sur le Livre d'or de
la congrégation, afin qu'on pût s'en souvenir plus
tard , en remercier le bon Dieu et distribuer de temps
en temps des récompenses aux plus sages.
L'aveu des petites fautes avait aussi son lour : une
tape échappée à l'impatience, un moment de paresse,
une désobéissance, une gourmandise, avoir frappé du
pied avec colère, avoir refusé de se lever, avoir dit
un mensonge... tout cela, candidement avoué avec
regret dans le bulletin hebdomadaire, fournissait ma-
tière à réflexions. Le Père montrait la gravité de ces
petits méfaits, comment l'enfant Jésus avait fait pour
n'en jamais commettre, comment il fallait lui en de-
mander pardon et s'efforcer d'être toujours sage
comme lui.
Qu'il était touchant de voir ce prêtre majestueux
et vénérable inclinant sa tête blanchie par les années
et couronnée de l'auréole des saints, au milieu de ces
petites têtes de chérubins, et, avec la même gravité
qu'il portait dans les retraites pastorales aux plus su-
34 CHAPITRE VINGT-TROISIEME.
blimes enseignements du zèle, parmi ses frères dans
le sacerdoce, s'appliquer- à façonner les vertus nais-
santes de ces enfants et hâter en leur cœur la matu-
rité du divin amour !
Racontons naïvement, si on nous le permet, dans
un sujet si naïf. Un jour le bulletin d'une petite fille
de trois ans portait qu'elle n'avait pas été sage à
table. Le bon Père, pour se faire tout petit et moins
effaroucher ses aveux, se met à genoux près d'elle;
puis il demande comment Laurette a fait pour n'être
point sage. — « J'ai fait la moue, répond l'enfant
toute confuse. — Je ne sais point ce que c'est, dit le
Père ; que Laurette me le fasse voir. — Alors Lau-
rette ayant fait une petite grimace enfantine : — C'est
bien laid , reprit le Père ; le petit Jésus était toujours
gracieux, jamais il ne pleurait, jamais il ne faisait la
grimace... Si Laurette ne lui ressemblait pas, Jésus
ne pourrait point l'aimer. Mais elle lui demandera
pardon, et demain et toujours elle sera sage pour
l'amour du petit Jésus. »
De quelle admiration on était saisi en voyant l'ac-
complissement littéral de ces paroles de l'Apôtre :
Omnibus omnia factus sum, je me suis fait tout à
tous afin d'opérer le salut de tous. Cet homme si sé-
rieux, si grave, dont nul n'approchait qu'avec véné-
ration, se faisant enfant avec l'enfance, retrouvant la
langue naïve et au besoin les diminutifs dont on use
avec le premier âge... c'était un spectacle charmant ,
qui causait une profonde édification. Mais le Verbe de
Dieu ramené ainsi, comme au jour de la crèche, à la
LE PÈRE BARRELLE ET L'ENFANCE. 35
forme enfantine, entrait facilement dans ces âmes
candides et y naturalisait sa doctrine et ses vertus.
Quant au jeune auditoire, aisément captivé, il ne
sentait point s'écouler les heures, et son attention
n'était jamais lassée. Les jeux n'avaient plus de sé-
duction quand approchait l'heure du catéchisme,
nulle récompense ne valait le bonheur d'y assister.
Que de paternelles industries venaient , toujours
nouvelles, donner l'assaisonnement à ces réunions!
Chaque année devaient se faire trois petites neu-
vaines , composées de trois réunions pendant trois
jours, la première en l'honneur de Jésus, la seconde
en l'honneur de Marie, la troisième en l'honneur de
Joseph. Elles se terminaient par une procession et
une consécration. Il y avait aussi une petite retraite ,
dont le cadre est sous nos yeux.
Aux environs de Noël , il y eut donc neuvaine so-
lennelle à la bonne Maman du ciel. — La pureté de
Marie, sa sagesse, son amour pour Jésus , la perfec-
tion de sa conduite à l'âge de trois ans, ses mérites ,
son trésor qui fut Jésus, enfin sa bonté, firent le fond
des entretiens. Le neuvième jour, on s'occupa de la
consécration de tous les cœurs à Marie. Ensuite, à
l'occasion du premier jour de l'an, une séance de
clôture offrit un intérêt particulier.
Une charmante procession à la crèche commença
la séance; on lut selon l'habitude et on commenta
quelques-uns des bulletins de la semaine. Vint ensuite
la distribution des dons offerts au petit Jésus. — A
son tour , le petit Jésus distribua ses étrennes à tous
36 CHAPITRE VIIN GT-TROIS lEME.
ses petits frères et ses petites sœurs. C'étaient des
bonbons qui contenaient des devises composées par
le Père. On y lisait les vertus de l'Enfant Jésus, avec
des pratiques pieuses proportionnées au jeune âge.
Enfin les souhaits de bonne année au petit Jésus
eurent lieu, en forme de prière, de la manière sui-
vante :
« Nous vous remercions, aimable petit Jésus, des
)) étrennes que vous nous avez données, et surtout de
» la bonne volonté que vous avez mise eu notre cœur,
» pour vous offrir pendant cette neuvaine beaucoup
» d'actes de sagesse et de vertu.
M Daignez maintenant recevoir nos souhaits de
» bonne année avec les cadeaux que nous allons vous
» offrir.
» Nous vous souhaitons, bon petit Jésus, beaucoup
» de joie, beaucoup de consolations sur la terre. Nous
» voudrions bien que personne ne vous enfonçât plus
» d'épines dans le cœur. Nous voudrions bien que
» tous, petits et grands, vous obéissent, vous servis-
» sent , vous aimassent beaucoup. Nous voudrions
» bien que les mauvaises gens se convertissent et que
» tout le monde vous fît plaisir. Nous voudrions aussi
» que la très-sainte Vierge, votre mère, fût aimée et
» servie encore plus qu'elle ne l'est. — Voilà les sou-
» haits de vos petits frères et de vos petites sœurs,
» qui vous aiment de toute leur âme.
» Mais ils veulent aussi vous donner leurs étrennes.
» Daignez les agréer, aimable petit Jésus.
M Recevez notre cœur tout entier , nous vous le
LE PERE BAURELLE ET L'EiNFAINGE. 37
)5 donnons. Recevez notre langue, pour qu'elle ne dise
» plus rien de vilain. Recevez notre tête, pour qu'elle
« ne soit plus mauvaise. Recevez notre bouche, pour
» qu'elle ne soit plus (gourmande. Recevez nos mains,
» pour qu'elles ne battent plus personne et qu'elles
» travaillent bien. Recevez nos pieds, pour qu'ils ne
» tapent.plus de colère. Recevez notre volonté, pour
» c|u'elle ne soit plus désobéissante ou paresseuse.
« Recevez notre visage , pour qu'il ne soit plus ni
)) boudeur ni grognon.
» Nous faisons la résolution d'être toujours bien
» sages, et nous vous demandons votre bénédic-
» tion. »
C'est dans ces fêtes de la Nativité que, exhortant
son petit monde à aimer Notre-Seigneur, il leur mon-
trait ainsi sa tendresse :
— « Ghers enfants, disait-il, le bon Jésus vous
» aime tant, qu'il a voulu, lui qui est si grand, se faire
» petit comme vous, plus petit que le plus petit d'entre
» vous. Votre papa vous aime bien, n'est-ce pas? Eh
» bien , dites-lui : — Papa , vous êtes trop grand
» comme ça, faites-vous petit pour me faire plaisir,
» afin que je sois comme vous. Voyez s'il le fera. Il
» vous aime tant, le bon Jésus, que pour se faire sem-
» blable à vous il s'est fait muet; oui, muet pour être
«comme vous, ma toute petite, qui ne parlez pas
«encore. Certes, vos mamans vous aiment bien ; mais
» quelle est celle qui, par amour pour vous, consen-
» tirait à devenir muette? «
La fête de la Présentation de Jésus au temple eut
TOM. II. 3
38 CHAPITRE VINGT-TROTSIEME.
sa procession solennelle. Une salle pompeusement
ornée représentait le temple de Jérusalem. Le divin
Enfant y fut transporté sur un trône qu'environnaient
de plus près ceux qui avaient brillé par la sagesse,
ayant en leurs mains des oriflammes. On s'offrit au
bon Dieu avec le divin Enfant; consécration toucbante,
dont le bon Père leur fit sentir l'importance et que
plusieurs de cette troupe innocente ratifièrent plus
tard par les engagements de la vie religieuse.
Le jeudi saint, la Passion fut racontée au charmant
auditoire. Pas un mot qui ne fût compris des plus
jeunes , et de leurs cœurs émus s'échappaient les
larmes. La chapelle aussi redisait la douleur et le
deuil; le trône de Jésus, c'était la croix, et la Mère
de Jésus était voilée de noir.
L'instruction de l'Ascension fut le commentaire des
quatre derniers versets du psaume xxiii : «Ouvrez-vous,
portes éternelles! » Notre-Seigneur se présentait à la
porte du paradis, fermée par nos péchés. De sa croix
il la frappait à coups redoublés pour la faire ouvrir.
Puis le Père leur montrait ce Roi invincible couronné
de gloire et faisant, à la tête de l'innombrable armée
des élus, son entrée dans le ciel, dont il déroulait à
leurs regards les beautés et les joies qui n'auront
point de fin.
Prenons au hasard dans les cinquante petits cadres
que le Père nous a laissés de ces entretiens ingénus
avec l'innocence. Avec elle, écoulons un instant le
prêtre vénérable devenu petit avec les petits, à Taise
dans la simplicité du langage enfantin, noblement
LE PERE BARRELLE ET L'EM'ANGE. 39
descendu au niveau du jeune âge pour lui enseigner
Jésus-Christ.
Vingtième entretien : Jésus à Nazareth.
« Je poursuis toujours, chers entants, l'histoire du
» petit Jésus, parce que je trouve qu'il nous fait très-
» bien la leçon.
» Quand donc ses parents l'eurent trouvé dans le
» temple, comme nous l'avons vu la dernière fois, ils
» lui dirent de venir avec eux dans la petite ville où
» ils demeuraient... et quoique Jésus aimât beaucoup
» à se trouver à l'église, qui est la maison du bon Dieu,
» il ne dit pas : Laissez-moi ici, je suis bien Il ne Ht
5> pas le maussade, et sortit au mén)e instant avec la
» sainte Vierge et saint Joseph, qui partirent pour leur
» pays.
» Je vais vous raconter comment ils firent cette
» longue promenade.
» Il y avait bien loin de la ville de Jérusalem à celle
» de Nazareth. Il fallait plusieurs jours pour arriver *
» Or, Joseph et Marie n'étaient pas riches.... Ils
» n'avaient point de voiture, point de cheval Ils
» s'en allaient donc à pied.
n Et le petit Jésus, comment fit-il? — Il marchait
5) comme saint Joseph et la sainte Vierge.
) Tout ce qu'ils faisaient, lui aussi le faisait....
» Quand ses parents s'arrêtaient, il s'arrêtait...; quand
» ils entraient quelque part, il y entrait...; quand ils
» sortaient, il sortait avec eux.... Jamais il ne leur
"disait : Vous^ voulez maintenant ceci... et moi je
AO CHAPITRE VI^s'GT-TROISlÈME.
» veux une autre cliose; il était enfin tiès-oljéissant et
'.' très-soumis.
» Jamais donc ni saint Joseph ni la sainte Viorfje
» n'avaient à lui faire de reproches... Jamais iîs
w n'étaient obligés de courir après lui ou de lui crier
» de venir; ils étaient sûrs, après lui avoir dit une
» chose, qu'il n'en ferait pas une autre. p]t c'était
« toujours comme cela.
» Je suis sur que bien des papas et bien des mamans
» voudraient que leurs enfants fussent comme le petit
» Jésus. Mais il y en a peu qui aient ce plaisir, puisque
» beaucoup d'enfants aiment mieux faire à leur tête.
» Est-ce donc qu'ils Font meilleure, que le petit Jé-
» sus?... Lui qui avait plus d'esprit non-seulemer.t que
» tous les enfants, mais encore que tous les papas,
» toutes les mamans, et que tous les homuics qui sont
» au monde.
» C'est égal, ils feront les têtus et ils ne comprcn-
» dront pas qu'alors ils sont comme ceux qui. pouvant
M avoir un beau visage... aiment mieux l'avoir laid;
» qui, pouvant être riches... aiment mieux n'avoir pas
>' un sou; qui pouvaut se faire les amis d'un grand
» prince, d'une grande reine, aiment mieux rester avec
« des vilains.
» Vous ne comprenez peut-être pas ça. Mais qui est
)> beau? — Jésus et tous ceux qui lui ressemblent...
» Qui est grand? — Jésus et tous ceux qui lui ressem-
» blent — Qui est roi? — Jésus et tous ceux qui sont
w connue lui.
» Et tous ceux qui ne lui sont pas semblables, que
LE PERE r.AllIlELLE ET L'ENEA.NGE. 41
» sont-ils? — Ils sont laids..., petits..., pauvres...,
» vilains...
» Si l'on restait sans lumière la nuit... il ferait noir...
» et l'on aurait peur... Si le soleil ne se levait pas... le
» jour serait la nuit... et l'on aurait peur. Or Jésus
» est la lumière et nous sommes la nuit. Ouand nous
» ne ressemblons pas à Jésus, nous sonmies noirs
» comme elle. Mais quand nous lui ressemblons, nous
yj sommes beaux comme le jour.
» Jésus ne faisait point à sa tète Si nous faisons à
"la nôtre, nous ne lui ressemblons pas, et au lieu
» d'être beaux comme lui, nous sommes laids à faire
» peur.
» Eh bien, mes enfants, voulez-vous encore faire à
» votre tète? Non, vous voulez faire comme Jésus.
» Alors, quand vos parents ou vos bonnes vous di-
» ront de partir d'un endroit où vous vous trouvez
» l)ien...; de laisser une chose qui vous amuse beau-
» coup...; d'aller là où vous ne voudriez pas aller, vous
» ne direz plus : Je veux rester ici...; je ne veux pas
5' aller là; laissez-moi encore un peu m'amuser avec ce
"joujou..., avec cette poupée...
» Alors, quand on vous mènera à la promenade, à
» la campagne, chez quelqu'un..., vous ferez non point
» comme vous le voudrez, mais comme voudront ceux
» qui vous conduisent. Vous regarderez papa , ma-
» man..., et vous ferez comme eux, et vous leur obéi-
» rez en toute chose.
» Tant qu'ils voudront rester vous resterez ; quand
M ils voudront partir..., vous partirez.
42 CHAPITRE VINGT-TROISIEME.
» S'ils vous disent : Ne va pas en tel endroit. .., vous
» n'irez pas; ne monte pas sur cette chaise..., sur ce
Msofa..., vous n'y monterez pas; ne touche pas à
» ceci, à cela..., vous n'y toucherez pas. Vous serez
» soumis, dociles, comme l'était Jésus; gentils et beaux
» comme Jésus.
M Vous n'aimez pas les reproches, les grondes, les
» pénitences..., on ne vous en donnera pas.
M Vous aimez au contraire à être caressés, chéris...;
» on vous caressera, on vous aimera beaucoup.
» Et vous serez heureux, bénis de Jésus et de Ma-
» rie..., qui vous donneront ensuite le paradis. »
Cette trame, nue et dépouillée, se remplissait de vie
et de beauté quand l'imagination du Provençal et la
pieuse sensibilité de l'homme de Dieu la déroulaient
devant son innocent auditoire. Telle quelle, elle a du
charme encore; combien plus alors pour ce petit
peuple ouvrant son âme fraîche et pure aux sympa-
thiques épanchements de la foi et du saint amour!
Alors chacun pouvait reconnaître la puissance de
ces affinités mystérieuses qui rapprochent la can-
deur de l'enfance et la sublime ingénuité des
saints.
Si les mères prenaient leurs délices à écouter ces
naïfs développements de TEvangile, toujours bon et
profitable, même sous une forme enfantine, toujours
onctueux dans la bouche d'un saint, et quelquefois
émailléde profondes pensées ; combien plus ces tendres
enfants qui, de leur cœur et de leur esprit, suivaient
le divin Jésus sous la conduite du religieux vénérable!
LE PÈRE BAP.RELLE ET L'ENFANCE. i3
Une Jiiéme affection réunissait en leur âme le petit
Jésus et son dévot prédicateur.
Comme autrefois à Marseille, quand il arrivait pour
le catéchisme, quelques-uns, tendant leurs bras, lui
disaient : « Père, je veux vous faire une caresse... »
Et souvent, sans attendre la réponse, ils enlaçaient
de leurs petites mains le cou du bon Père. Il était oblig^é
de s'en défendre, de peur d'attrister les petites fdles,
qui se seraient crues moins aimées.
D'ordinaire, le P. Barrelle se plaçait sur un prie-
Dieu retourné vers l'auditoire enfantin. Un jour, il
venait de parler avec son ardeur accoutumée sur
l'amour que nous devons au petit Jésus. Pour s'assurer
qu'il avait porté juste et que ces cœurs innocents
l'avaient compris, il s'adresse à un de ses petits audi-
teurs, enfant de quatre ans, devenu depuis défenseur
de l'Eglise parmi les zouaves pontificaux : — « Voyons,
cher enfant, qui est-ce que tu aimes bien? Qui est-ce
que tu aimeras toujours? » L'enfant se lève gracieuse-
ment et répond : — u Toi, toi! Je t'aime, toi! » Et
comme il était près du prie-Dieu, il se jette dans les
bras du bon Père. Celui-ci se mit à sourire et reprit
d'un ton paternel : — « Allons, allons, il faut aimer
le petit Jésus. »
Depuis plusieurs mois florissait la congrégation de
la Sainte-Enfance, quand, frappé des périls qui me-
naçaient leur jeunesse, le P. Barrelle se décida à
créer pour les jeunes personnes une organisation ana-
logue. Dans ce but il forma la congrégation de la
Sainte- Adolescence de Jésus et de Marie. Elle fut
44. CHAPITRE VINGT-TROISIÈME.
inaugurée le 25 janvier Î849. Jusqu'à leur quinzième
année et à partir de leur première conmiunion, les
jeunes filles pouvaient y être admises. Elle avait pour
objet de former leur esprit, leur cœur et leur conduite
dans râ(je périlleux de l'adolescence. Une direction
adaptée à leurs besoins et des instructions appropriées
à cet âge de transition et d'inexpérience n'avaient-
elles pas une souveraine importance? En rendant un
bonneur particulier aux jeunes années de Jésus et de
Marie, les membres de l'association devaient aussi
concourir de leurs prières et de leurs mérites à la
sanctification de toutes les personnes de leur âge.
Ce nouveau cbamp offrait plus d'obstacles à la cul-
ture. Parmi ces jeunes fdles, les unes étaient encore
des enfants, les autres entraient dans le travail de la
première maturité, et, déjà raisonnables, demandaient
d'autres soins.
Se mettre par une même parole à la portée de
toutes, et du même coup faire du bien aux mères et
aux institutrices qui étaient présentes, fut au tact ex-
périmenté du Père une tàclie facile.
« Il détaillait avec la précision de l'observateur at-
tentif, nous dit une de ces enfants, et avec la délica-
tesse du cœur, les petites luttes de notre âge. Il nous
donnait, sous des comparaisons cbarmantes, des leçons
de générosité qu'il était impossible d'oublier. Pour
encourager notre ardeur, il consentait à revoir nos
résumés d'instruction, les récompensait par des gra-
vures cboisies, et nous formait enfin à la guerre contre
nous-mêmes en nous faisant rendre compte de nos
LE PÊ1{E BATIRELLE ET L'ENFANCE. 45
premières victoires. Il fallait les écrire, bien entendu
sans sigjnature. Il les commentait en public et nous
initiait à l'esprit de sacrifice. Il avait composé une
prière pour nos réunions. Par elle, il demandait sur
toute chose à Jésus et à Marie de nous délivrer des
illusions de notre imagination , de notre cœur et de
nos sens. »
Les congréganistes étaient autorisées à lui deman-
der par écrit des éclaircissements sur les points de
doctrine, ou des avis conformes à leurs besoins per-
sonnels pour éviter les écueils de leur âge ou pour
avancer dans la vertu. Le Père répondait en public
avec une prudence et une adresse qui, sans laisser
soupçonner à qui s'adressait la réponse , éclairaient
exactement ses doutes, en instruisant cependant tous
les auditeurs.
Ces précieuses réunions s'interrompirent au mois
de juin 1849, par le cours accoutumé des retraites.
Quand le bon Père revint de sa tournée évangélique,
une nouvelle destination l'attendait. Il partit le
10 novembre 1849 pour le noviciat d'Avignon, où il
allait exercer la charge de recteur.
Mais nous ne quitterons pas ces gracieuses et si
utiles relations du saint religieux avec l'enfance sans
en compléter le tableau. Dans'un grand nombre de
maisons d'éducation qu'a évangélisées son zèle, il
s'occupa avec un pieux intérêt de la congrégation du
Saint Enfant Jésus. Gomme s'il avait pu accomplir à
la lettre l'enseignement du Sauveur et redevenir en-
fant, il ambitionnait d'être comme l'un d'eux, et,
3.
46 CHAPITRE VINGT-TROISIEME,
par amour pour l'innocence, il voulait s'unir à leurs
mérites et se présenter, ce semble, au divin Maître
escorté des candides hommages de cet âge ingénu.
C'est pourquoi à Lyon, à la Ferrandière, à Avi-
gnon, à Toulouse et ailleurs, il s'était fait admettre
parmi les membres de cette angélique congrégation.
Il n'entendait pas être des moins fervents. On le
tenait au courant des pratiques saintes, et dans les
occasions importantes, la neuvaine de Noël, le mois
de Marie, la neuvaine à saint Joseph, etc., il était
convenu qu'il mériterait par sa fidélité les privilèges
qui en étaient la récompense. C'était, par exemple,
un agneau qui s'approchait chaque jour de la crèche
selon la sagesse de celui dont il portait le nom, une
colombe qui montait d'un échelon vers le trône de
Marie, une fleur offerte à la Vierge et placée dans sa
main par la sagesse la plus exemplaire , un cierge
qu'elle donnait le droit de faire brûler devant le petit
oratoire. La fidélité du Père était toujours supposée;
que si, par circonstance, il n'avait pu remplir la
pratique commune, il avait promis d'en avertir. Mais
nul n'était aussi ponctuel, et la colombe du bon Père
ne manquait pas d'être la plus rapprochée de la
Vierge ou du divin Enfant.
Présidait-il une réunion, il portait, lui aussi,
l'insigne du congréganiste, et l'on voyait sur sa poi-
trine, suspendue au ruban rose, la médaille de l'Enfant
Jésus.
Par honneur, on lui avait partout décerné la pré-
sidence de la congrégation. Un jour, au renouvelle-
LE PÈRE BARRELLE ET L'EiNFANGE. kl
ment des charges, la petite congrégation de la Fer-
randiére, ne voyant rien au-dessus du saint religieux,
avait eu cette naïve pensée. Ces jeunes enfants lui
écrivirent donc qu'après avoir bien examiné, elles
n'avaient trouvé parmi elles personne qui fût plus
digne de la présidence, que la plus sage tiendrait sa
place comme assistante. Sa condescendance fut une
grande joie. Mais l'exemple donné ne fut point perdu,
et d'autres scrutins le nommèrent président. A ce
titre, il adressait à ses chères associées de \Me voix
et par écrit des exhortations délicieuses. Ces petites
lettres ne seront pas, entre ses pieux écrits, le joyau
le moins précieux. Qu'on en juge par quelques échan-
tillons.
« Aux enfants de la congrégation de la Sainte-
Enfance, à Béthanie^.
» Merci de votre souvenir filial et de la présidence
dont vous m'honorez, mes bonnes petites sœurs,
» Je suis heureux de vos joies, et j'assiste de cœur
à vos fêtes. Si j'étais ange, oh! que je me transporte-
rais souvent au milieu de vous et dans notre petite
chapelle ! Et savez-vous de quoi nous causerions ? De
Jésus, de notre frère Jésus, de notre ami Jésus. Puis
je vous montrerais encore ce bon saint Stanislas, ce
novice de l'amour de Jésus, dès l'âge de quatre ans,
et je vous dirais : « Gomment ne pourrions-nous pas,
1 On se souvient que Béthanie désigne le pensionnat de la Fer-
randière.
48 CHAPITRE VINGT-TROISIEME.
» plus âgés que lui pourtant, aimer Jésus au moins
» autant qu'il l'aimait à ses quatre ans?»
» Jésus, il n'était pas alors plus aimable ni plus
aimant qu'aujourd'hui, et les cœurs ne sont pas au-
jourd'hui plus insensibles à l'amour de Jésus qu'ils ne
l'étaient alors. Aimons-le donc comme l'aimait Sta-
nislas.
M Et le moyen, mes bonnes petites soeurs, c'est, si
vous travaillez, de travailler pour plaire à Jésus; si
vous vous récréez, de vous récréer sans déplaire à
Jésus; si vous souffrez quelque chose, de le souffrir
par amour pour Jésus. Si vous avez quelque joie, de
la faire partager à Jésus. Et quoi que vous fassiez, de
le faire de manière à contenter Jésus.
» Exercez-vous ainsi, mes petites sœurs, dans le
noviciat de l'amour de cet aimable enfant, que nous
allons bientôt retrouver sur la paille de sa crèche.
Oh ! qu'il s'y plaira si vous lui faites d'avance un
duvet délicat de vos mille actes d'amour !
» Je vous bénis déjà pour ces beaux jours. Je me
rangerai avec vous auprès de la pauvre mais délicieuse
crèche de Bethléhem, à Béthanie.
» Joseph S, J. »
Et deux mois plus tard :
« A la sous-présidente de la congrécjation de la Sainte-
Enfance et à toutes mes petites sœurs.
» Ainsi tout s'écoule, mes enfants, et ce qu'il y a
de plus consolant, et ce qu'il y a de plus triste.
LE PERE BARRELLE ET L'ENFANCE. 49
Une seule chose reste à jamais : c'est ce que l'on a
fait et que l'on ne cesse de faire pour plaire à Jésus,
» Où sont les beaux jours que vous venez de fêter?
où sont ces douces et touchantes cérémonies? Il vous
reste bien encore quelque chose à recueillir de leurs
débris et un peu de miel à tirer de la crèche Puis,
adieu, charmant petit enfant! Adieu, délicieuse
étable! Adieu, saint Jean, le bien-aimé de Jésus!...
Adieu, saints Innocents, dont je dois être l'imitatrice
et la copie ! Il me faut passer de Bethléhem, où j'étais
si bien, là où je ne trouverai plus mes délicieuses
jouissances.
» Voilà comment les objets mêmes qui nous font
goûter une joie plus pure disparaissent enfin , et lais-
sent à peine quelque lointain souvenir. Mais il n'en
est jamais ainsi des actes de vertu que l'on fait pour
plaire à Jésus. Aucun d'eux ne passe; tous sans ex-
ception restent et vivent dans la mémoire du cœur
du bon Sauveur.
» Oui, ce feu que j'ai allumé pour le réchauffer,
ce duvet que je lui ai donné pour couche, ces efforts,
cette obéissance, cette douceur, ce travail, cette ap-
plication à la prière, Jésus a tout cela toujours devant
les yeux de son Cœur, et il le contemple afin de m'en
conserver l'éternelle récompense.
» Qu'il fait bon par conséc[uent, mes bonnes petites
sœurs, à mesure que les fêtes s'envolent loin de nous,
d'en retenir les fruits les plus précieux, ceux qui nous
rendent plus sages, plus obéissantes, plus amies du
silence, plus ferventes à bien prier Jésus !
50 CHAPITRE VINGT-TROISIEME.
» C'est à cela que je vous exhorte aujourd'hui.
Soyez fidèles à le faire, et vous serez la joie et la cou-
ronne non-seulement de votre président, mais encore
de Jésus et de Marie.
» Je vous remercie beaucoup des étrennes que vous
m'avez envoyées. Pour les miennes, je célébrerai la
sainte messe à votre intention le jour de sainte Agnès,
cette jeune vierge et martyre qui aimait si ardemment
notre bon Jésus. Elle tombe un lundi, 21 de ce mois,
le lendemain du Saint Nom de Jésus. Demandez ce
jour-là à notre petit Ami tout ce que vous jugerez le
plus utile à votre âme. C'est ce que je mettrai sur
l'autel; puis, assistez à la sainte messe avec beaucoup
de ferveur.
» Je recommande toutes mes petites sœurs à la
sous-présidente; qu'elle en ait bien soin. Son ruban
et son médaillon ' m'ont fait beaucoup d'honneur et
un grand plaisir. Elle m'en fera encore davantage si
elle est toujours humble, et, en même temps, bien,
bien aimante envers notre tout aimable Jésus, devant
lequel toutes les créatures ne sont qu'une vile pous-
sière.
» Je vous bénis toutes du fond de mon cœur.
)) Joseph S. J. »
On nous permettra une dernière citation. Quand le
bon Père eut quitté Lyon , une petite fille de quatre
* Le ruban et le médaillon sont des récompenses de sagesse
dans les pensionnats du Sacré-Cœur.
LE PÈRE BARRELLE ET L'ENFANCE. 51
ans et demi, toute pleine de l'amour qu'il avait
allumé pour le Dieu enfant dans son âme candide ,
lui écrivit pour lui dire que depuis son départ elle
cherchait toujours le petit Jésus , qu'elle l'appelait la
nuit quand elle se réveillait, et qu'elle espérait bien
le trouver un jour, comme la petite sainte dont il leur
avait raconté l'histoire.
Voici la réponse du Père :
« Ma petite sœur, j'ai été fort content de la jolie
lettre que vous m'avez écrite, et je vous en remercie
de bien bon cœur. Cherchez toujours le bon Jésus,
priez-le bien, obéissez vite, vite à tout ce que de-
mandent vos bonnes maîtresses, et demandçz-leur ce
qu'il faut que vous fassiez pour que Jésus soit con-
tent de vous, et que vous l'aimiez tous les jours da-
vantage.
» Quand vous verrez les poissons du bassin, et que
vous entendrez chanter les oiseaux , vous leur direz
de ma part : Petits poissons, petits oiseaux, bénissez
Jésus qui vous a faits! Vous le direz aussi aux fleurs
et aux bonnes choses que vous mangez, parce que
c'est Jésus qui a fait tout cela pour vous.
» Adieu, ma petite sœur; ne faites jamais de péché,
et aimez toujours Jésus de tout votre cœur.
» Je vous donne une grande bénédiction.
» Joseph S. J. »
■ 9 000©OOOC8»
UECTORAT A AVIGNON
CHAPITRE XXIV,
TiECTORAT A AVIGNON.
Le P. Rarrelle recteur du noviciat d'Avignon. — Ce que c'est qu'un
supérieur dans la Compagnie. — Le collège Saint-Joseph pré-
curseur de la liberté d'enseignement; sa fondation. — Double
rectorat.— La crypte de la rue Saint-Marc.
Le 3 novembre 1849, au moment d'entrer en
chargée comme recteur du noviciat, dans cette maison
d'Avignon où s'écoula le temps fortune de sa troi-
sième probation , le P. Barrelle écrivait les paroles
suivantes :
« La volonté divine me retire de Lyon pour me
placer dans une position nouvelle. La chose est main-
tenant définitivement arrêtée, et je pars samedi. Vous
m'aiderez, je l'espère, de vos bonnes prières, pour
que dans cette position, si justement appelée par
saint Grégoire le lieu de l'humilité, je sois, comme
mon maître, le serviteur de tous, et rien autre. »
A qui, mieux qu'à notre humble religieux, pouvait
convenir celte position du conmiandement, ce lieu de
l'humilité, ainsi excellemment défini par saint Gré-
goire, parce que l'humilité , qui seule peut en rendre
digne, doit en être le principal exercice et en assai-
sonner tous les mérites? Si nous l'appelons le lieu
ÔV CHAPITRE VT^aT-Ol'ATRTEME.
des Immbles, sous une expression à peine differenle,
nous n'aurons fait que traduire la pensée du saint
docteur.
Oui, que les humbles seuls puissent dignement
occuper la première place et représenter l'autorité
de Jésus-Christ, c'est une de ces évidences de la foi
qui s'offrent toutes vives aux esprits attentifs. Aussi
la règle de saint Ignace, parmi les qualités indispen-
sables que suppose la délégation de l'autorité, marque
l'humilité entre les plus nécessaires.
Cette vertu désignait donc le P. Barrelle au choix
de la Compagnie ; et les répulsions mêmes qu'elle
nourrissait en son cœur pour tout ce qui sentait le
premier rang, bien loin de l'affaiblir, confirmaient
davantage le choix de ses supérieurs. C'est pourquoi,
si nous exceptons quelques mois, qui furent moins
une interruption que l'attente d'une destination pré-
vue, une fois le fardeau de la supériorité imposé au
saint homme, il devra le subir désormais jusqu'à
l'heure où il déposera en même temps le fardeau de
la vie terrestre.
Le noviciat et le collège d'Avignon, tantôt isolé-
ment , tantôt ensemble , la résidence de Lyon , en
dernier lieu le noviciat de Clermont, occupèrent les
quatorze dernières années d'une vie toute sainte, et
cette période admirable fit briller , dans ce supérieur
selon l'esprit de saint Ignace, les mérites requis par
son institut de tous ceux qui doivent y exercer le dif-
ficile devoir de la supériorité.
Pour faire le portrait du P. Barrelle sous ce nouvel
RECTORAT A AVIGNON. 55
aspect de sa vie, il nous sufiirait d'emprunter quel-
ques traits à l'idëal d'évan/J^élique sa(jesse offert par
la Compagnie de Jésus aux religieux qui, à divers
titres, exercent dans son sein une portion du com-
mandement,
Quel noble représentant de l'autorité ne serait pas
cet homme « dont la première sollicitude est de sou-
tenir de sa prière , de porter pour ainsi dire , par la
puissance de ses célestes désirs, la communauté re-
mise en sa garde ' » ; cet homme « qui fait consister
sa prééminence dans une plus grande ardeur pour la
vie spirituelle^; dans une obéissance exemplaire à
ceux qui lui représentent Jésus-Christ^ » ; cet homme
« qui copie en son gouvernement la charité et la man-
suétude du Sauveur, se dépouillant de tout esprit de
domination, afin d'être par la vertu le modèle de ses
frères, et qui les anime à la perfection plus encore de
son exemple que de sa parole ^' » ; qui, « non content
d'abonder avec ses inférieurs en paroles et en témoi-
gnages de profonde affectiotî, pourvoit avec sollici-
tude à tous leurs besoins corporels et spirituels ^ » ;
cet homme enfin « qui tempère à propos l'une par
l'autre la douceur et la sévérité , qui corrobore son
autorité par les vertus solides , les tendres soins , la
modestie et la circonspection du commandement, en
1 Reg. rectoris 1.
2 Reg. provincialis 1,
3 Reg. rect. 20.
* Reg. prov. 3.
^ Reg. rect. 25,
56 CHAPITRE VINGT-QUATRIEME.
sorte que, aimnl)]e à chacun, il provoque la confiance
de tous \ »
Ce supérieur prédestiné par saint Ignace à ses en-
fants , cet idéal fut, dans le P. Barrelle, une réalité
vivante pendant les quatorze années qu'il exerça le
commandement.
La ferveur de l'esprit, Imperfection de l'obéissance,
l'amour pratique de ses inférieurs, Thumilité dans le
commandement, on trouva tout en lui, et en tel dé-
féré qu'il sembla souvent trop parfait pour être imi-
taljle; sa vertu allait toujours au delà de ses exhorta-
tions; si quelquefois , prenant par devoir la forme de
la sévérité, elle paraissait austère, elle était notoire-
ment à ral)ri de tout motif humain, si subtil qu'il pût
être, et l'on reconnaissait qu'elle s'inspirait exclusi-
vement des convictions surnaturelles.
Outre les ouvriers apostoliques qui composaient la
résidence, la communauté d'Avignon comprenait
alors un noviciat nombreux et déjeunes religieux qui
se perfectionnaient dans les connaissances littéraires.
Le P. Barrelle réunit tous les religieux dans la salle
commune , et sa première parole de bienvenue fut cette
profession de foi : qu'il venait, non pour commander,
mais pour servir; pour être, à l'imitation du Sauveur,
le serviteur de tous. Le développement de cette pen-
sée gagna naturellement les cœurs à la confiance.
Une entreprise délicate et d'une haute gravité ré-
clama la première attention du nouveau supérieur.
. Nous voulons parler de la création du collège catho-
* Reg. prov. 4.
REGTOUAT A AVIG.NON. 57
liqiie d'AvJpnon, œuvre de zèle déjà bien avancée
sous riieureuse influence du R. P. Ribeaux, prédé-
cesseur du P. Barrelle.
Vers les dernières années du rè(5ne de Louis-Phi-
lippe, une lutte ardente s'était élevée contre l'omni-
potence universitaire; l'apparition du Monopole^
avait amené, de la part de Fépiscopat, des réclama-
tions unanimes en faveur de la liberté d'enseignement.
La France entière s'émut à leur voix, s'étonnant d'a-
voir pu porter si longtemps un joug repoussé aussi
clairement par la constitution de Juillet que par la
religion et le bon sens. Survint la révolution de 1848.
De cette révolution et de ses propres luttes, la liberté
d'enseignement sortit enfin victorieuse, sinon sans
blessure.
Avignon s'était distingué par son initiative. Les
pères de famiUe s'y coalisant pour la cause de l'édu-
cation chrétienne, osent prendre, ainsi s'expriment-
ils, la liberté qu'on leur refuse. En janvier 1850,
plusieurs mois avant que l'Assemblée nationale rou-
vrît par une loi les collèges catholiques, ils inaugu-
rent le premier collège libre que la France ait vu
naître depuis 1828.
1 Le monopole universitaire deslructeur de la religion et dea lois.
Cet ouvra{;e puisait ses preuves dans les livres mômrs de l'ensei-
ffnement olliciel. Il y montrait, avec une authenticité ijrécusalde,
l'assemblage compacte de toutes les hérésies, de toutes les erreurs.
Ne pouvant répondre à son écrasante logique, on put se plaindre
que le rude lutteur se fût servi dans le comliat d'un gantelet de fer ;
mais il avait préparé une grande victoire à la religion et à la
liberté.
58 CHAPITRE VKNGT-OU ATRIÈME.
C'est à la Compagnie de Jésus que les pères de
famille voulurent en confier le soin.
Homme de cœur et de zèle, le R. P. Louis Ribeaux
avait chaleureusement embrassé le généreux projet
de nos amis. Le P. Barrelle, en entrant en charge,
apportait d'autres idées et naturellement moins d'ar-
deur à un dessein qu'il recevait en héritage et qui
avait ses périls. Il n'était pas homme à s'aventurer
dans l'inconnu. Tout d'abord il mesura froidement
l'entreprise; il confronta les résultats probables avec
les ressources et les difficultés du moment. Certes, il
n'en était pas à faire ses preuves de dévouement per-
sonnel. N'eùt-il fallu que se commettre lui-même, il
n'aurait pas hésilé; mais il n'aurait eu garde, par
une démarche précipitée, de compromettre la Com-
pagnie et peut-être même la cause qu'il fallait servir.
Quel était donc l'état des choses et des esprits?
Il y avait quelques mois à peine, dans cette même
ville, ces mêmes Jésuites qui devaient aujourd'hui se
mettre en avant, on les avait brutalement et sans
cause arrachés de leur demeure et expulsés sans res-
sources hors des limites du département. Les orages
qui avaient rendu possible une telle violation du droit
et, de l'humanité n'étaient pas encore bien éloignés;
ils grondaient encore, à peine assoupis, dans les agi-
tations de l'Assemblée nationale. Au reste, pourquoi
se hâter? La loi était annoncée, promise; elle allait
être discutée; l'essai qu'on voulait' tenter en la pré-
venant ne lui deviendrait-il pas fatal? En se mettant
en évidence, les Jésuites n'allaient-ils pas réveiller
RECTORAT A AVIGKON. 59
des animosités mal endormies? ne provoqueraient-ils
pas une exclusion directe qui mettrait une fois de plus
la Compagnie de Jésus en dehors du bénéfice de la
liberté commune? La plus légitime impatience ne
pouvait-elle attendre quelques mois encore? Et ces
quelques mois disputés à un monopole expirant, était-
ce bien là un intérêt assez grave pour justifier une
entreprise hasardeuse ?
Ces pensées ne manquaient pas de sagesse. Mais le
comité des pères de famille avait une confiance iné-
branlable dans le bon droit. Las de le voir méconnu,
il leur tardait de le sauver en l'affirmant avec éclat à
la face de la France. Ils pressentaient l'influence
décisive que devait exercer leur salutaire impatience
sur les délibérations de l'Assemblée. Quant aux Pères
de la Compagnie, le comité couvrait leur responsa-
bilité. En cédant au vœu des familles, ils ne faisaient
que reconnaître et mériter de plus en plus, par ce
nouveau service, l'affection traditionnelle que leur
gardent depuis des siècles les habitants d'Avignon.
La joie du peuple à l'ouverture du nouveau col-
lège fut le premier triomphe de ces généreuses
prévisions.
M"' Debelay, archevêque d'Avignon, fit l'inaugura-
tion solennelle des classes dans l'église de Saint-Didier,
par la messe du Saint-Esprit et par un discours qu'a-
nimaient d'éloquentes espérances. Il posait un acte
d'une portée incalculable pour l'avenir de la liberté
religieuse; et, tout rempli de glorieux pressentiments,
son cœur revendiquait avec joie la paternité de l'œu-
60 CHAPITRE VI^GT-OU ATR lEME.
vre nouvelle. Nous l'avons entendu souvent rappeler
ce souvenir et se plaire à dater de ce jour mémorable
la tendresse protectrice dont il couvrit toujours, de-
puis, le collège Saint-Joseph.
Peu après, les députés de Yaucluse obtenaient du
Président de la république l'abolition du certificat
d'études; et enfin l'un d'eux, répondant à cette ob-
jection que la France n'était pas en mesure de se
servir de la liberté d'enseignement, put dire à l'As-
semblée nationale : — «^îessieurs, ce que vous dis-
cutez ici se pratique à Avignon. Nous avons là un
externat lil)re et gratuit d'enseignement secondaire,
sous la protection des pères de famille. »
Ainsi avait pris naissance le collège Saint-Joseph,
au milieu même des résistances de celui qui devait
en être le premier supérieur. Le R. P. Louis Ribeaux,
qui avait eu l'avantage de prêter à la commission son
concours ardent et efficace, eut aussi la consolation
de désigner saint Joseph comme patron du nouvel
étidjlissement. Ce patronage fut une des délicatesses
de la Providence pour attacher le cœur du P. Barrelle
à cette seconde famille qui venait s'abriter à l'ombre
de la première.
Les jours de classe, les jeunes professeurs partaient
de la maison du noviciat, portant sous le bras le petit
bagage des livres classiques, et se rendaient à Saint-
Pierre de Luxembourg, où des salles bien modestes
recevaient les maîtres et les élèves. Ilien de touchant
comme ce rendez-vous quotidien, où chacun aj^portait
fidèlement sa part, les maîlres un dévouement afièc-
HECTOR AT A AVI GIN ON. 61
tueux, les élèves une filiale confiance. Rien de simple
et de (gracieux comme ce iiaïf abandon des enfants à
ces instituteurs qu'ils nommaient leurs pères. Cette
première année scolaire eut un charme particulier.
Elle a laissé dans le cœur de ceux qui ont eu leur
part de ses travaux ou de ses avantages, quelque
chose de ce souvenir embaumé qui tient de la fraîcheur
du jeune âge.
Pas d'or(}anisation plus simple, pas de mouvement
plus facile que celui de cet externat naissant. Le
supérieur pouvait se contenter de présider de loin
aux intérêts des études et accorder une partie de son
temps aux travaux accoutumés du saint ministère. Il
visitait quelquefois cette chère jeunesse, et venait aux
occasions solennelles prendre part à ses succès nais-
sants. Le 27 mai 1850, il écrit :
" Nous avons eu tout à Fhcure séance académique
à l'externat. M^' Tarchevêque et la fleur de la ville
nous ont honorés de leur présence. Et que pensez-
vous (]ue nous ayons fait? Toute la séance a été con-
sacrée à fêter notre bonne Mère. Puisse-t-elîe nous
bénir du haut des cieux! »
Cependant la loi du 15 mars 1850, en rendant aux
familles la liberté de l'éducation, vint chaup^er nota-
blement la face des choses. Il fallut donner du déve-
loppement à des commencements timides, satisfaire
le vœu (général en acceptant des pensionnaires, créer
une maison nouvelle, improviser, en un mot, tout le
matériel d'un grand collège, dans un local disposé
jusqu'alors pour un petit nombre de pauvres orphelins.
TOM. II. 4
62 CHAPITRE VK\GT-0 U ATRIÈME.
La loi sur l'enseignement n'avait que huit jours
de date, et déjà le P. Barrelle écrivait, le 22 mars
1850 :
« Je vous remercie du vif intérêt que vous voulez
bien porter en Notre-Seigneur à l'œuvre commencée
ici. Elle va bien; nos enfants contentent leurs maî-
tres; leur front s'éclaire et leur cœur s'ouvre à l'esprit
de famille. Point de tracasseries de la part du serpent
jusqu'à ce jour, sinon en menaces lointaines qui ne
nous font pas grand'peur. Saint Joseph, dont nous
avons donné le nom à l'externat, nous défendra, je
l'espère, et même nous fera grandir pour la gloire
de Jésus et pour le bien des pauvres âmes. C'est une
œuvre toute de providence, pour laquelle il nous
faut d'abord chercher le rovaume de Dieu et sa jus-
tice, afin que tout le reste nous soit ajouté. Elle ne
nous a point fait défaut jusqu'ici ; c'est ce qui redouble
notre confiance. Puissions-nous la conserver intacte
dans les jours d'épreuve qui, sans doute, ne manque-
ront pas d'arriver !
» Nous pensons joindre un pensionnat à l'externat,
afin de donner aux villes voisines le moyen de profiter
des cours, sans exposer leurs enfants à la corruption
qui circule ici comme partout ailleurs. Je recommande
tout ceci à vos prières. »
Bientôt affluèrent de toutes parts les demandes
d'admission. L'activité des Jésuites fut au niveau des
besoins, et l'ouverture des classes réunit dans le col-
lège Saint-Joseph une jeunesse nombreuse accourue
de tous les départements environnants.
RECTORAT A AVIG^sO;. 63
A ce moinent-là même, le 1**' novembre 1850, le
Très-Révérend Père Général nomma le R. P. Barrelle
recteur des deux maisons d'Avignon.
Des devoirs nouveaux, nés de la situation nouvelle,
attachèrent plus spécialement le P. Barrelle aux
besoins du collège naissant. Il dut sevrer en partie
son zèle des fatigues du ministère extérieur, sacrifier
ses goûts et ses habitudes, et, après dix années d'apo-
stolique activité, enchaîner toute cette ardeur dans les
étroites limites d'un pensionnat, au service des enfants
qu'on lui confiait.
Le saint religieux n'hésita pas. Il prit au sérieux sa
charge et se dévoua à son œuvre. En sa personne, la
Compagnie prenait en main la direction des hommes
et des choses; il en revendiqua la responsabilité tout
entière. Jusqu'alors un conseil d'administration laïque
avait pu s'immiscer dans la direction de l'externat.
Mais les circonstances avaient régularisé la situation ;
le conseil pouvait et devait se retirer. Il avait eu son
heure providentielle et bien mérité de la religion et de
la Compagnie de Jésus. Mais sa mission protectrice
était terminée dès que la Compagnie pouvait se pré-
senter en son propre nom. Pénétré de l'esprit et des
traditions de l'Institut, le P. Barrelle tint ferme pour
dégagerl'autorité dont il était dépositaire. Les membres
du conseil d'administration comprirent qu'il n'était
pas dans l'ordre que des laïques, même dévoués, se
mêlassent de l'administration intérieure d'un établis-
sement religieux. Ils donnèrent, en se retirant sans
bruit, une preuve de dévouement et de sagesse non
()4 CHAPITRE YJ.NGT-OUATRIEME.
moins appréciable que lorsqu'ils avaient couraoeu.se-
ment pationé la naissance du collège.
Nous aurions à rappeler ici la vénération et la con-
fiance sans égale qui amenait les parents auprès du
R. P. Barrelle. Il faudrait prendre sur le fait une de
ces scènes charmantes où, placé entre l'enfant et la
mère, il fascinait l'un et l'autre par cet air de gravité
si affable qui caractérisait son accueil, par ce regard
doux et profond qui enveloppait l'àme du petit enFant
et l'attirait irrésistiblement. 11 j^ossédait à merveille
la langue enfantine des mères., ramenait à des formes
naïves et imagées les conseils destinés à ces intel-
ligences toutes neuves; et se faisait si bien h leur
mesure, que, malgré sa majesté toute patriarcale,
leurs cœurs allaient à lui comme à un ami. C'est qu'en
effet cbacun semblait l'occuper tout entier; nulle
occasion n'était oubliée. Un regard expressif, un mot
venait à propos stimuler, encourager, relever ces
petites âmes et surtout inculquer les souvenirs de foi
et les sentiments de la piété.
Aussi quel délicieux esprit de famille il sut inspirer
à ces enfants! La simplicité, la piété, la docilité sem-
blaient en eux être la nature. Un Père avait-il parlé?
il ne venait pas en pensée au plus étourdi qu'on pût
hésiter à obéir; un autre se montrait-il? on courait à
lui avec abandon; le collège, en un mot, c'était encore
la famille.
Ces jeunes enfants de dix à douze ans, dans ces
petits récits naïfs que renfermait leur correspondance,
parlaient de leur collège comme d'un autre fover
RECTORAT A AVIGNOX: 05
domestique, d'une seconde maison paternelle dont ils
épousaient les joies et les intérêts. Là se reflétait le
bonheur de leur âme s' épanouissant à la charité du
saint Recteur, au sein de cette vie de famille dont le
souvenir déjà lointain les touche encore jusqu'aux
larmes. Que de fois depuis ils ont redit ce candide éloge
d'un temps qui leur sera toujours cher : — « Que nous
étions heureux alors ! »
Le P. Barrelle en parlait avec simplicité et réserve
dans les épanchements de la conOdence. A la date du
19 mars 1851, il s'exprimait ainsi :
«Vous me demandez des nouvelles de notre collège.
Il va , béni de Dieu , grandissant peu à peu et nous
amenant plus d'une espérance. Nous sommes mainte-
nant en bâtisse pour l'an prochain, avec une confiance
qui n'a à peu près rien à attendre que de la bonté de
notre Père tout-puissant. Mais cela ne vaut-il pas mieux
que toute autre chose? La piété, du reste, la simpli-
cité, le travail, le bon esprit, animent nos enfants, et
notre cœur en est tout consolé. »
Lorsque le R. P. Maillard, juge expérimenté s'il en
fut, vint, en qualité de Provincial faire la première
visite du collège Saint-Joseph, il vit s'empresser autour
de soi cette jeunesse pure et joyeuse, et il dit avec
admiration : — «Le collège Saint-Joseph possède dès
le début cet excellent esprit qui est la perfection des
autres. »
Présider à d'aussi heureux commencements, c'était
avoir beaucoup fait pour l'avenir. Le P. Barrelle com-
prit que là devait, pour le moment, se borner son
C6 CHAPITRE VINGT-0 tJATRIÈME.
action. L'impulsion était donnée. Pour la suivre et la
développer, il fallait un homme tout entier. Pour lui,
partagé qu'il était par devoir entre la résidence et le
collège, il ne pouvait se donner qu'à demi. Souvent
des œuvres importantes l'arrachaient à ses enfants. Il
sentait que leur bien devait en souffrir autant que son
cœur; il supplia qu'on voulût bien le décharger d'une
partie de son fardeau. On finit par se rendre à ses
désirs, et le 11 mai 1851, huit mois après l'ouverture
des classes, il remit ce collège aux mains d'un
Père que, depuis longues années, la ville d'Avignon
aimait et estimait pour le charme de son éloquence et
pour la prudence de ses conseils. Cinq ans plus tard,
nul n'eût su prévoir ce retour, cinq ans plus tard le
P. Barrelle reprendra de ces mêmes mains le précieux
trésor qu'il vient de leur confier.
A la résidence, son rôle est tout différent. Le supé-
rieur religieux et l'ouvrier apostolique retrouvent en
sa personne leur modèle et leur perfection. Placé sur
le chandelier pour être la lumière de ses inférieurs, il
éclairait encore plus par son exemple que par sa
parole. Souvent en course pour des retraites spiri-
tuelles , il ne passait que fort peu de mois au milieu
des siens ; mais quand il revenait des extrémités de la
France où sa réputation l'avait appelé , il rappor-
tait toujours plus admirable la vivante personnification
du recueillement et de la ferveur, de la douceur et
de la gravité, de la régularité et du zèle.
Au dehors, il partageait ses soins entre les commu-
nautés religieuses, les pensionnats et le clergé, auquel
RECTORAT A AVIGNON. s C)7
il continuait à donner régulièrement chaque année
cinq ou six retraites pastorales. Dans la ville, à part
les exercices de communauté et les confessions dans
la chapelle, il consacrait son temps aux divers couvents
qui réclamaient son secours , spécialement au Sacré-
Cœur, à la Bienfaisance et à l'Aumône, asile de vieil-
lards et d'orphelins, où il aimait à catéchiser les
pauvres et les enfants.
Il était réservé à sa piété d'ouvrir enfin dans notre
résidence un petit sanctuaire public, que depuis trente
années les circonstances nous avaient réduits à désirer
toujours. Dieu! quel sanctuaire ou quel Bethléhem!
Une sorte de cave voûtée, emprisonnée dans de vieux
piliers massifs qui lui mesuraient quelques mètres
d'espace, et dont le goût le plus habile ne pouvait
faire qu'une crypte presque funèbre. Aussi l'élégance
et le bon goût n'eurent point là leur triomphe. La
pauvreté décora ce sanctuaire souterrain dédié au
Sacré-Cœur de Jésus.
Tout heureux d'avoir pu offrir à ce divin Cœur,
sous son toit, un lieu où venait le chercher la dévotion
populaire, la tendre piété du bon Père l'orna de ces
mille riens, devises, fleurs et symboles, qui, réunis
et groupés , finirent par attacher les regards et par
gagner les cœurs. Au fond de la crypte une grande
et belle peinture surmontait l'autel. C'était Notre-
Seigneur Jésus-Christ présentant son cœur. Ce cœur
paraissait faire entendre ses invitations et ses plaintes
, divines par les inscriptions pieuses empruntées à la
sainte Ecriture qui parsemaient les murailles. Tout
68 CHAPITRE Virs'GT-vl UATRIÉME.
cet ensemjjle, flans la demi-clarté du lieu, portait
tbrcémeut au recueillement et à la prière. Le con-
fessionnal du saint homme se trouvait dans un enfon-
cement. Tout auprès, et pour exciter les pénitents à
la contrition de leurs péchés, il plaça une ima^^e dou-
loureuse et sanglante de Jésus crucifié, selonle modèle
attrihué à la Solitaire des rochers.
L'humble sanctuaire du Cœur de Jésus ne s'honorait
pas en vain de ce doux patronage. Que de grâces
semblaient attachées à ces pauvres murs , à ces em-
blèmes naïfs , à cette obscurité recueiUie ! quels pieux
empressements venaient y goûter les purs attraits du
saint amour, y recueillir les divines miséricordes! Le
P. Recteur convoqua les fidèles à une instruction
régulière le premier vendredi de chaque mois. Il s'en
acquitta lui-même la première année avec autant de
bonheur que de zèle. L'année suivante, il céda la
parole au Père maître àes novices. Or, il arrivait
quelquefois à celui-ci, tout en parlant à la gloire du
Sacré-Cœur, d'insister sur certains mystères qui coïn-
cidaient avec le premier vendredi. Le bon Recteur
faisait alors de gracieuses doléances au prédicateur et
lui reprochait en souriant d'avoir laissé dans Tombre
soîi pauvre Sacré-Cœur. Un jour que, mieux inspiré
et plus fidèle à son pieux désir, l'orateur s'était appli-
qué à bien faire connaître le Cœur divin, le P. Bar-
relle s'empressa de le remercier avec un sentiment de
joie touchante.
La crypte bien-aimée entendit souvent les saintes
exhortations de l'homme de Dieu. Il y prêchait les
RECTORAT A AVIGNON. C9
fêtes et les mystères , il y donnait des retraites et
même des stations, laissant sortir des profondeurs de
sa foi le trop-plein du zèle qui le dévorait. En 1854,
— le Père avait alors soixante ans, — - il y donna la
station de Carême. Les préoccupations de la sainte
Eglise à cette e'poque de l'année lui désignèrent sou
sujet. Le Cénacle, Gethsémani , les tribunaux, Judas
et le Sanhédrin , Pilate et la flagellation , se parta-
gèrent les cinq premières semaines; et ce cours de
dévotes élévations s'acheva par les douleurs de Marie,
la dévotion à la Passion et la dévotion à la Croix,
Nous exprimerions mal ce soufile de dévotion brû-
lante qui emportait sans fatigue le pieux auditoire
aux pieds de Jésus crucifié.
La morte-saison se passait ainsi en j)rédications et
en retraites, soit dans la chapelle de la rue Saint-
Marc, soit dans les divers couvents de la ville, ou
bien dans l'ombre laboiieuse du confessionnal. L'été
et l'automne ramenaient les retraites lointaines au
clergé, aux pensionnats et aux communautés reli-
gieuses.
Avant de parler de ce dernier ministère, un instant
considérons le supérieiu^ dans sa maison , le Père au
milieu de ses enfants.
««oooo^oeoce
IIECTORAT A AVIGNON. 71
CHAPITRE XXV.
RECTORAT A AVIGNON.
Le père dans la famille reli{ïieuse. — Habitudes contemplatives. —
La vertu en action. — Supériorité à la rue Sala. — Retour.
Les novices étaient comme les Benjamins de la fa-
mille. Mais le prudent Recteur n'avait garde, malgré
sa prédilection pour eux à cause de leur ferveur et
des espérances qui reposaient en leur vertu naissante,
de dépasser les limites d'un haut patronage et de
mêler trop directement son action à celle du Maître
des novices.
« Je n'ai jamais pu le déterminer, nous dit le Père
maître, à faire une conférence à nos novices. Cepen-
dant il ne négligeait aucune occasion de les porter à
Dieu par quelque bonne parole. Cette parole, dite aux
novices ou à d'autres , était presque toujours pour les
porter à une plus grande humilité, à une parfaite
obéissance, ou au complet détachement du cœur.
Tel était également F objet ordinaire de ses paternelles
allocutions à la communauté, la veille de sa fête ou
le 1'' janvier. »
Mais il voulait la joie dans l'humilité et la dilatation
dans le sacrifice. — «Bien! bien! mes bons frères,
disait-il un jour, à la maison de campagne, aujour-
72 CIIAPITUE VINGT-CIAOUIEME.
d'iiui les visages sont épanouis, tout le monde a l'air
joyeux... Il ("aut être modeste, sans doute, mais aussi
aimable et ouvert.
» Ah! le novice se tient dans son petit coin, comme
la colomhette qui bat un peu des ailes pour se tenir
au frais, et cpii montre le bec si on la de'ranjje. Il faut,
mes chers frères novices, acquérir une vertu robuste,
avoir une modestie pleine de vigilance, sans doute,
mais large en même temps. Par-dessus tout, il ne
faut rien faire par contrainte; tout par amour. Sans
ce principe suave et fort, plus tard on n'y tient
pas. Que d'occasions, en effet, dans les collèges,
par exemple! Formez-vous donc à cet esprit. »
« Je me souviens, ajoute le témoin, d'un autre en-
tretien qu'il eut avec nous à la maison de campagne;
car c'était là surtout que nous avions occasion de le
voir. — « Oh! le bon Maître! oh! le bon Maître que
» nous servons! quand le servirons-nous comme il le
» mérite! — Et il répétait : Oh ! le bon Maître! ah!
» cju'il me tarde d'aller le rejoindre ! quand me sera-t-il
» donné de mourir? Nous sommes d'âge, nous deux,
» pourtant, ajoutait-il en s'adressant au P. Rigaud. —
» Ah! mon Piévérend Pérc, lui dit celui-ci, c'est qu'il
» faut auparavant mourir à soi-même. — Pour ceci,
55 reprit vivement le P. Barrelle, désormais c'est plus
55 l'affaire du bon Dieu que la nôtre. 55
« Quelque temps après soniîa l'examen; le P. Bar-
relle se retira dans la rotonde dédiée à saint Joseph.
Je l'entendis plein er et sangloter jusqu'au moment où,
peu avant le dîner, pour calmer ses émotions, sans
RECTORAT A AVIGNON. 73
doute, il quitta la rotonde, et alla achever sou
examen dans le jardin. »
Cette jeunesse, à son seul aspect, était frappée de
respect et attirée par un charme secret. Avant de le
voir elle n'avait pas l'idée d'une figure aussi calme et
aussi souriante, aussi bienveillante et aussi élevée,
d'une modestie aussi grave et aussi douce tout
ensemble.
A leur tour, nos jeunes étudiants, quand il les vi-
sitait à l'heure des récréations, étaient vivement
intéressés par sa gaieté, sa diction piquante et ima-
gée, mais surtout ils se sentaient gagnés progressive-
ment par une chaleur de piété qui émanait de son
ton , de ses réflexions , de ses maximes et des traits
édifiants dont il émaillait le discours. A peine les
avait-il quittés, une même exclamation sortait de
toutes les bouches : « Le Père Recteur est un saint!»
Aux époques où ces jeunes religieux devaient ou-
vrir leur conscience au Supérieur pour recevoir ses
avis et sa direction, en peu de minutes, il compre-
nait toute leur âme , et il devinait si juste leur besoin
qu'ils croyaient sans hésiter à une lumière sur-
naturelle.
Il se plaisait à parler avec nos frères coadjuteurs.
Lorsqu'il passait devant eux, après la première ré-
création, il ne manquait pas de leur faire un char-
mant sourire et de la main un grand et paternel
salut. Souvent il se mêlait à eux, se montrant gra-
cieux et répandant la gaieté. Les choses du ciel
venaient naturellement sur ses lèvres , et il ne man-
TOM. II. 5
74 CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME.
quait guère de dire* aux bons Frères un mot de saint
Joseph, à cause de l'analogie de son existence avec
leur vie de travail et d'obscurité.
Nul ne fut jamais j)lus ponctuel aux exercices de la
vie commune. Il était, entre autres , d'une assiduité
merveilleuse aux récréations. Y entretenir la joie lui
paraissait un des plus heureux moyens de dilater la
charité fraternelle. Toujours présent aux souvenirs du
ciel , il avait de la peine à descendre des hauteurs
surnaturelles où vivaient ses pensées et son cœur;
« aussi était-il sobre de paroles, dit le Père maître
des novices, excepté lorsque la conversation prétait
davantage à insinuer quelque réflexion pieuse. Mais,
alors même qu'il gardait le silence, il suivait les
entretiens, il aimait à nous voir joyeux et gais, il
prenait sincèrement part à la joie commune, riant
lui-même de tout son cœur, avec une naïveté
presque enfantine. »
Mais, comme cet élément éthéré qui s'élève par
sa pente naturelle vers les sphères supérieures, l'àme
du saint religieux remontait par une inclination in-
stinctive dans les régions de l'esprit. Alors son regard
et ses soupirs cherchaient le ciel, et sa pensée suivait
avec peine le courant capricieux et plus terre à terre
de la conversation commune. Tel de nos Pères ,
homme de charmant esprit et de saillies joviales,
s'était donné la mission de ramener le bon PiCcteur à
la réalité vulgaire. Il interrompait à dessein ses éléva-
tions de cœur et ses soupirs , le forçant , par un trait
spirituel, à redescendre au niveau terrestre. Or,
RECTORAT A AVIGNON. Yo
c'était toujours avec un franc sourire que le saint
homme répondait à ces saillies joyeuses; il accueillait
avec une grâce charmante ces interruptions pré-
méditées.
Rendu à sa chère cellule, il s'y perdait en Dieu.
On peut dire que son corps seul habitait la terre,
encore s'efforçait-il de lui créer comme un milieu sur-
naturel dans l'ordre sensible , afin qu'au lieu de
l'appesantir vers le monde terrestre, il aidât son être
spirituel à prendre son essor dans le sein de Dieu.
Gomme il avait semé dans la crypte de pieux em-
blèmes , comme il avait multiplié dans la maison les
symboles de la piété , dans sa chambre il avait rendu
visible le dépouillement religieux, la solitude et la
croix. Isolé sur sa table toute pauvre , mais splendide
de propreté , un crucifix où s'attachaient son regard
et son cœur, une Bible, à certaines époques son re-
liquaire, et de loin en loin, selon l'occasion, c'est-
à-dire suivant l'exigence de sa dévotion, une dévote
gravure. Nous nous souvenons d'y avoir vu la ressem-
blance de ce Christ sanglant et déchiré attribué à la
Solitaire des rochers. Son âme habitait pour ainsi dire
dans ces plaies et s'y enivrait d'émotions puissantes,
où s'exaltait le saint amour. Toutes les vertus vivaient
dans sa cellule dépouillée, silencieuse et recueillie
comme un sanctuaire; la pauvreté parfaite en faisait
toute l'opulence , l'oraison vraiment ininterrompue
du saint Recteur y répandait une plénitude de
paix qui rendait Dieu sensible comme dans un lieu
sanctifié.
76 CHAPITRE VINGT-CIINOUIEME.
« Quand il n'était pas occupé par quelque mi-
nistère, dit encore le Père maîhe, on le trouvait à
coup sur ou devant le saint Sacrement, ou mo-
destement assis devant sa table, en face de son cru-
cifix. Il a toujours produit en moi l'impression d'un
homme qui voit tout en Dieu, d'un homme qui inva-
riablement apprécie toute chose au point de vue sur-
naturel. Son état de santé exigeant des ména/jements,
il en profitait pour se tenir uni à Dieu dans le silence
et la prière. »
Rien ne chang^ea jamais à ses habitudes contem-
])latives. Trois heures du matin le trouvaient toujours
sur pied; l'oraison le préparait au saint sacrifice,
qu'il célébrait à quatre heures et demie , l'oraison le
recevait au sortir de Fautel et le renfermait jusqu'à
huit heures dans l'intimité avec l'hôte divin de son
cœur. Sa journée , nous l'avons vu , n'était qu'une
prière, et souvent ses soupirs et ses gémissements
éclataient hors de sa cellule , trahissant les secrets
tourments de l'amour divin. Avant le repas du soir,
qui n'était d'ordinaire qu'un simple potage , il allait
prendre longuement, dans un coin retiré près du
saint Tabernacle, sa réfection spirituelle. Chaque
vendredi il faisait ce qu'on appelle l'heure sainte,
heure passée en esprit avec Jésus au jardin de l'ago-
nie, en présence du saint autel où se continuent ses
délaissements.
Il croyait devoir accorder deux retraites chaque
aunée aux besoins de son âme, et chaque mois im
jour de solitude pour se préparer à la mort. Ce jour-là
RECTO Ux\T A AVIGNON. 77
le Frère portier avait le mot d'ordre : le P. Recteur
n'était visible pour personne.
Une de ses coutumes était d'envoyer le jeudi saint
tout le monde prendre le repos ordinaire; pour lui,
il se réservait de représenter la communauté auprès
de Jésus souffrant. Cette nuit passée entière devant le
saint Sacrement lui était le plus doux des repos.
Mais sa suprême joie était la célébration du saint
sacrifice. Nous voyons encore cette tenue si humble
et si pénétrée, lorsqu'il récitait au bas des de(}rés le
psaume Judica me, ces re^jards brillants jetés sur
l'bostie et qui semblaient s'adresser à Jésus-Christ
même sensiblement visible, ce front chauve appuyé
sur l'autel , pour ainsi dire sur la divine hostie au
moment où il allait s'en communier, cette tendre
adoration lorsque , allant distribuer son Jésus aux
fidèles, il pressait le ciboire dans ses mains et presque
sur sa poitrine. Ce qui sortait de tout cela, c'était la
pensée que, pour lui, la foi c'était déjà la vision;
l'amour, c'était déjà la possession et la jouissance.
Un jour, c'était pour la Fête-Dieu , la procession
descendait la rue Saint-Marc, s' avançant vers notre
maison, où toute la communauté réunie autour du
reposoir attendait l'arrivée du saint Sacrement. Le
P. Barrelle, tourné vers le sommet de la rue, con-
templait avec bonheur la foule pieuse qui accompa-
gnait le Sauveur ou qui s'agenouillait sur son passage.
Après quelques instants , les yeux baissés et le visage
rayonnant de joie, son cœur fondit en pieuses larmes
qui coulèrent lentement sur ses joues tout le temps
78 CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME,
que dura la cérémonie. Pour lui, il demeura ainsi
immobile, absorbé en Dieu et comme en extase. Mais
les spectateurs, mal>;ré leur recueillement, ne pou-
vaient s'empêcher de remarquer, cette dévotion si
tendre et si pénétrée. Plusieurs de nos jeunes reli-
gieux en furent les témoins émerveillés et s'en entre-
tinrent ensuite avec admiration.
Nous nous oublions à parler des vertus person-
nelles du saint religieux; nous aurons à y revenir.
Ici il convient de prendre sur le fait la vertu du
supérieur.
L'humilité, croyons-nous, en caractérisait les actes,
et il avait pris au sérieux et à la lettre l'enseignement
de saint Grégoire. Pour lui, la supériorité était prati-
quement le lieu de l'humilité.
Un novice, admis de la veille, balayait pour la
première fois les corridors de la maison. Assez embar-
rassé dans son apprentissage, il ne savait comment
ramasser les derniers restes de la poussière. Le
P. Recteur vient à passer, il devine l'embarras du
jeune Frère, prend en main le balai, achève en sou-
riant la besogne du novice et se retire. Quelqu'un
plaisantait plus tard le bon Frère sur son embarras ;
le P. Barrelle en prit occasion de faire ressortir le
mérite caché dans les petites choses et la divine
excellence que leur communique l'intention de plaire
à Dieu et de faire en perfection ce que l'on fait
pour lui.
Une autre fois, Vordo qui indique l'office du jour
désignait à tort la couleur de l'ornement. Le Frère
RECTORAT A AVIGNON. 79
sacristain place sur la crëdence la couleur indiquée.
Le P. Barrelle reconnaît une erreur, l'attribue au bon
Frère et le gronde d'un ton paternel. Mais comme
il s'agissait de FEglise et des régies de la liturgie,
pour laquelle il professait un souverain respect, il
mêle à son avertissement une parole sévère. Le len-
demain, à la maison de campagne, il prend à part le
bon Frère : «Mon cher Frère, lui dit-il, je vous ai
grondé hier; vous n'étiez pas en faute, je vous de-
mande pardon. — A moi! mon Révérend Père? dit
le sacristain confus. — Oui, bon Frère, c'est moi qui
avais tort; car vous avez suivi Yordo et c'était votre
devoir. »
Mal renseigné sur le compte d'un Frère coadjuteur,
le P. Barrelle lui avait imposé de faire, selon l'usage,
une accusation publique. Plus tard, mieux informé,
il saisit une occasion solennelle pour disculper publi-
quement le religieux. Devant toute la communauté,
il s'accusa de s'être laissé prévenir sur un de ses infé-
rieurs. — a J'aurais dû, ajouta-t-il , m'éclairer davan-
tage. » Puis il engagea celui qui l'avait induit en erreur
à faire réparation.
Plus d'une année après, ce souvenir pénible le
poursuivait encore. Gomme il rencontra le même
Frère dans une autre maison, il le serra affectueuse-
ment dans ses bras et lui dit : « Mon cher Frère,
vous me pardonnez, n'est-ce pas? — Eh! que puis-je
vous pardonner, mon Père, moi qui aurais bien
plutôt à vous demander mille fois pardon! — Non,
cher Frère, non; vous savez bien? Oh! vous me par-
80 CHAPITRE VIIN GT-CINQUIÈME.
donnez, n'est-ce pas? Oui, je vois votre cœur et cela
me suffît. »
Quelle délicatesse de charité !
Alors que, pour la seconde fois, le P. Barrelle
était recteur du collège Saint-Joseph, un Père de la
résidence vint le visiter en compagnie d'un novice
qui, ce jour-là, avait prononcé ses premiers vœux. Le
P. Barrelle l'ignorait, et les deux visiteurs se reti-
rèrent sans qu'il eût adressé un mot de félicitation au
nouveau religieux. 11 apprend bientôt que ce Frère
qu'il a laissé passer ainsi inaperçu a fait ses vœux le
matin même. Aussitôt , confus et vivement peiné de
son oubli involontaire , il députe à Ja maison du no-
viciat un Père du collège , chargé de faire en son
nom ses excuses au religieux oublié.
Deux frères se trouvaient ensemble au noviciat de
la rue Saint-Marc. Une de leurs sœurs arrive de loin,
se rendant à Aix pour y rejoindre une autre de ses
sœurs, déjà admise dans une communauté religieuse.
Il était tard; le bon Père s'occupe de la faire accom-
pagner dans une maison du même ordre, où elle
passe la nuit. Au départ, le matin, quand elle prend
congé de ses frères , le Père Recteur découvre que
cette bonne fille est à jeun , et elle a devant elle une
journée de voyage. L'oubli de la bonne communauté
est à l'instant réparé ; une table est dressée au parloir,
et la pauvre fille déjeune en compagnie d'un de ses
frères. Ce n'est pas tout. Ce jour-là , une heure excep-
tionnelle de récréation est accordée à tout le novi-
ciat, en l'honneur de cette famille bénie qui donnait
RECTORAT A' AVIGNON. 81
à Notre-Seigiieur deux religieuses et deux Jésuites. Le
bon Frère, après seize années, est encore tout ému
de ce trait de bonté.
Quoi d'étonnant que les fautes contre la cbarité
fraternelle ne trouvassent point grâce devant les yeux
du saint Recteur?
Un Frère coadjuteur avait traité un autre Frère
avec trop de rigueur. Sa faute fut proclamée publi-
quement au réfectoire devant toute la communauté.
Exact défenseur de la règle, le P. Barrelle avait en
même temps de douces condescendances.
Par un oubli du Frère sacristain , les hosties
consacrées vinrent un jour à manquer pour la com-
munion. — « Mon cher Frère, dit l'équitable Rec-
teur, plusieurs, par votre faute, n'ont pas eu le
bonheur de communier; vous serez privé demain du
même bonheur. » Le bon Frère, fort affligé de cette
privation , eut la pieuse industrie de demander par-
don. C'était prendre le Supérieur par son faible que
de s'humilier franchement d'une faute. Le P. Barrelle
oublie son sérieux et sa rigueur, il sourit et rend au
sacristain la permission de communier; puis, en signe
de parfait oubli, il lui présente familièrement à baiser
sa petite statue de saint Joseph.
Le héros de l'anecdote suivante nous en fait lui-
même le récit.
Au fort de l'été, par suite d'une accumulation de
fumier et d'autres immondices autour de la porcherie,
elle était devenue tellement dégoûtante qu'un novice
coadjuteur, plusieurs fois averti d'y rétablir la pro-
82 CHAPITRE VI^GT-GIWQUIÈME.
prêté , ne pouvait se résoudre à entreprendre ce tra-
vail répugnant. Le P. Barrelle informé prend un
tablier de travail, s'arme des instruments nécessaires,
et, accompagné du novice, se dirige vers la porche-
rie. Là, les manches retroussées et suant à grosses
gouttes, il achève la difficile tâche. — « Je n'avais
jamais fait cela, mon cher Frère, vous voyez cepen-
dant comment il faut s'y prendre ; une autre fois vous
ne serez pas embarrassé. » Ainsi avait-il donné une
leçon plus salutaire que s'il eût imposé sa volonté par
un ordre formel.
Le nom de Jésus fut toujours pour le P. Barrelle
l'objet d'une vénération profonde. Le lecteur se sou-
vient de l'accent d'amour que ce nom adorable don-
nait à la prédication de l'homme de Dieu. Nous avons
entre les mains plus de quinze mille pages de son
écriture , et dans chacune de ces pages ce nom divin
revient souvent, car pas une qui ne s'occupe de Jésus
et des âmes. Or ce nom , plus de cent mille fois tracé
de la main du fervent religieux, il est toujours en
relief dans ses écrits, marqué en lettres majuscules,
et pas une exception ne se rencontre à cette loi de
vénération. Il souffrait donc si le nom divin n'était
pas environné du plus profond respect. Un jour il
s'approche tout aflligé d'un de nos bons Frères : —
« Mon cher Frère , lui dit-il , je suis vivement peiné.
Eh quoi! vous n'inclinez pas la tète quand nous réci-
tons les grâces , au Su nonien Domini henedictum! »
Il y a quinze ans de cela, le bon Frère n'a plus oublié
la dévote inclination.
RECTORAT A AVIGNON. 83
Encore deux traits qui, chacun en son genre,
montreront les lumières et la sainteté du Recteur
d'Avignon.
Avant d'entrer au noviciat, un jeune homme avait
eu l'occasion d'apprendre à fond la langue italienne.
Grâce à cette connaissance et à l'ardent dësir qu'il
avait des missions, on l'adjoignit à deux missionnaires
qu'on destinait à la Syrie. Un soir que les novices
allaient en promenade, le P. Barrelle, qui était au
parloir, arrête la bande où se trouvait le jeune no-
vice , et s' adressant à lui : — « Il est donc décidé que
vous allez en Syrie, cher Frère? Tout n'est pas rose
en mission... vous aurez de grandes tentations, vous
passerez par de rudes épreuves. Armez-vous donc
puissamment... Et puis, ajouta-t-il en portant le doigt
sur le cœur du novice, ici, dans votre cœur, ayez tou-
ours votre lampe allumée devant le bon Dieu. Si elle
venait à s'éteindre, vous quitteriez la Syrie... et la
Compagnie de Jésus. » De ce moment, les novices
comprirent que le Frère ne persisterait pas dans sa
vocation. Il quitta la Compagnie six mois après.
Celui à qui est arrivé le second fait, aujourd'hui
missionnaire intrépide à Beyrouth, va nous le raconter
lui-même.
« Après avoir, pendant dix-huit années, cherché la
véritable religion, je reçus tout à coup le don de la
foi, et ce fut comme par une infusion miraculeuse.
En cet état je fus inspiré d'entrer en religion; je
choisis la Compagnie et j'entrai au noviciat d'Avignon,
où le P. Barrelle exerçait la charge de recteur. Il
84 CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME.
y avait trois jours à peine que j'étais revêtu de l'habit
religieux, quand je fus attaqué de la manière la plus
violente de tentations contre la foi. La souffrance que
j'éprouvais ne saurait se décrire; les personnes qui
l'ont expérimentée peuvent seules la comprendre,
encore faut-il que leur épreuve ait atteint le même
degré d'intensité. Or, telle était chez moi sa violence,
que j'en avais une fièvre brûlante et que je ne pouvais
prendre aucune nourriture.
» Nous étions alors à la campagne du noviciat.
Deux fois je descendis à la ville pour aller déposer
mes peines dans le sein du P. Barrelle. Mais elles
étaient si extrêmes que je demeurai sans consolation.
Une troisième fois je revins de la maison de cam-
pagne, bien résolu à quitter la vie religieuse et à me
retirer dans un heu solitaire pour m'y laisser mourir
de faim , en protestation de ma foi.
» Arrivé chez le bon Père, je lui exposai mon état.
Après quelques paroles encourageantes , il me dit :
— « J'espère que le bon Dieu aura pitié de vous et
)' vous fera miséricorde. » Je me retirai dans ma
chambre , convaincu que je ne pourrais vivre encore
vingt-quatre heures, tant ma j^eine était excessive. Ma
seule consolation était de me dire : Au moins je mour-
rai au milieu de ces braves gens ! car j'étais tout à
fait un homme du monde.
» Après quelques instants, la pensée me vint de
réciter encore un dernier chapelet; je ne sais com-
ment ni pourquoi f car mon intelligence était comme
égarée et tout sentiment de foi était éteint dans mon
RECTORAT A AVIGNON. 85
cœur. Cette suprême prière était à peine commencée
qu'un mieux se fit sentir, et plus le chapelet avançait
plus le calme se faisait en moi; si bien que, le cha-
pelet fini, la tentation avait disparu, et je me trouvai
rempli d'un sentiment de foi si vif que si Notre-
Seigneur était alors visiblement apparu quelque part
et qu'on m'eût invité à aller le contempler, j'aurais
refusé de m'en convaincre par moi-même, tellement
ma foi se trouvait tout à coup ferme et assurée.
» Je dis confidemment ces choses à deux jeunes
scolastiques , qui me répondirent : — « Certainement
» le P. Barrelle a prié pour vous. » Le lendemain,
étant en leur compagnie , je rencontrai ce bon Père
dans le jardin. Il s'informa de mon état. — « Tout
est passé, lui répondis-je, et je suis entièrement
guéri. » J'ajoutai : — «Ah! mon Père, vous avez
prié pour moi. » A ces jnots, il se détourna un
peu pour n'être pas vu de mes compagnons, et
d'un air sévère et plein d'autorité, il^ me fit signe de
me taire.
M Quelque temps après, la tentation revint plus vio-
lente que jamais. J'eus recours à mon consolateur. Ce
bon Père m'annonça alors que cette épreuve durerait
un an. La prophétie s'accomplit à la lettre. Je subis,
durant l'année entière, les assauts du tentateur;
mais l'année une fois écoulée , je fus délivré pour
toujours. »
Ija maladie semblait obéir comme la tentation à ce
pouvoir mystérieux exercé [)ar le saint Recteur. Le ré-
cit d' un Frère coadjuteur va nous en fournir la preuve :
86 CHAPITRE VINGT-CINQUIEME.
« Le souvenir de la guérison miraculeuse que je
dois à l'intercession du P. Barrelle s'étant réveillé en
moi d'une manière toute particulière au moment de
quitter la ville de Clermont où reposent les restes
vénérés de ce bon Père, j'ai senti un vif désir de faire
connaître celte grande grâce qu'il m'a obtenue du
Sacré Cœur de Jésus. Je ne ferai jamais assez pour lui
en témoigner ma reconnaissance.
» En 1855, j'étais à Avignon, novice de la Compa-
gnie de Jésus depuis dix mois environ. Je fus attaqué
d'une fièvre typhoïde qui, au bout de quarante jours,
me réduisit à la dernière extrémité. Dans cet état, je
manifestai le désir de recevoir une dernière fois le
sacrement de pénitence pour achever de me purifier;
mais avant d'avoir pu satisfaire ce désir je tombai dans
un assoupissement avant-coureur de la dernière ago-
nie. Deux médecins qui avaient suivi le cours de la
maladie déclarèrent que j'allais bientôt rendre le der-
nier soupir. L'extréme-onction me fut administrée,
et l'on récita sur moi les prières des agonisants.
» Alors le P. Barrelle s'approcha de moi, jeta sur
moi un dernier regard et sortit; mais il ne m'aban-
donnait pas; car, prenant pitié de mon état, il adres-
sait au Sacré Cœur une fervente prière. Dans ce même
moment je sentais que j'allais mourir et j'en éprouvais
une grande peine, jugeant que je n'étais point assez
préparé; lorsque, par une grâce particulière, j'ai pu
adresser intérieurement à Dieu cette dernière prière :
Moji Dieu, encore un peu...; laissez-moi jusqu'à de-
main! Au même instant je sentis s'opérer en moi
RECTORAT A AVIGNON. 87
comme une résurrection, je me sentis revivre ; bientôt
après je repris connaissance , et au bout de quelques
jours mes forces étaient entièrement revenues.
» J'étais sauvé; mais ce n'était point tout : il me
resta de ma maladie une douleur de tête qui, par sa
continuité , m'empêchait de vaquer aux travaux et
aux exercices de la maison. Aussi fut-il bientôt ques-
tion de me renvoyer dans ma famille, comme impropre
à remplir aucun emploi dans la Compagnie. Les Pères
de la maison furent consultés , et la plupart furent
d'avis que l'on ne pouvait pas me garder. Mais le bon
Père Barrelle demanda un délai, disant qu'il ne fallait
rien précipiter, qu'il lui semblait que j'étais appelé de
Dieu à la Compagnie , et que, dans ce cas, Dieu sau-
rait bien me guérir. Ainsi fut fait; et ce fut encore à
lui que je fus redevable du bienfait d'être reçu dans la
Compagnie de Jésus.
» Depuis lors il me témoigna une tendresse toute
particulière, et quelque temps après, comme j'allais
partir pour l'Afrique, il me fit venir seul dans sa
chambre. Là, il me déclara et me répéta à plusieurs
reprises avec une entière assurance que c'était au
Sacré Cœur de Jésus que j'étais redevable de ma gué-
rison , que je devais en retour l'aimer et le faire aimer
autant qu'il me serait possible. Il me dit aussi que je
ne serais jamais renvoyé de la Compagnie; que,
quoique je ne fusse point savant , je m'y rendrais
utile; enfin que, malgré la faiblesse, la migraine et
les douleurs que m'avait laissées la maladie , le Sacré
Cœur me voulait dans la Compagnie, et qu'il me guéri-
88 CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME.
rait. Enfin il me recommanda le plus grand secret sur
tout ce qu'il venait de me dire.
» Tout ce qu'il m'a dit s'est parfaitement réalisé.
Sur ses instances j'en ai toujours gardé le secret,
jusqu'à aujourd'hui, où la sainte obéissance m'oblige
à le dévoiler.
» Clcnnont, 14 octobre 18G6. »
On peut commencer à se faire une idée du gou-
vernement d'un tel supérieur : le Ciel était de com-
plicité avec lui et lui prétait sa puissance ; d'en haut
il recevait les inspirations de son cœur, d'en haut
descendait sa sagesse, d'en haut même venaient à
propos les secours réclamés par les nécessités tempo-
relles.
La sainte Vierge et saint Joseph étaient établis par
sa naïve confiance comme ses pourvoyeurs d'office. On
ne sait quelles conventions existaient entre eux et lui,
mais on prenait quelquefois sur le fait ces touchants
rapports de confiance et de bienfaits.
Pendant qu'il s'occupait des premières constructions
du collège, un soir il était en prière devant la statue
de IMarie, dans cette chapelle souterraine que nous
avons décrite, et se croyant seul il disait à la sainte
A^ierge : — « Vous ne m'avez encore rien envoyé
d'aujourd'hui. » C'est que, depuis le commencement
des travaux , chaque jour la Vierge fidèle lui avait en-
voyé une aumône. Mais Marie n'avait pas oublié son
serviteur. L'heure du sommeil n'était pas venue que
le secours espéré récompensait sa confiance.
RECTORAT A AVIGINON. 89
Quant à saint Joseph , tous les mercredis une messe
e'tait célébrée en son honneur, pour qu'il fut le pre-
mier économe de la maison. — « Ah! disait un soir
le P. Barrelle, ce bon saint se fait encore bien tirer
le manteau; aujourd'hui il est en retard. » Mais à
peine avait-il porté sa candide accusation contre son
bien-aimé protecteur, que le procureur de la maison
reçoit une aumône de cinq cents francs. — « Ah!
reprit le bon Père en racontant cette générosité nou-
velle, je suis bien obligé de m'en dédire , et de toute
mon âme je fais bien à saint Joseph réparation d'hon-
neur. »
Au fait, saint Joseph se devait à lui-même de mon-
trer sa protection. N'avait-il pas été établi le patron
de la maison , n'était-il pas le modèle officiellement
accepté par le saint Recteur, le refuge par lui proposé
à toute sa famille religieuse?
Répondant aux souhaits de la nouvelle année que
la comnmnauté venait de lui offrir, selon l'usage, il
dit : — « Entre autres considérations qui encouragent
ma faiblesse dans la charge de supérieur, je place au
premier rang le souvenir du bon saint Joseph, le
dernier, sans doute, par le mérite dans la sainte
Famille, et qui pourtant, par le choix de la volonté
divine, était le premier dans la maison de Dieu. »
Dans une autre occasion , c'était précisément le
jour de sa fête, la communauté étant réunie autour
de lui dans la salle commune, il commença par quel-
ques épanchements de foi et de tendresse sur saint
Joseph, son patron. Puis, se tournant vers une sta-
90 CHAPITRE \ INGT-CKN OUIÈME.
tuette du saint, qui tenait en ses bras caressants l'En-
fant Jésus endormi sur son cœur : — « Quel plus excel-
lent modèle, dit-il, vous pourrais-je donner en ce
moment, que le Dieu enfant reposant avec abandon
sur la poitrine de Joseph? Il lui confie son corps, ses
intérêts, sa vie... et il semble nous dire : Ah! qne je
suis bien dans ses bras! Reposez-vous ainsi sur le
cœur de mon père. »
Le séjour du P. Barrelle à Avignon subit une inter-
ruption d'une année. La division de la province de
Lyon en deux provinces amena des changements dans
l'administration intérieure, et le P. Barrelle fut dési-
gné comme supérieur de la maison de Lyon. .Yoici
comment il parle de ce renoncement, imposé à la fois
à son cœur et à son humilité; à son cœur, par la
séparation de la famille aimée, à son humilité, par
une nouvelle responsabilité. Il écrit le 1*"^ novem-
bre 1852 :
« Me voici à Lyon, Incertain depuis deux mois
environ sur ma destination future, je fus enfin appelé,
du fond d'une retraite à peine commencée, pour venir
me baisser ici sous le faix d'une supériorité nouvelle;
et voilà quinze jours qu'elle m'a saisi et qu'elle
m'étreint. Oh ! la bonne et douce chose que de ne
tenir à rien, en aimant cependant ce que la charité
de Jésus veut que nous aimions comme il aime ! »
Installé le 16 octobre comme Supérieur au chef-
lieu, il entrait en même temps et de nouveau dans les
conseils de la province. A l'âge de cinquante-neuf
ans, il ne pouvait guère être, comme autrefois,
KECÏOKAT A AVIGNOlN. 91
l'homme de l'initiative; et nous serions tenté de le
regretter, en conside'rant la mission dévolue naturel-
lement au Supérieur d'être l'àme des œuvres et l'in-
spirateur de l'action, comme il doit être au dedans
l'organe vital de la régularité religieuse et de la cha-
rité fraternelle. Mais Dieu avait choisi l'homme de
l'heure présente. La fm de 1852 et Tannée 1853 ren-
fermaient les incertitudes de toute transition de gou-
vernement dans un grand pays; l'esprit de conser-
vation et d'expectative prudente qui animait alors le
P. Barrelle convenait donc mieux à la situation que
l'ardeur des saintes entreprises. Ses ministères habi-
tuels auprès des âmes, plusieurs crises de santé, et enfin
sa députation à Rome, au nom de la province de Lyon,
pour l'élection d'un nouveau Général, voilà le simple
résumé de l'année.
Cet ouvrier diligent avait sur son travail et sur sa
vie de bien humbles pensées. Il parle ainsi le 14 fé-
vrier 1853 :
« Etes-vous au courant de mes petites œuvres? Je
les recommande à vos charités, pour que le Maître
de la vigne ne perde rien en se servant d'un ouvrier
comme moi, et quejelui donne, vers la onzième heure
de ma vie, ce que les heures précédentes n'ont cessé
de lui enlever ou de lui disputer. »
Ce n'est pas la première fois que, dans sa corres-
pondance comme dans sa conversation, le P. Bar-
relle pressent le déclin. L'humilité lui révélait une
vérité que peu d'hommes savent comprendre à temps,
c'est que, par deux mouvements simultanés, en mon-
«2 CHAPITRE YI^GT-GI^'QUIEME.
tant vers sa plénitude l'homme descend déjà vers son
déclin. Ce qui est force, sagesse, vertu, s'achève et
se complète longtemps encore, que déjà nous con-
tractons une sorte de vieillesse. Elle tient moins à
nous qu'au milieu renouvelé qui nous entoure et qui,
nous faisant de sa nouveauté un contraste saisissant,
nous classe, à notre insu , dans un monde ancien, et
ne se laisse bien atteindre que par ce qui se rapproche
davantage de sa propre jeunesse. Il nous donne sa
confiance dans toute la mesure que comporte l'es-
time, mais il aime à trouver une ardeur plus vive
pour en recevoir l'impulsion.
Cette situation créée par la nature n'échappa point
au P. Barrelle. Quand, après la mort du 11. P. Bon', il
fut désigné pour diriger la congrégation des Enfants
de Marie, il comprit bientôt f[ue sa maturité même et
une sorte d'austérité dans la vertu le rendaient moins
puissant pour le bien au sein d'une réunion où des
formes vives et une certaine fraîcheur de pensées
1 Dans la Heur de son âge et de ses espérances, trois mois seule-
ment après son installation , venait de nous être enlevé le premier
supérieur provincial de notre nouvelle province de Lyon : le
Pi. P. Joseph Bon, l'homme au cœur noble et séduisant, aux vastes
pensées de zèle, l'ardent ami, le directeur puissant par le dévoue-
ment et les lumières, qui savait le cœur humain et qui connaissait
son siècle, en un mot l'homme qui semblait né, tout à la fois, pour
faire éclore sous sa main les œuvres saintes et pour épanouir à ces
œuvres les âmes {généreuses.
Mais il dévorait en peu de jours trop remplis les lonjjues années,
et un héroïque sacrifice, sanctionné de Dieu sur la tombe encore
ouverte de huit de nos Frèies, nous a dérobé ce grand avenir.
Le typhus sévissait dans le midi de la France. Le noviciat
d'Avignon semblait désigné tout entier au fléau destructeur. Déjà
RECTORAT A AVIGNON. 93
donnent naturellement plus d'empire. Il annonça
humblement qu'il se retirait.
Parmi les œuvres qu'il aida, à Lyon, de ses encou-
ragements, nous nommerons une association qui se
fondait pour fournir le luminaire du saint Sacrement
dans la chapelle des Dames de la Réparation. Il
exhorta plusieurs personnes à s'occuper de cette
œuvre, et à sa parole on eut bientôt recueilli plus de
mille francs d'annuités. Cependant jamais rien au
dehors ne put faire présumer que le vénéré Père se
fût occupé de cette œuvre, tant il savait disparaître
en faisant le bien.
Le T. R. P. Roothaan étant mort, la congrégation
provinciale de la province de Lyon députa le P. Bar-
relle à Rome pour l'élection du Général de la Com-
pagnie. Ce vote avait eu lieu le 4 mai 1853. Le
6 juin, le P. Barrelle prit sa route vers Rome.
Ce fut un vovage pénible, et le séjour à Rome au
fort de l'été éprouva beaucoup la santé du Père. Les
huit novices de la Compagnie avaient succombé avec une rapidité
qui ajoutait à la désolation. Le P. Provincial accourt, il rassemble
la communauté, mêle ses pleurs aux pleurs des enfants, et dans
l'élan de sa douleur paternelle, il termine par ces mots la prière
tout émue qui sortait de son cœur : — « Et s'il faut encore, Sei-
gneur, une dernière victime, fi'appez-moi ; mais épai^gnez mes
enfants! w
Ce fut, dans une même parole, une sentence de vie et de mort.
Dès cet instant tous les malades entrèrent en convalescence. Le
P. Bon partit pour l'Afrique; un choc reçu à la tête détermina
une congestion séreuse, et, le 4 décembre 1852, le bon Père allait
chercher sa couronne. Il n'avait que quarante-cinq ans.
C'est lui qui, pénétré de vénération pour le P. Barrelle, l'avait
appelé à Lyon , à ses côtés, comme Supérieur de la Résidence.
94 CHAPITRE VINGT-GIINQUIEME.
joies de l'âme heureusement apportaient leur com-
pensation aux fatigues corporelles. Parmi ces joies il
faut compter la douceur de se retrouver auprès du
tombeau de notre bienheureux Père Ignace. Une
lettre du 25 juillet exprime bien ce sentiment :
« Au moins vous enverrai-je une salutation qui se
ressente de la proximité du tombeau de mon saint
Père Ignace. Vous ne sauriez croire tout ce que ce
tombeau dit au cœur, quoique toujours silencieux. Il
s'en exhale quelque chose qui remplit Tàme, qui l'attire
vers ces restes sacrés, et qui lui fait désirer l'esprit
par lequel ils furent vivifiés pendant tant d'années. Je
le sollicite cet esprit pour moi si pauvre et pour
tant d'âmes que m'a confiées Notre-Seigneur. Si ma
prière est exaucée, savez-vous quel en sera le résultat?
— Ce qu'exprimait ce bon saint dans l'offrande de tout
lui-même à son Dieu : « Votre amour seul avec votre
» grâce, ô mon Dieu ! et je suis assez riche , et je n'ai
» plus rien autre à vous demander. »
Selon sa coutume, le P. Barrelle sacrifia aux dou-
ceurs du recueillement toutes les satisfactions, môme
les plus saintes, auxquelles la curiosité pouvait avoir
quelque part. Etant allé rendre visite aux religieuses
du Sacré-Cœur à la villa Lante, d'où l'on jouit d'un
coup d'œil splendide, tandis que d'autres religieux
contemplaient avec admiration le spectacle qui s'éten^
dait sous leurs regards, il s'échappa furtivement, et
on le retrouva disant son bréviaire dans un coin retiré
d'où l'on ne pouvait rien voir.
Une petite aventure qui peint bien son humble
^' RECTORAT A AVIGNON. 95
vertu mérite d'être rapportée. Nous transcrivons le
récit d'un témoin :
« Le R. P. Barrelle se trouvait à Rome à l'époque
de la congrégation générale, en 1853. Voyant que
notre maison de la Trinité du Mont était fréquentée
par les RR. PP. Provinciaux, il s'abstint modeste-
ment d'y paraître. Nos Mères lui en firent des plaintes
qu'il accueillit par une douce plaisanterie, afin de
couvrir le sentiment d'humilité qui l'avait retenu.
Pressé plus vivement, il consentit à venir le premier
vendredi du mois, et, dans l'espérance de passer plus
inaperçu, il dit qu'il partirait du Gesù à cinq heures
du matin. Or, nous avions alors au pensionnat les
filles de l'ambassadeur de Portugal ; il nous était fort
dévoué et mettait volontiers sa voiture à notre dispo-
sition. Gomme l'heure désignée par le P. Barrelle ne
pouvait le déranger, il envoya son équipage pour
épargner au Père la fatigue du trajet. Mais l'humble
religieux, à la vue de ce beau carrosse et des domes-
tiques en livrée, ne put se résigner à y monter; il
partit donc à pied, persuadé qu'il échappait ainsi à
tous les regards. Il comptait sans la ponctualité des
domestiques; ils voulurent exécuter les ordres de leur
maître et suivirent au pas le P. Barrelle jusqu'à la
Trinité du Mont, ce qui excita la curiosité publique^
On se demandait quel pouvait être ce grand prélat
que l'ambassade de Portugal honorait ainsi à une
heure si matinale. «
La Congrégation générale, par la nomination d'un
nouvel assistant d'Italie, permit à la province de Lyon
96 CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME. X
de faire une acquisition pre'cieuse. Le R. P. Fran-
cesco Pellico, le frère du célèbre Silvio Pellico, nous
fut donné parle T. R. P. Général. La place de cet
éminent religieux se trouvait naturellement indiquée
au chef-lieu de la province. Il fut nommé supérieur à
la rue Sala, et le P. Barrelle fut rendu en qualité de
Recteur au noviciat d'Avig^non.
A cette occasion, il explique ses sentiments dans la
lettre suivante :
a On m'a renvoyé votre lettre à Avi(}non, où il a plu
à Notre-Seigneur de me replanter encore, à mon
grand contentement, malgré les épines qui n'ont cessé
de croître pour moi aussi longtemps que je l'ai habité,
pendant mon premier Rectorat. Le second est com-
mencé depuis le jour de l'Exaltation de la sainte
Croix. Que me présage cela? Je l'ignore. Mais il est
doux et consolant toujours de se plier à la volonté
d'un ami; et quand cet ami est Jésus, vraiment les
épines deviennent ce qu'il y a de plus délicat entre
les fleurs. Je le bénis de ma position, où du reste le
travail ne manque pas. »
C'est le moment d'étudier de plus près ce travail
sur les âmes, accompli par les retraites spirituelles,
la correspondance et le saint Tribunal; travail auquel
l'homme de Dieu , avant d'être repris une dernière fois
par les sollicitudes de l'éducation, peut encore se livrer
en toute liberté. Cette étude sera l'objet des chapitres
suivants.
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 97
CHAPITRE XXVI
LES RETRAITES SPIRITUELLES.
Le P. Rairello prédicateur des pensionnats et des comniunaïuéa
relijjieuses. — Il puise ses inspirations près des saints taberna-
cles. — Son prestige surnaturel sur l'enfance. — Sa manière et
son succès. — Le prédicateur de la vie parfaite. — Méthode du
P. Rarrelle dans les retraites spirituelles.
En avançant dans l'esquisse biographique du R. P.
Barrelle, peu à peu nous nous replions avec lui du
mouvement des choses extérieures à l'action de plus
en plus intime de l'instrument de la grâce sur les
âmes; jusqu'à ce que nous le retrouvions placé pres-
que exclusivement en face de Dieu et de soi-même,
achevant, du fond de sa cellule, son fécond aposto-
lat, par l'influence de ses conseils et de son oraison.
En ce moment, il faut le voir à l'œuvre auprès de
cette portion choisie du troupeau de Jésus-Christ qui
abrite sa ferveur au sanctuaire du cloître, ou des
jeunes âmes confiées à leurs exemples et à leur soli-
tude recueillie. Nous avons nommé les communautés
religieuses et les pensionnats. Nous allons étudier
l'homme de Dieu dans l'œuvre des retraites spiri-
tuelles, plus excellente, croyons-nous, à mesure
qu'elle s'adresse à des âmes plus rapprochées de Dieu,
TOAr. II.
98 CHAPITRE VIIN GT-SIXIEME.
soit par la générosité de la vertu, soit par la délica-
tesse de l'innocence.
Ensuite nous essayerons d'entrevoir discrètement
les rapports étroits et immédiats de la direction des
consciences, par le saint tribunal et par les conseils
qui en continuent l'action toute surnaturelle.
Le P. Barrelle a été un des hommes les plus re-
cherchés de notre temps pour ces deux ministères des
retraites et de la direction. En vingt ans, on compte
par centaines les retraites qu'il a préchées. Nul ne
nous demandera de le suivre dans le détail de cette
apostolique activité. Nous présenterons un précis de
sa manière et une appréciation historique des utiles
résultats qu'il obtint.
C'était quelque chose assurément chez un homme
si dégagé de tout intérêt personnel, que de ressentir
une prédilection singulière pour les âmes consacrées
à Dieu. Il y avait là un indice de la grâce reçue pour
leur bien. Ce don se révélait à l'œuvre et s'expliquait
suffisamment par la vertu de l'instrument, éminem-
ment propre à répandre la grâce dans les âmes ([ui
n'aspirent elles-mêmes qu'à la perfection. On ne pou-
vait s'empêcher de remarquer le don éminent du saint
religieux pour inspirer l\amour de Dieu et pour porter
les âmes à l'imitation du modèle divin, qui est Jésus-
Christ. Son cœur n'était-il pas la ferveur même? ne
le tenait-il pas constamment appliqué et pour ainsi
dire collé aux sources du saint atnour?
Entre ses instructions, en dehors du confessionnal,
on ne Fa jamais vu qu'aupre.^ du saint tabernacle si
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 99
fort eiichainé par l'amour aux pieds de son divin
Ami, que ni sollicitations charitables, ni gracieux
reproches ne pouvaient l'en arracher un instant. Il
allait de Je'sus-Christ à Jésus-Christ, de J'autel où il
réside aux âmes dont il fait sa demeure. Il alléguait
que la prière était sa mission principale, et si, pour
s'être moins répandu, il devait encourir le blâme,
« Il est des circonstances, disait-il, où il faut s'élever
au-dessus des jugements humains. »
La journée ne mesurait pas les heures de ses entre-
tiens avec Dieu. Tantôt après un court repos, tantôt
sans avoir pris un instant de sommeil, il revenait au
tabernacle. Là, à genoux, la tète appuyée sur l'autel,
ou quelquefois prosterné, il priait avec une telle
véhémence qu'à son insu ses gémissements d'amour
retentissaient au loin. Bien souvent aussi on l'enten-
dait se flageller longuement dans le silence de la nuit.
Nous avons sur ces choses de nombreux témoi-
gnages. Nous en citerons un seul. C'est une religieuse
qui parle :
« Un soir, retenue par mes occupations jusqu'après
le coucher de la communauté, j'allai faire ma prière
et mon examen dans une chapelle assez voisine de la
chambre du Père, qui donnait à cette époque une
retraite à nos enfants. Au bout de quelques instants
j'entendis, dans la direction de cette chambre, des
gémissements, des sanglots, des paroles entrecoupées.
Mon premier mouvement fut d'appeler le domestique
pour porter secours au Père, que je supposais souf-
frant.
iOO CHAPITRE VI^'GT-SIX1ÈME.
M Je me souvins à propos de sa confusion et de son
chagrin lorsque, dans une autre de nos maisons, il
fut surpris dans ses oraisons et dans ses monolog"ues
nocturnes par une personne qui l'avait cru malade.
Je tenais aussi d'un domestique qui avait couché non
loin de lui, que pendant ses retraites il en était de
même à peu près chaque nuit. Retenue par ce motif,
je respectai ce qui se passait entre son âme et Dieu,
et craignant presque quelque apparition surnaturelle,
je me retirai.
» Mais le lendemain j'examinai le Père avec une
curieuse attention. Il n'y paraissait plus. Sa sérénité
habituelle se montrait sur son visage; j'avais seule-
ment surpris un des secrets de sa parole. »
Que de précautions délicates n'employait-il pas
cependant pour n'être pas surpris! que de saintes
ruses pour s'assurer qu'il ne serait ni vu ni entendu!
Il s'informait avec soin si personne ne demeurait au-
près de la chapelle, il demandait si on avait soin de
se conformer à la règle liturgique de ne placer
aucune chambre à coucher au-dessus du sanctuaire
où repose Notre-Seigneur; il ne voulait pas qu'aucun
domestique fût mis à proximité de sa chambre pour
lui rendre service au besoin, prétextant ou sa pré-
dilection pour un parfait silence ou sa peine d'être
un dérangement pour personne. Bien sûr alors de sa
complète solitude, il allait en liberté adorer son bon
Maître et laissait aller son cœur en sa présence, l'in-
terpellant de ses protestations d'amour ou de ses
supplications, comme s'il l'eût vu des regards du
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 101
corps. Puis, le matin venu, il prévenait l'heure du
réveil et rentrait dans sa cellule.
Rempli des inspirations recueillies à la source de
toute lumière, il allait vers ses chères âmes; c'était
son vocatif habituel dans les instructions aux reli-
gieuses. « Je ne connais personne, disait-il, je ne vois
que des âmes. » Il leur parlait tout possédé de la
charité divine. L'amour éclatait dans ses discours. Il
y avait comme des éclairs qui en trahissaient l'ardeur,
et telles exclamations échappant tout à coup en don-
naient la mesure : « Pour vous, bon Maître, que ne
ferais-je pas ! Je m'ensevelirais dans un cloaque, dans
un égout ! »
L'oraison était encore son refuge contre l'impuis-
sance. Dieu permettait, en effet, pour donner, par
le sacrifice, plus de mérite à ses discours et plus d'ef-
ficacité, qu'il se trouvât souvent comme un désert
sans eau. Alors il s'humiliait dans la prière, et sou-
dain, à une heure inattendue, arrivait la lumière de
Dieu.
« Il souffrait beaucoup durant les retraites qu'il
nous donnait, dit un de ses auditeurs, et tandis que
nos cœurs d'enfants s'ouvraient avec bonheur à l'a-
mour de ce Jésus qu'il nous montrait sous de ravis-
santes couleurs, notre bon Père était en proie à une
pression d'âme fort pénible. Quelquefois même l'en-
nemi se portait contre lui à des voies de fait assez
visibles. Il disait une fois à l'une de nos Mères : —
«Il m'en fait bien, mais que m'importe! » Jésus
connu et aimé le consolait de tout. Au retour d'une
6.
102 CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.
de ces retraites , il disait : — « Je reviens le cœur
content; voilà de petits cœurs qui ne connaissaient
pas encore Jésus-Christ; ils ont été tout étonnés...
Ce ne sont pas encore des fournaises d'amour, mais
de petits foyers en attendant mieux. »
« Le bon Père était réputé pour sa haine contre le
monde. Ceci lui attirait beaucoup de critiques et bien
des contradicteurs. Il le savait, et comme il s'appli-
quait à nous inculquer sur le monde les sentiments
de Jésus-Christ, un jour il nous dit à ce sujet le
secret de son cœur. C'était précisément dans une
instruction contre l'esprit mondain. — « On se plaint
beaucoup, dit-il, de ce P. Barrelle, qui tonne tou-
jours contre le monde, et l'on dit: Le monde! le
monde! que lui a-t-il donc fait? Ah! mes enfants,
reprit-il avec l'accent de l'amour blessé, ce qu'il m'a
fait, ce monde, pour que je le déteste! ce qu'il m'a
fait, ce monde! Il a tué mon Jésus! »
Sur tous les enfants il exerçait un empire extraor-
dinaire. Sa personne était saisissante comme sa
parole ; or il disait des choses comme nul ne pourrait
les redire, le ton, le regard, le geste, tout en lui
parlait une langue incisive, ardente et colorée; les
enfants étaient électrisés.
« Je me souviens, ainsi parle une religieuse, d'avoir
vu, dans une de nos maisons, le petit pensionnat
assister aux instructions d'une retraite donnée pour
nos grandes jeunes filles. Se laissant aller à parler de
Notre-Seigneur, le Père avait dit des choses ravis-
santes, mais, ce semble, fort élevées pour l'auditoire.
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 103
Nos petites filles écoutaient dans un profond silence.
Il s'arrêta Toutes alors, levant spontane'ment les
mains, s'écrièrent : — «Que c'est joli ! » On eût dit
qu'elles avaient entrevu le ciel. »
Gela nous rappelle ce que nous ont écrit les
religieuses du Saint-Nom de Jésus, du couvent de la
Giotat :
«Au mois de janvier 1846, le bon Père fit une
retraite à nos élèves. Il leur parla avec tant d'onction,
et se mit si merveilleusement à la portée de tous les
âges, que les plus jeunes enfants, retenant leur res-
piration, se hissaient sur la pointe des pieds pour
mieux le voir et pour ne pas perdre une seule de ses
paroles. »
Partout c'était le même empressement sous l'action
du même zèle.
« Quand il commençait à parler de Notre-Seigneur,
il ne dépendait pas de lui de se modérer. Nous crai-
gnions alors pour sa poitrine, nous craignions que 1^
chaire péltative d'où il parlait ne vînt à perdll^&on
équilibre. La manière dont il disait les choses ^^ait
passer dans les âmes une partie du feu qui le possé-
dait. Aussi nos élèves aimaient-elles Notre-Seigneur
comme un frère, comme un ami. L'une d'elles étant
allée pour quelques jours dans sa famille, écrivait:
— « Voilà quatre jours que je n'ai entendu parler de
Jésus! Que c'est long! »
» Le bon Père interrompait la gravité de son dis-
cours pour adresser la parole aux plus jeunes enfants ;
leur attention se tenait alors si bien éveillée qu'elles
104 CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.
faisaient de ses instructions des résumés pleins de
justesse et d'une ravissante simplicité. »
Il fallait à tout prix qu'il répandît le feu de la
charité dans ces jeunes âmes.
Un triduum, dans un nombreux pensionnat, ne
donnait pas les fruits attendus. On écoutait, mais je
ne sais quoi de frivole disputait la victoire à la grâce;
les cœurs n'étaient pas pénétrés. Le P. Barrelle en
tomba malade de chagrin la veille de la clôture, et ne
put venir la présider. Les enfants en furent informées,
profondément émues, et l'effet de la retraite fut pro-
duit.
Dans un pensionnat important, par suite de cir-
constances malheureuses, un esprit de mondanité
s'était emparé de la masse. Ces jeunes fdies, préoc-
cupées de rêves frivoles, étaient pour ainsi dire
inaccessibles aux influences de la piété. Notre-Sei-
gneur et ses divins mystères n'avaient point d'attrait
pour ces jeunes cœurs. Le P. Barrelle commença
la retraite. Il fit entendre les grandes vérités de la
foi. Or, autant il était onctueux quand il parlait de
l'amour de Dieu, autant il terrifiait quand il traitait
des divines justices. Ces enfants furent écrasées
sous ces vérités foudroyantes. Elles cédèrent à la
grâce et firent de fervents retours sur le passé.
Le quatrième jour au soir, le Père parlait encore
des jugements de Dieu, quand s'interrompant tout
à coup, et le visage rayonnant d'une joie céleste :
— « Mais le vide est fait, la place est nettoyée, le
temple est prêt! Paraissez, Seigneur Jésus! venez, il
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 105
est temps, faites-vous sentir, et on vous aimera. Vous
êtes si ravissant de beauté! » On eût dit que le Sei-
gneur Jésus se rendait visible à son serviteur et qu'il
lui découvrait les dispositions de ceux qui l'entou-
raient. Quoi qu'il en soit, la grâce se rendit telle-
ment sensible, que les sanglots obligèrent le prédi-
cateur à s'interrompre, et tout le monde tombant
à genoux ouvrit son cœur à Jésus-Glnist.
Les suites ont prouvé que ce n'était point là une
ferveur d'imagination. Ce pensionnat est devenu une
maison modèle. Plusieurs enfants, connaissant leur
faiblesse et redoutant les dangers du dehors, de-
mandèrent à passer leurs vacances dans la maison.
Le bon Père trouva le temps de leur écrire de pré-
cieux encouragements.
Sa manière nous parait exactement tracée dans le
témoignage suivant : « Une grande jeune fdle disait
un jour : « Ce Père commence par nous ôter tout,
» puis quand on n'a plus rien, il montre Notre-
» Seigneur et tout avec lui.» C'est là un résumé fidèle
de sa méthode dans ces pieux exercices. Qu'ils fussent
de huit jours, de sept ou même de trois jours, jamais
d'autre marche.
« 11 éveillait dans ces jeunes âmes les idées de bon-
heur, de gloire, de grandeur, de possession. Puis,
lorsqu'il avait dit : « Toutes ces choses sont pour vous,
» vous y aspirez légitimement » , les grandes vérités de
la foi lui servaient à foudroyer ces convoitises arrêtées
aux proportions de ce bas monde; il détruisait ce que
l'on croyait avoir, il rtn'nait les espérances, c'est là
106 CHAPITRE VIINGT-SIXIEME.
qu'il ôtait tout : la mort, l'éternité, ne laissaient rien.
Après avoir tout anéanti devant elles, il relevait ces
âmes, il les mettait en présence de i^otre-Sei^neur,
en qui il montiait la réalisation de tous leurs désirs,
dévoyés dans les choses liumaines. Ouel effet il pro-
duisait alors, lai qui avait à un point surhumain le
don de parler de notre Maître adoré! ,)'ai vu après
ces exhortations embrasées, les entants haleter et
comme éperdues, n'avoir plu^ en quelque sorte sen-
timent des choses de la vie matérielle. Le P. Barreile
montrait d'une manière si sensible les beautés de
Notre-Seigneur, que tout ce que l'imagination peut
accumuler de plus brillant palissait à ce Thabor.
» J'ai entendu beaucoup de prédicateurs éloquents;
non , jamais un seul qui ait approché de la chaleur de
ce séraphin. Il allait prendre le ieu sacré au foyer
divin; on eut dit qu'il venait du ciel pour parler aux
hommes.
M Je dois mentionner dans une retraite, c'était en
1854, un caractère qui n'avait pas encore paru d'une
manière aussi saillante et qui finissait par tout absor-
ber en notre bon Père : le désir du ciel. Il eut à plu-
sieurs reprises des élans vers cette terre des bien-
heureux, élans qui bcmblaient devoir le briser, et qui
l'épuisaient. Son àme ne tenait plus dans son corps,
on eût dit un lion bondissant contre les barrières de
sa prison. A la lettre, j'ai eu, nous avons eu plusieurs
lois la crainte qu'il ne parvînt à rompre ses liens, et
que son àme dégagée ne s'échappât pour tendre
l'espace jusqu'au paradis. Alors il parlait de Notre-
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 107
Sei(jneur comme s'il en avait eu dans le moment la
ciaire vision, et sa voix était comme perdue.
» Aussi, outre les élèves actuelles, bon nomlDre
d'anciennes étaient-elles accourues à cette retraite. .îe
me rappelle les émotions de l'une d'elles. Elle était
venue en dispositions bien éloignées de s'attacber à
Jésus seul , car son cœur était bien empâté dans des
amitiés bumaines ; mais après avoir lutté les premiers
jours, renversée par la force de la vérité en même
temps que gagnée par une grâce victorieuse, elle
avait cédé à Dieu; et quand je la voyais seule dans sa
cbaml)re, elle était comme ravie, sous un charme qui
lui ôtait la parole.
» Cette retraite coïncidait avec la proclamation du
dogme de l'Immaculée Conception. Plusieur%fois il
revint sur cette pensée qui le transportait de joie ; le
jour de la fête, on voyait qu'il ne quittait pas Rome
et le triomphe de la sainte Vierge.
» Admirable de confiance en Dieu , il recevait avec
une paix inaltérable, quelquefois joyeuse, les contra-
dictions et les erreurs qui le lésaient. Il ne souffrait
que d'une chose : c'était de ne pouvoir déployer plus
de puissance pour faire aimer Dieu. Ainsi pendant le
mois de mars, il venait tous les mercredis faire une
méditation au pensionnat sur saint Jose[)h. Je me
rappelle comment il nous parla de la douleur qu'eut
ce bon saint, dont Famour était si ardent, de se voir
confiné dans son atelier, sans pouvoir faire connaître
à l'univers le Dieu caché dans son réduit. On voyait
qu'il exprin>ait ce qu'il éprouvait lui-même.
108 CHAPITRE VINGT-SIXIEME.
» Il n'en était pas pour cela plus disposé à se faire
bienvenir du monde par des concessions sur les prin-
cipes. Il était toujours davantage ce juste en qui le
prince de ce monde ne pouvait rien trouver qui lui
appartînt, et sa doctrine n'en devenait que plus haute.
Il avait à ce sujet des saillies qui faisaient mémoire.
Ainsi, un jour, il avait établi certaines vérités évan-
(jéliques à propos des droits de Dieu sur les âmes :
— » Oui, mes enfants, dit-il vivement, il en est
» ainsi, et si dans le monde, dans vos familles on vous
» demande qui vous a enseigné de tels do(}mes,
» envoyez-les-moi, je leur répondrai, rue Saint-Marc,
» numéro 14. »
» J'ai retrouvé à Paris une de nos religieuses,
morte^idepuis connue une sainte. Elle avait suivi une
retraite du bon Père. Il n'en avait pas fallu davantage
pour tourner son âme à l'amour passionné de Nôtre-
Seigneur. Lorsque je la rencontrai plusieurs années
après, déjà la flamme sacrée commençait à prendre
une intensité qui devait la consumer en peu de temps.
Dans nos causeries intimes sur les choses de l'âme,
elle me demandait ce que le P. Barrelle disait de
Notre-Seigneur, comment il entendait ce que c'est
que l'aimer. Je lui communiquais tout ce que je sa-
vais , et elle en profitait mieux que moi ; car, trois ans
après, elle était mûre pour le ciel. En la revoyant,
après une séparation, je fus frappée des progrès
qu'elle avait faits. Elle semblait consommée dans
toutes les vertus et parlait du ciel et du bonheur de
voir Notre-Seigneur avec des transports séraphiques.
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 109
Elle a ainsi quitté la terre neuf mois avant le l)on
Père , qui, sans doute, aura été bien surpris en para-
dis du bien qu'il avait fait à cette âme. »
Plaçons maintenant ce prédicateur de la vie par-
faite au fort de l'action, lorsqu'il paraît au milieu des
âmes consacrées à Dieu, comme Tenvové du ciel. Ici
le mot est exact, non-seulement pour la foi et par la
mystérieuse vérité des choses, mais encore pour les
sens, pour l'oreille et pour le reg^ard, qui allaient
jusqu'à l'illusion. On croyait entendre, on croyait
voir un personnage céleste, Jésus lui-même; comme
il arriva au premier monastère de la Visitation de
Marseille, quand, après l'avoir entendu quelques
instants au parloir, devisant de la vertu, les religieuses
se disaient l'une à l'autre, sous une même impression
d'admiration : « Ce n'est pas un homme, c'est Jésus
lui-même. »
Elles ajoutent ces paroles : «Au mois de décembre
1845, pour l'Immaculée Conception, le P. Barrelle
voulut bien donner une retraite à nos élèves. Il nous
retraçait d'une manièie touchante la sainte humanité
du Sauveur; tout en lui nous la rappelait de même,
lorsqu'il vint pour d'autres instructions à la commu-
nauté ; si bien que nous croyions entendre Jésus en
personne. »
Citons encore en témoignage une religieuse d'une
éminente vertu; une âme, comme on disait dans sa
communauté, de l'école du P. Barrelle, ayant l'esprit,
le style et les vertus du maître.
a J'ai commencé à connaître le saint P. Barrelle
TOM. II. ' 7
110 CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.
par une de ses instructions sur l'amour du divin
Cœur, que j'entendis au noviciat. Nouvelle novice de
deux mois , je reçus de cette lecture une telle impres-
sion que, ne pouvant soupçonner que celui qui
l'avait faite pût vivre encore, je croyais avoir entendu
les dernières paroles d'un cœur trop embrasé d'amour
pour battre encore dans une poitrine. J'allai inconti-
nent trouver la Maîtresse des novices, pour lui de-
mander le nom du saint qui avait si bien parlé.
» Mon intention était de m'adresser à lui dans une
neuvaine , pour obtenir un peu de cet amour qui
l'avait consumé. Je le croyais si bien au ciel! Ab ! que
c'eût été trop tôt, et pour nous et pour tout le bien
qu'il devait faire encore! Quelle fut ma surprise et
mon cri de joie quand la Mère maîtresse me répon-
dit : — « Mais il vit, ce saint, g^râce à Dieu, et vous
M pourrez le voir un jour; c'est même une faveur que
» je vous soubaite vivement! »
M II y eut pour moi dans cette réponse comme
une assurance de salut et un gage de persévérance
dans ma vocation, qui avait été un peu ébranlée.
Je sentis à ce moment que le Seigneur, dans son infi-
nie miséricorde, m'avait ménagé de toute éternité ce
bien si grand de parler de mon âme à un saint que je
croyais au ciel et qui, à vrai dire, devait pour tou-
jours m'en laisser le parfum salutaire. Oui, je puis le
dire , c'était comme du ciel que tout me venait de lui
et par lui. Notre-Seigneur en soit mille fois béni et
remercié!
» Jamais je n'ai rencontré tant de force unie à
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 111
une si parfaite mansuétude. On peut dire qu'il insi-
nuait dans les âmes les vérités qu'il prêchait, non-
seulement par sa parole forte, animée et brûlante,
mais encore par toute sa personne ; son regard , ses
gestes, tout en lui était une prédication persuasive,
entraînante. »
Sa méthode dans les retraites était de s'emparer
d'une idée unique, d'une formule qui la présentait
en relief. Alors portant obstinément tout l'effort de
Fâme sur un même point, il burinait plus profon-
dément en elle la vérité, et inoculait, pour ainsi
dire à coup sûr, la vertu comme dans la moelle de la
volonté.
Si dans la prédication ordinaire, s'adressant à un
auditoire intermittent, à une assemblée multiple par
la variété et le contraste, soit des dispositions mo-
rales, soit de la science chrétienne, une doctrine
substantielle, une éloquence insoucieuse des prestiges
humains pouvait avoir une réussite inégale ; il n'en
était plus de même devant un auditoire plein de foi,
placé sans interruption pendant plusieurs jours sous
le flot d'une parole qui jaillissait imperturbablement
sur un même point, toute débordante de surnaturel et
d'amour divin. Parmi les innombrables retraites qu'a
données le P. Barrelle dans les communautés, à peine
s'en pourrait-il rencontrer une ou deux dont le succès
ait été médiocre.
Dans ces conférences religieuses, sa parole n'était
plus la même que lorsqu'elle s'adressait à des sécu-
liers. Plus sobre, plus austère de formes, elle donnait
112 CHAPITRE VI.NGT-SIXIÈME.
la vérité sans façon, sans ménagements. Tous les
esprits n'étaient pas également capables de ce hardi
regard sur la lumière. Tandis qu'à leurs yeux s'étalait
sans adoucissement l'austère clarté de l'abnégation,
quelques-uns, un moment éblouis, perdaient ensuite
peu à peu cet enivrement passager de la vérité. Son
souvenir allait s'affaiblissant , et l'élan de l'admiration
s'évanouissait. Communément au contraire, n'eût-on
entendu qu'un discours, on en gardait l'immortelle
empreinte, on revenait vingt ans, trente ans plus
tard à cet impérissable souvenir; comme certains
privilégiés de la grâce reviennent aux réminiscences
toujours fraîches d'une apparition surnaturelle.
Le P. Barrelle se répétait rarement. Il lui était plus
facile de puiser une suite nouvelle de pensées dans le
trésor de son cœur, que de ranimer sous son regard
l'étincelle endormie dans la trame écrite d'une retraite.
D'un jet sa plume répandait sans efforts le projet
développé d'une retraite entière, abondant de pen-
sées, ordonné comme un plan de bataille, plein de
l'inspiration des Ecritures; son cœur s'emparait de ce
thème, et lui donnait cette vie qu'il fallait recueillir
sur l'heure descendant des hauteurs du saint amour;
semblable à la manne que nul ne pouvait goûter s'il
ne la recueillait descendant des cieux avant le pre-
mier soleil.
Pour ne parler que des communautés religieuses,
il nous reste une quarantaine de ces projets de re-
traites, développés de la main du P. Barrelle. Ils se
présentent presque tous avec leur idée mère carac-
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 113
tërisée dans le titre. Parmi les triduum , c'est le grain
de sénevé, petite semence qui doit mourir en terre
afin de fructifier. C'est Lazare, ou connaissance et
mépris de soi. C'est Zacliée, modèle de l'âme reli-
gieuse ainsi que des prévenances gratuites dont elle
est l'objet. C'est le commentaire de ces paroles : Il
faut que Jésus croisse et que je diminue. D'autres sur
l'esprit de sacrifice, sur la sainteté religieuse, sur la
ferveur, sur la fidélité; enfin sur ces paroles : Renou-
velez-vous dans l'esprit de votre esprit.
Le triduum intitulé Des dettes, a pour texte ces
mots : Reddite omnibus debitiun.
L'âme religieuse est établie en face du divin Créan-
cier, qui revendique ses droits. Jésus apparaît d'abord,
comme modèle, acquittant ses dettes en toute rigueur,
d'une manière digne d'admiration. En parallèle,
l'âme, appelée à rendre compte, pèse la multitude
de ses obligations. A son tour elle est requise d'ac-
quitter envers Jésus-Christ ses dettes nombreuses avec
simplicité de vue, véhémence de désir, plénitude
d'amour, constanbe de volonté et délicatesse d'action.
Le P. Barrelle s'adresse-t-il aux filles de sainte
•Thérèse, c'est l'esprit du Carmel qui fournit le sujet
de son triduum.
Parle-t-il aux religieuses de la Visitation, il s'em-
pare d'une parole de leur mère, sainte Chantai :
« Toute votre nécessité est de vous aftermir dans le
train d'une entière et totale dépendance de Dieu, et
ceci sans exception, et d'élever votre cœur au-dessus
de tout par cette unique pratique de regarder Dieu,
114 CHAPITRE VINGT-SIXIEME.
vous contentant de ce qu'il vous donne; car enfin une
seule chose est nécessaire, qui est d'avoir Dieu. »
Ce dernier mot l'arrête : Avoir Dieu! La dépen-
dance de Dieu, voilà le but. Elever son cœur à Dieu,
regarder Dieu, se contenter de ce que Dieu donne,
voilà les trois moyens.
' En passant, notons une particularité. Cette re-
traite, comme beaucoup d'autres, est tracée en en-
tier sur le revers d'enveloppes de lettres qui [)ortent
le timbre des jours précédents. Il faut que le pauvre
de Jésus-Christ se retrouve dans les plus menus détails.
S'agit-il des retraites de huit jours? L'une a pour
tftre : Dieu seul est bon. L'autre : Jésus victime.
Une troisième : Vouloir faire et souffrir tout ce que
Dieu veut. Celle-ci est intitulée : La recherche de
Dieu. Celle-là développe la maxime évangélique porro
unum est necessarium, sous ce titre : Jésus-Christ ou
l'unique nécessaire. Celle qui a pour formule : Tout
doit être à Jésus-Christ, commence par établir le droit
fondamental du Sauveur; puis elle dénonce plusieurs
esprits hostiles à l'esprit de Jésus-Christ. Première-
ment l'esprit mauvais, secondement l'esprit mondain,
troisièmement l'esprit charnel, en dernier lieu l'es-
prit propre. La nature de celui-ci, son origine, ses ré-
sultats, savoir le ravage et le trouble intérieur, tout
est analysé avec une fine ironie.
Ecoutons un instant :
« L'esprit propre habite dans le fin fond de notre
être ; une très-petite place suffit pour le loger, lui et
tout son cortège; car, d'une taille svelte et souple, il
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 115
possède une des qualités des corps glorieux , la sub-
tilité. Oui, il se glisse, il s'insinue partout avec une
admirable aisance. On le croit à cent lieues, mais il
est là , alors qu'il est le moins attendu ; il est là avec
la plénitude de son mérite, toujours frais et dispos,
vermeil à faire plaisir.
M Ne vous effrayez pas, pauvres âmes! mais, en
vous épargnant vous-mêmes, je voudrais massacrer
cet infernal composé d'astuce et d'amour de soi qu'on
appelle l'esprit propre.
» Il porte l'homme à se considérer, à se consulter,
à s'écouter en tout, à détruire par une lutte acharnée
tout ce qui lui est contraire , ou du moins à s'y déro-
ber. L'orgueil fait son fond et son caractère distinctif;
le mot latin l'indique : superbia, qui se place au-
dessus de ce qui lui est dû. En effet , ramenant tout
à soi, n'envisageant les choses que par rapport à soi,
l'esprit propre se met au-dessus de tout.
» Mon prochain parle, je n'estime ses pensées
qu'autant qu'elles sont conformes aux miennes ; pour
peu qu'elles ne s'y ajustent pas , je les rejette sans
plus d'examen. Mon prochain agit, je méprise ou
j'aime son action, selon qu'elle est en plus ou moins
parfaite harmonie avec mes idées. Je veux bien avoir
des supérieurs ; oh! oui , j'ai le respect et l'amour des
supériorités, à une condition pourtant, c'est qu'elles
ne me heurteront pas, moi.
w Vous le voyez, l'esprit propre monte, monte
toujours, il escalade toutes les hauteurs, même les
hauteurs divines. Au fond, le péché n'est que cela :
116 CHAPITRE VINGT-SIXIÈME.
Dieu commande telle chose, elle me déplaît, à moi;
je n'obéirai pas ! C'est un tribunal intérieur où tout est
pesé, mesuré, rogné à la mesure du moi humain.
Que les intérêts personnels ne soient point compromis,
on accepte tout ; sont-ils tant soit peu froissés , on se
cabre ou on se retire.
» Telle est la tendance humaine : la pleine et pre-
mière supériorité , c'est moi ; en moi , ce qui est beau
et bien; rien de bon en ce monde que selon moi; le
moi en un mot est la règle, la raison dernière, et
tout ce qui dépasse sera éliminé sans miséricorde. »
Ces lignes suffisent à faire apprécier la finesse inci-
sive du moraliste. Il faut de plus pour connaitre ce
prédicateur des saints exercices, lire attentivement
quelqu'une de ses retraites spirituelles; elles sont
pleines de substance, de nerf et de simplicité.
Pareil à ces terres fertiles en froment , auxquelles
on ne demande pas volontiers une récolte moins no-
ble, l'esprit du P. Barrelle gardait une riche unifor-
mité dans ses productions. Il nourrissait les âmes d'un
petit nombre de vérités substantielles, toujours les
mêmes sous la variété constante de la forme.
Se servait-il par exception de cadres déjà déve-
loppés dans quelque autre enceinte, alors même sa
parole se modifiait selon les âmes. Sa marche était
libre. Il lui arrivait de la changer soudain d'une in-
struction à l'autre, comme un pilote qui modifie la
manœuvre selon le vent. Quelque thème qu'il choisit,
quelque forme qu'il employât, c'était toujours une
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 117
même doctrine; il en maniait le fond avec une sou-
plesse étonnante.
A envisager superficiellement les choses, on pou-
vait ne pas retrouver du premier coup d'œil la méthode
de saint Ignace; mais le P. Barrelle a anticipé de
trente ans sa réponse à une objection peu réfléchie;
il suffit de consulter le septième chapitre de cette his-
toire pour comprendre combien cette méthode lui
était chère.
Quiconque a l'intelligence des Saints Exercices re-
connaît bientôt que le P. Barrelle y ajuste sa pensée;
mais avec l'ampleur et la souplesse que donne une
connaissance approfondie de leur esprit. Toujours,
avec l'allure appropriée aux âmes qui l'écoutent, on
retrouve la vérité fondamentale, et c'est sa forme et
sa physionomie qui donnent un caractère distinct à
chaque retraite : toujours les grandes vérités de la
première semaine; toujours le Règne de Notre-Sei-
gneur et les mystères de sa vie , toujours de ces mys-
tères il fait jaillir, par la contemplation ou par l'analyse
surnaturelle, les vertus du divin Modèle, moule cé-
leste sur lequel doivent se façonner nos vertus.
Nous laisserons les yeux inexpérimentés ne recon-
naître les personnes qu'au vêtement qui les couvre.
Pour nous, sous la variété des costumes, nous retrou-
verons toujours la pensée mère des Saints Exercices.
Heureuse liberté d'allure qui écarte le danger de la
routine, et qui épargne aux esprits peu profonds une
fastidieuse monotonie.
« Il faut que vous ayez patience avec moi , chères
7.
118 CHAPITRE VINGT-SIXrÈME.
âmes, disait-il dans une retraite/ car je reviens tou-
jours sur les mêmes choses, ou plutôt sur un seul
objet, Jésus-Christ! Jésus-Christ! Mais le Saint-Esprit
le veut ainsi. Il veut que je bâtisse en vous par la
base sur ce fondement solide. Ainsi, supportez-moi
encore un peu, ou plutôt supportez Dieu qui vous
parle par la bouche de son pauvre serviteur. »
Oui, Jésus-Christ, c'était son fond , c'était comme
la substance de son cœur, c'était la plénitude de ses
discours, c'était la passion de son zèle, c'était son don
et sa grâce ; et nous ne sachons pas qu'une autre
bouche ait jamais eu la sainte fortune de parler plus
souvent de Jésus-Christ.
Jésus-Christ était son unique discours aux hommes,
c'était tout son discours quand il parlait à Dieu, toute
sa prière. Le soir d'un jour de fête, comme il avait
paru tout plein d'une même pensée tout le long du
jour, il ne put contenir son cœur et il dit : — « Ce
matin j'avais beaucoup à dire à mon Dieu : j'avais à
remercier, j'avais à demander pardon, j'avais à obte-
nir des grâces; alors je n'ai dit qu'un mot : Jésus-
Christ! et j'ai senti que ma prière était terminée. »
•«900O®OOe»««*»
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 119
CHAPITRE XXVII.
LES RETRAITES SPIRITUELLES.
Mission spéciale pour la congrégation du Sacré-Cœur. — Admirable
esprit d'obéissance. — Tendresses paternelles. — Les influences
du Saint-Esprit. — Vertus du prédicateur. — Efficacité de sa
parole.
Laissant de côté tant d'autres horizons de la vie
parfaite, savamment explorés par le P. Barrelle dans
un long apostolat près des âmes religieuses , nous
mentionnerons seulement la retraite sur la vie inté-
rieure. Elle fut donnée en 1842 aux Mères conseil-
lères des Dames du Sacré-Cœur, réunies aux Anglais^ .
On sent que l'homme de Dieu parlait à des âmes
fortes. Jamais cœurs g^énéreux ne furent placés d'une
main plus virile sous l'inexorable logique de la grâce
et de la vocation ; jamais plus impitoyable lumière ne
fut portée dans les détours du cœur , ni plus avide-
ment reçue.
Le bon Père savait à qui s'adressaient ses vigou-
reux enseignements. Depuis tantôt trente ans, à cette
époque, qu'il s'occupait des Dames du Sacré-Cœur, il
exerçait sur elles , dans une assez large mesure , une
espèce de paternité. En bien des maisons, comme à
* Ce nom désigne une ancienne maison de campagne située der-
rière la colline de Fourvières, où se trouve aujourd'hui un pen-
sionnat du Sacré-Cœur.
120 CHAPITRE VINGT-SEPTIEME.
Avi(}non, par exemple, ou comme à la Ferranclière,
on rappelait tout simplement le Père, par antono-
mase; à Gonflans, qui est le noviciat principal de la
Congrégation, on l'avait surnommé V Apôtre du Sacré-
Cœur.
Ce n'est pas qu'on ne rendît au zèle dévoué de tant
d'autres religieux éminents l'hommage d'estime et de
reconnaissance qu'ils savaient si bien mériter; mais
une sorte de désignation providentielle avait mêlé de
plus près l'action du P. Barrelle aux progrès et pres-
que aux origines de la Société.
Un don d'en haut lui avait été accordé, soit pour
discerner les âmes réservées parla grâce à la Congré-
gation du Sacré-Cœur, soit pour répandre et déve-
lopper dans ses membres l'esprit de la Société ; un
don et un prestige surnaturels pour appeler à soi leur
plus entière confiance, mêlée d'une vénération crain-
tive pour la sublimité de sa direction.
Le P. Barrelle n'ignorait pas ce don du ciel. Après
une retraite ecclésiastique suivie d'un éclatant succès,
la supérieure d'un pensionnat s'étonnait qu'au lieu de
se livrer exclusivement à ce genre de ministère, plus
universel et plus digne de son talent, il condescendît
à évangéliser des communautés religieuses et des en-
fants. — « Mère! Mère! répliqua-t-il, on me blâmera
peut-être, on me condamnera, mais je le sais, je le
sais : j'ai reçu de Dieu une mission pour le Sacré-
Cœur. Il faut que je l'accomplisse fidèlement pour la
gloire de Jésus-Christ. »
De fait, la supérieure générale, la Très-Révérende
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 121
Mère Barrât, fondatrice "de la Congrégation, ayant
apprécié personnellement, soit par les retraites où
elle assista, soit par ses autres rapports de direction
avec le saint homme, le don qu'il avait reçu pour sa
société, sollicita, à son insu, et obtint du Très-Révé-
rend Père Général de la Compagnie l'autorisation
écrite d'employer le P. Barrelle, partout où cela se
pourrait, au bien de sa Congrégatiou.
Jamais le bon religieux ne se prévalut, même une
fois, auprès de ses supérieurs immédiats de cet assen-
timent de son Général. Alors même qu'il se sentait
au cœur l'inclination de la grâce pour le bien de telle
ou telle communauté, il n'aurait eu garde d'influen-
cer par une parole les déterminations de l'obéissance.
Un mot lui aurait suffi ; ce mot ne sortit jamais de sa
bouche. Il faisait taire aussi bien les inclinations du
zèle que toute autre tendance du cœur, pour écouter
le pur instinct de l'obéissance. II exposait ingénument
les demandes dont il était l'objet, se tenant en esprit
de foi dans les limites de la plus scrupuleuse réserve
sur des motifs quelquefois décisifs. Il interrogeait la
volonté de son Provincial, il ne faisait pas de demande ;
jamais de préférence exprimée, bien moins une in-
stance. Dieu ne saurait-il pas inspirer, à ceux qui
devaient décider en son nom, ce qui serait selon ses
divins conseils?
Ainsi abandonna-t-il souvent des œuvres vivement
désirées. Ainsi le vit-on demeurer des années, à deux
pas de telle communauté où le poussait l'Esprit de
Dieu, où l'appelaient d'ardents désirs, quelquefois
122 CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.
des besoins spirituels impérieux, attendant, sans la
provoquer, l'impulsion de l'obéissance. La sagesse sur-
naturelle n'était-elle pas le lot assuré de ses supé-
rieurs? Ce qu'ils faisaient était bien fait. Sa prudence
à lui c'était la simplicité des enfants. Politique à
rebours , ayant pour toute finesse la candeur , pour
ressorts cachés l'humble foi et l'aveugle amour de la
divine volonté.
En 1853, les supérieurs provinciaux de la Com-
pagnie en France convinrent de certaines mesures
d'administration intérieure propres à maintenir la
mutuelle harmonie des rapports dans leur juridiction
religieuse. Alors recteur du noviciat d'Avignon , le
vertueux Jésuite, écrivant à une communauté située
dans le nord de la France , se fait ainsi l'application
de la mesure adoptée.
« Vous me parlez de la retraite de vos chères en-
fants. Mon cœur n'a point tardé de se mettre en
rapport avec vous. Mais d'après des conventions faites
entre Provinciaux, il faut aujourd'hui quelque chose
de plus ; le consentement, je veux dire et du Supérieur
local et, par son entremise s'il a la bonté de s'en
charger, du R. P. Provincial. Je présenterai ensuite
votre demande, ainsi autorisée, à notre R. P. Pro-
vincial, et nous connaîtrons par là le bon plaisir divin ,
pour lequel seul il nous faut vivre, parler, confesser
et aussi souffrir, ma Mère! Ah! quel bonheur de
n'avoir point d'autre but à envisager, et de se voir
dans la douce nécessité de ne jamais s'écarter de cette
ligne toute sainte ! »
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 123
Cependant les supérieurs ont témoigné leur désir
que la retraite en question soit donnée ; avec quelle
délicate réserve il en exprime sa satisfaction :
« J'ai reçu hier la nouvelle que j'attendais pour
vous et aussi pour mon cœur, qui , croyez-le bien , ne
s'est pas détaché de Kientzheim , par la raison qu'il
doit aimer toujours Jésus et tout ce qui est étroite-
ment uni à Jésus. Or, c'est sous cet aspect seulement
que j'envisage cette maison, qui m'a été, qui m'est,
qui me sera toujours bien chère. Jugez si je puis re-
garder comme une faute ou une imperfection cette
attache que j'ai et que je me plais à avoir. Nous nous
retrouverons donc encore, si rien n'y met plus obstacle,
ni de la part de Notre-Seigneur, ni de la part des
créatures.
» Le bon P. Provincial suppose que le P. supérieur
de N voit sans peine mon excursion chez vous; et
il me semble que vous me l'avez écrit. Oh ! la sainte
charité avant tout, et jamais de bien cherché ou ac-
quis avec lésion d'autrui. »
Et toutefois c'était cette maison si chère à son
cœur d'apôtre au sujet de laquelle, quatre ans plus
tôt, il écrivait ces lignes :
u Je sens, ma bonne Mère, toutes les fois que je
parle de votre maison et que j'en reçois des nou-
velles , ce je ne sais quoi de paternel qui remue le
cœur. C'est vous dire que j'ai emporté de là des im-
pressions bien profondes, et qu'il sera bien difficile au
temps, qui cependant efface tout, de mordre assez
avant dans mon cœur pour y détruire ce qu'y a incrusté
notre bon Sauveur.
124 CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.
» Goninient cela s'est-il fait? Par le bien que j'ai vu
opérer là par l'esprit de Notre-Seigneur d'une ma-
nière plus sensible qu'ailleurs. C'est ainsi du moins
que je me l'explique, ne voyant pas d'autre raison de
ce que j'ai et porte au fond du cœur. "
S'il y a des bénédictions célestes pour la vertu , il
est aisé de deviner celles qui tombaient sur un zèle si
humble et si pur. Tantôt c'est le bon religieux lui-
même qui le confesse à demi-mot, tantôt c'est la
grâce qui éclate et qui le trahit :
« Mon cœur ne se tourne jamais vers votre bonne
maison sans ressentir de la joie d'y avoir laissé tomber
quelques grâces et moissonné de bien douces consola-
tions. Notre-Seigneur a daigné être bien bon là pour
son pauvre serviteur, w
L'allusion va s'expliquer en partie par le témoignage
de la supérieure actuelle :
« C'était le jour de clôture de la retraite pour le
pensionnat. On conduisit au Père une de nos enfants
qui, précisément ce jour-là, avait abjuré le protes-
tantisme et reçu le baptême. Elle trouva le bon Père
prosterné et anéanti dans son antichambre, qui avait
une petite fenêtre sur le sanctuaire : il n'entendit pas
même ouvrir la porte, et ce ne fut qu'après qu'on lui
eut adressé la parole à plusieurs reprises, que le
Père se leva; mais il ne put proférer un seul mot; il
se contenta de montrer le tabernacle, la statue de la
sainte Vierge, et de donner sa bénédiction à l'heu-
reuse enfant de l'Eglise. Cette statue de Marie que le
Père montra, la représentait à l'âge de trois ou quatre
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 125
ans, priant, à genoux, dans le temple, les mains
croisées sur la poitrine; elle faisait les délices du bon
Père, et nous l'avons vu plusieurs fois, à son arrivée
dans la maison, témoigner une grande joie de re-
trouver sa petite Marie, lui baiser les mains, avec
cette douce et tendre piété qui lui était particulière.
« C'était auprès du tabernacle que le bon Père
passait tout le temps que lui laissaient les instructions
et les confessions; le calme de notre solitude favorisait
singulièrement son attrait pour le silence et l'oraison. »
Ainsi le pieux apôtre conservait son âme sous l'ac-
tion directe du Saint-Esprit. Il en subissait si fortement
la direction et l'influence, que de mystérieuses impuis-
sances l'arrachant aux pensées qu'il avait préparées ,
la grâce l'emportait irrésistiblement et soudain à des
considérations tout autres, nous allions dire tout
opposées. La Ferrandière, la maison des Anglais,
Marmoutier, Conflans, Saint-Joseph de Marseifle,
ont vu ces revirements subits. Le Père avait quelque-
fois sous les yeux les notes de l'instruction préméditée.
Le discours fini, il disait avec surprise : — « Je n'ai
pas pu m'en servir; le Saint-Esprit n'a pas voulu.
Notre-Seigneur me change en cinq minutes tout ce
que j'ai préparé. »
Souvent aussi, dominé par le même Esprit, il chan-
geait de genre d'un discours à l'autre, tournant sa
voile au souffle de la grâce. Le matin on eût dit ce
vent doux et léger qui se lève avec l'aube; le soir
c'était l'esprit des tempêtes faisant entendre les éclats
de la redoutable justice. Le résultat prouvait la sûreté
126 CHAPITRE V INGT-^SEPTIEME.
de ce divin instinct. — « Mon Père, lui disait-on,
vous avez été terrible. — Que voulez-vous, dans ces
moments-là ce n'est plus moi qui suis maître. Dieu
fait ce qu'il veut. » Et quand il arrivait au saint tri-
bunal, il voyait à ne s'y point méprendre que le Sei-
gneur avait adapté sa parole au besoin des âmes. Il
sentait même sortir de ses lèvres comme une vertu
surnaturelle qui pénétrait les cœurs.
« Telle pensée que vous avez exprimée est allée
droit à mon âme, mon Père. — Oui, j'ai senti qu'elle
sortait de moi et entrait en vous profondément. »
Quelquefois sans dessein préconçu il allait à une
communauté religieuse, poussé par un mouvement
intérieur. Et il se rencontrait que le pensionnat s'était
mis en prière pour obtenir sa visite ; que la commu-
nauté avait importuné le bon Dieu pour avoir le bon-
heur de Fentendre. Il était donc là, il faisait son oeuvre
dans les âmes, sa mission finie, il reprenait sa route.
Empruntons quelques lignes au journal deConflans :
« 8 juin 1854. — Nous recevons aujourd'hui, par
un heureux malentendu ou plutôt par une secrète
disposition de la Providence, la visite du R. P. Bar-
relle : au lieu de se rendre de Strasbourg à Lyon,
ainsi que le voulait son itinéraire, le bon Père se
trompe de convoi et se voit avec étonnement trans-
porté à toute vitesse vers Paris. Nous devons à cette
méprise le bonheur de le posséder presque toute la
journée. Une autre circonstance se rattache à cette
visite inattendue : une de nos novices après avoir fait
une confession générale au R. P. Barrelle lors de son
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 127
dernier passage à Gonflans,, conservait un vif désir de
le revoir pour lui communiquer encore certaines choses
de son intérieur, sans pouvoir néanmoins conserver
aucun espoir fondé à cet égard , puisque rien ne fai-
sait présumer la prochaine visite du bon Père , elle
priait toutefois avec une ferme confiance, et c'est
précisément alors que le Révérend Père, poussé sans
doute par son bon ange, vint nous surprendre et
exaucer les vœux de notre sœur. »
Voici maintenant le prédicateur de retraite dans la
simplicité des actions quotidiennes. Une sœur coadju-
trice nous dicte ses observations, nous les reprodui-
sons fidèlement :
K Tout, dans le P. Barrelle, avait quelque chose
de si digne et de si modeste, qu'en le voyant on se
sentait porté vers Dieu; sa bonté cependant imposait
le respect, tant son maintien était grave et religieux.
Chargée de faire ses commissions et de veiller à son
service , je le trouvais toujours dans le même recueil-
lement. Mais c'est surtout en le vovant dire la messe
que j'étais frappée de sa dévotion au moment de la
consécration. Un jour, il arriva à la chapelle des
étrangers lorsque le salut venait de commencer ; je
lui proposai d'entrer dans le sanctuaire, mais il me
répondit : — a Je suis bien ici, » et se mit à genoux dans
un endroit écarté, où il se tint tout le temps immobile
et sans appui.
» Le R. P. Barrelle avait un ordre parfait et don-
nait peu à faire aux personnes chargées de son ser-
vice. Les moindres attentions étaient reçues par lui
128 CHAPITRE VINGT-SEPTIEME.
avec une reconnaissance qui confondait. Il prenait un
soin remarquable des objets à son usa(je, et prouvait
ainsi Testime qu'il faisait de la pauvreté. Ses effets
les plus usés avaient un air de propreté qui cbarmait.
Un jour on lui mit des mouchoirs de poche en bon
état à la place des siens ; mais il en eut une véritable
peine, et l'obéissance seule put les lui faire accepter.
Il me fallut aussi lui donner du papier très-commun
pour prendre ses notes ; il trouva contraire à la pau-
vreté de se servir de celui qu'on lui avait préparé.
» Jamais il ne touchait, même dans les plus grandes
chaleurs, aux petits rafraîchissements qu'on lui offrait
ou qu'on déposait dans sa chambre, et plus d'une
fois il me fit dire à la sœur cuisinière que deux plats
lui suffisaient et qu'il voulait en tout être servi comme
la communauté. Cependant lorsque sa santé exigeait
quelques soins, il se laissait faire comme un enfant,
et sa réponse était toujours : — « Eh bien , bonne
» sœur, puisqu'on le désire, je le veux bien aussi. »
» Un soir, en sortant d'une de ses instructions de
retraite, il fut arrêté dans la cour par une de nos
sœurs coadjutrices qui le retint assez longtemps; le
bon Père avait très-chaud, et le serein tombait. Je
pris sur moi de m' approcher de lui et de lui en faire
l'observation. Aussitôt il congédia la sœur, mais il le
fit avec un air de bonté que je n'oublierai jamais.
w Lorsque je lui faisais une commission, j'avais
l'habitude de lui demander sa bénédiction , et le bon
Père se levait aussitôt pour me la donner. Je craignais
bien , d'une part, de le déranger et d'être importune;
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 129
mais de l'autre, je sentais que je me priverais d'une
grande (;ràce en ne la lui demandant pas. Enfin, je
lui dis un jour ma pensée là-dessus, et depuis lors,
le bon Père, dès que je me présentais devant lui, me
bénissait de lui-même. »
Ces dehors simples et bons ont un charme qui sied
bien aux instruments de la vertu divine. Ils en relèvent
le mérite , quand on les rapproche des grands effets
surnaturels qu'elle sait produire.
Bien souvent un progrès important se décidait au
contact de cette parole qui ne proposait rien de mé-
diocre, qui, à force d'être généreuse, semblait dilater
les courages. Un état nouveau s'établissait dans les
âmes, et l'effet produit n'avait rien de fugitif; il avait
quelquefois une portée lointaine et décidait d'une
vie; car si toute parole n'est pas excellente à tout
besoin, celle-ci avait communément un retentissement
efficace.
Elle laissait si bien la place à Dieu seul ! Quelque-
fois même Dieu éclatait sensiblement et laissait les
esprits sous le saisissement.
En 1851, le P. Barrelle était allé donner à la Fer-
randière le triduum de fin d'année sur Jésus premier
et Jésus dernier. Au milieu d'une instruction, en-
flammé peu à peu par l'ardeur du discours, hors de
lui de saint amour et de besoin de le répandre, il se
leva tout à coup de son fauteuil, comme saisi par
l'inspiration , et daus son transport il s'écria : —
«Mes enfants, Alphonse Ratisbonne a vu la sainte
Yierge et il a tout compris! Eh bien, moi je vous
130 CHAPITRE VINGT-SEPTIEME.
dis : J'ai vu Notre-Seigneur et j'ai tout compris ! »
Et il retomba sur son fauteuil, se cacha le visage dans
les mains , comme anéanti par cette explosion pas-
sionnée du divin amour. Il resta sous cette impression
plusieurs minutes.
Voici une conversion. C'est le retour d'une âme à
la ferveur :
« J'étais religieuse depuis bien des années , mais
bien loin de ma première ferveur. Diverses circon-
stances et plus encore le manque de fidélité à la
grâce m'avaient tellement dé^;OLitée de ma vocation,
que je n'y persévérais que par un reste de foi, et j'en
trouvais le joug insupportable ! Connaissant ces dis-
positions, mes supérieures jugèrent devoir me faire
suivre une retraite donnée par le R. P. Barrelle. Je
n'en avais nullement envie; lîien persuadée que cette
nouvelle grâce n'aurait, comme tant d'autres déjà
reçues, que le triste résultat de me rendre plus cou-
pable devant Dieu. D'ailleurs j'étais peu désireuse des
exercices spirituels, et j'aimais mieux m'étourdir que
d'examiner mon triste état.
» Il fallut obéir néanmoins, car on ne me laissa
pas le choix. Je ne connaissais pas le P. Barrelle,
et dés que je le vis, je fus singulièrement frappée; son
air de bonté et en même temps la gravité religieuse qui
se peignait sur tout son extérieur, me fireiit une grande
impression. En l'entendant parler, la finesse de ses
pensées, la profondeur de son regard, un mélange de
grande douceur et de mordant dans ses expressions,
tout m'intéressa; et je me dis en sortant de la pre-
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 131
mière instruction : Au moins cette retraite ne m'en-
nuiera pas.
M Mais bientôt ces dispositions si imparfaites durent
céder à la grâce puissante attachée aux paroles de
cet apôtre du cœur de Jésus! La vérité se montrait
à mon esprit comme jamais je ne l'avais comprise.
Jamais je n'avais rien entendu de si persuasif, jamais
rien de si entraînant n'avait saisi mon cœur!
» De plus, je demeurais parfois stupéfaite en enten-
dant le Père répondre à mes pensées intimes. Je me
rappelle qu'une fois, entre autres, j'avais le cœur
serré de crainte à l'exposé terrible qu'il faisait du juge-
ment de l'âme religieuse infidèle; mais aucun signe
extérieur ne pouvait me trahir. — « Pourquoi ce
trouble? » dit le Révérend Père en fixant les yeux sur
moi; et parlant alors de la bonté extrême du juge,
jusqu'à ce que cette crainte eût fait place à la con-
fiance , il ajouta : — « A la bonne heure! » Je me
souciais fort peu qu'on s'aperçût de ces apostrophes;
aussi je me composai comme si je n'avais nullement
compris qu'elle me fussent adressées; mais au fond
j'étais bouleversée, car je ne pouvais douter que Dieu
ne donnât au Père la connaissance intime de ce qui
se passait dans mon âmCi Chacune de ses instructions
y faisait entrer l'humiliation à pleins bords, tandis
que dans les entretiens particuliers il savait rendre la
confiance, la paix, la joie même non moins sura-
bondantes.
» Le souvenir de ces impressions me les rend aussi
vives qu'elles l'étaient alors, malgré les longues années
132 CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.
qui se sont écoulées depuis. Et plus tard, qaand je
rendais compte de ma conscience à ce Père vénéré,
j'étais si convaincue que Dieu l'éclairait lui-même,
que cette conviction m'aurait empêchée de prendre
aucun détour et de faire la moindre restriction, sup-
posé que ma confiance n'eût pas été sans bornes.
« Dans cette retraite il m'eût été comme impossible
de ne pas me rendre. Les sacrifices que je devais
m'imposer ne pouvaient m'arrêter, car les décisions
du Père donnaient à ma volonté une force incroyable !
Klle ne savait plus rien mesurer! Et cependant,
jamais de violence; mais, au contraire, une douceur
qui surpassait tout ce que j'avais trouvé dans les per-
sonnes les plus remplies de charité. Les réponses du
Père étaient si suaves, qu'il me semblait entendre la
voix de Notre-Seigneur lui-même;» et elles étaient si
claires et si positives , qu'elles m'ouvraient une route
où je ne voyais pas la moindre obscurité ni le plus
léger doute.
» Ces saints exercices furent donc pour mon âme le
début de grâces sans nombre, dont ce Père vénéré a
été constamment le canal. Aussi est-ce avec les senti-
ments du respect le plus profond et de la reconnais-
sance la plus filiale que j'aime à redire qu'après Dieu
je lui dois la persévérance dans ma vocation et l'espé-
rance de mon bonheur éternel. »
Que pouvait-il manquer au crédit de l'ouvrier évan-
gélique, alors que d'aussi puissantes opérations de la
grâce étaient encore soutenues par le soulagement
des infirmités corporelles? Or, pour nous borner à un
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 133
ou deux exemples, la Giotat, son pays natal, va nous
les fournir.
En 1845, le P. Barrelle prêchait la retraite aux
religieuses du Saint-Nom de Jésus. « Ses paroles
tombaient en nos cœurs, nous dit l'une d'elles, comme
des perles précieuses que l'on conserve en un trésor
séparé et qui demeurent inaltérables à l'action du
temps. Il avait l'art d'humilier sans froisser ni décou-
rager. En nous détachant de nous-mêmes, il s'effor-
çait de nous unir étroitement à Jésus-Christ , et nous
sentions son action d'une manière irrésistible et inex-
plicable.
» Parlait-il de la sainte humanité du Sauveur, alors
surtout s'enflammait son visage; sa parole s'animait
de plus en plus, et c'est avec de vrais transports qu'il
nous disait : « Allons, chères âmes! nourrissez-vous
» de Jésus, mangez de ce pain délicieux; le jour, dans
» vos travaux, pour vous soutenir; la nuit, dans vos
«insomnies, pour les charmer; mangez, mangez,
» nourrissez-vous de Jésus! » Il nous dit des choses
sublimes dans une méditation sur la flagellation du
divin Maître. Il nous montrait l'adorable Victime,
couverte seulement de ses plaies et de son sang; dé-
barrassée des liens qui l'avaient attachée à la colonne,
et ne pouvant se tenir debout à cause de son épuise-
ment, elle se traînait à genoux dans son propre sang
pour reprendre ses vêtements et en couvrir son corps
virginal... Là, comme au spectacle de la croix, quand
il nous montra Jésus-Christ abîmé dans la souffrance,
auprès de lui sa très-sainte Mère et Marie-Madeleine
TOM. II. 8
134 CHAPITRE VINGT-SEPTIEME.
représentant les pauvres pécheurs, ce fut avec tant
d'onction que nos cœurs en furent brisés ; il y en eut
même qui ne purent tarir leurs larmes de plusieurs
heures, quelque effort qu'elles fissent pour les retenir.
» La croix, les souffrances, les humiliations, toutes
ces choses si contraires à la nature , en passant par sa
bouche prenaient un attrait irrésistible et captivaient
nos cœurs.
M Mais sa parole opérait d'autres merveilles : Une
sœur conseillère était malade depuis plusieurs mois.
Le bon Père , après avoir traité les affaires de son
âme, lui demanda des nouvelles de sa santé. —
«J'éprouve, répondit la sœur, un dégoût insurmon-
» table pour toute espèce de nourriture. — Allez,
» reprit le Père, et dites à votre bon ange, de ma
» part, qu'il vous ouvre l'estomac. » En toute simpli-
cité, la bonne sœur obéit. De ce jour-là l'appétit lui
revint, et la santé se rétablit insensiblement d'une
manière inespérée.
» Une bonne sœur, malade depuis plusieurs mois,
touchait au terme de sa vie. Souvent elle était tra-
vaillée par la crainte de la mort. Le Père lui apporta
des paroles de confiance si persuasives qu'elles l'éta-
blirent dans une paix délicieuse, qui ne l'abandonna
pas jusqu'à son dernier soupir. — « Ah ! depuis que le
» P. Barrelle est venu me voir, disait-elle, je n'ai plus
» peur. Je n'ai qu'un désir : la sainte volonté de Dieu. »
» Une postulante éprouvée par des tourments inté-
rieurs lui confia ses peines. Après quelques paroles de
consolation, le Père lui dit : — « Ma fille, allez au
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 135
» chœur; vous chanterez les litanies de la sainte Vierge,
» et votre peine sera dissipée. » C'était précisément
l'heure de l'exercice. La voyant entrer au chœur, la
Su[)érieure lui fait signe d'approcher et lui dit : —
« Ma sœur, chantez les litanies. » Or, jusqu'alors on
ne lui avait jamais confié ce soin. Etonnée, la postu-
lante obéit; mais les litanies n'étaient pas achevées
que sa peine s'était évanouie.
» La même sœur fut interrogée sur les origines de
sa vocation. Elle indiqua, sans sonder le passé, quel-
ques indices récents de la grâce divine. Mais le Père
ramenant ses souvenirs aux jours de son enfance ,
elle rappelait seulement les pieux désirs de sa première
communion. Alors il la reconduisit comme par la
main à une époque un peu plus rapprochée : —
«Oui, mon Père, dit-elle enfin, vers quatorze ans
» j'ai eu un songe mystérieux qui m'impressionna
M vivement. » Le P. Barrelle lui en fit remarquer les
circonstances frappantes; puis il ajouta d'un ton per-
suasif : — i( Ma fille, souvent Dieu s'est manifesté
» aux âmes durant le sommeil. Si votre directeur eût
» arrêté son attention sur le songe que vous venez de
» me raconter, nul doute que cette époque n'eût été
» celle de votre donation à Dieu. Heureusement le
V Seigneur ne vous a jamais perdue de vue. Mais, dé-
» sormais, n'approchez jamais de la sainte table sans
» faire au bon Maître la prière que vous lui adressâtes
» dans votre songe : Jésus, fils de David, ayez pitié
» de moi! » Depuis plus de vingt ans cette pratique
n'a jamais été oubliée.»
136 CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.
Le P. Bairelle parlant de cette postulante à la su-
périeure de la maison, lui dit : — «Ma Mère, prenez
de cette sœur un soin tout particulier, je vous la re-
commande. Soignez-la, soignez-la, » répéta-t-il à
plusieurs reprises. Etait-ce intuition des desseins de
Dieu, connaissance surnaturelle de l'avenir? Le fait
est que quinze ans plus tard la postulante de 1845
devint supérieure générale de sa Congrégation.
On aurait dit que la grâce et la puissance divines ai-
maient à passer par les mains du P. Barrelle. Pour
lui, il ne savait que s'en étonner, et plus il opérait le
bien, plus il se déplaisait à lui-même. Après les plus
heureux succès, il osait bien écrire, avec une entière
bonne foi, des paroles comme celles-ci : « Nous venons
de terminer notre retraite à Gonflans. Tout le monde
y a fort contenté Notre-Seigneur, excepté moi , qui ai
été ennuyeux au possible. » Ou bien encore : « Je
suis une croix toujours à qui me fait la charité de ne
pas dédaigner mon humble ministère. »
Ainsi c'est une charité d'accepter ses services; il ne
veut pas qu'on se gène pour les laisser de côté :
«Dites-moi en simplicité, car je suis votre frère et
servileur, si l'arrangement proposé pour votre retraite
ne vous dérange pas. Avec un misérable tel que moi,
il ne faut pas craindre; car il n'y a pas plus à perdre
qu'à gagner. »
Cependant la vérité lui arracbe des aveux sur les
consolants résultats de ses efforts : « Que de consola-
tions Notre-Seigneur m'a données cette année, dans
les diverses maisons religieuses que j'ai parcourues !
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 137
Que de grâces je l'y ai vu répandre! Qu'il en soit mille
fois béni! »
Il écrivait le 1" avril 1852 : « Ce que j'ai dit de
nos chères enfants de Kientzheim à mes autres enfants
de la Ferrandière a contribué au succès parfait de
leur retraite, qui s'est terminée le jour de saint Joseph.
Il fallait voir l'entrain de ces petites à s'humilier. Elles
fouillaient toutes dans leur vie pour acquérir la vraie
connaissance d'elles-mêmes et le mépris de soi qui en
est le fruit. C'a été comme le cachet de ces saints
exercices, qui m'ont beaucoup consolé, quoique un
peu fatigué. »
Sous cette atténuation, nous retrouvons ici l'indice
des fatigues excessives qu'il amoncelait dans ses courses
apostoliques. Peu d'années, depuis 1849, où sa santé
n'éprouvât des secousses violentes. 11 luttait contre la
faiblesse; si le mal prenait le dessus, il subissait la
croix et reprenait de plus belle son labeur apostolique.
C'est donc en toute vérité, au physique comme au
moral, que le Seigneur lui faisait « gagner son pain
apostolique à la sueur de son front » .
«Dans sa conduite envers mon âme, Notre-Sei-
gneur se contente de laisser tomber sur le sol de mon
intérieur quelques petits grains de sénevé qui me
semblent attendre là le jour et l'heure de leur dé-
veloppement. C'est ce qui me force de gagner mon
pain apostolique à la sueur de mon front, et dans la
peine d'un travail continuel et dans l'état d'une
indigente pauvreté habituelle. On ne peut et on ne
veut pas le croire; c'est la vérité pourtant; Dieu le
8.
138 CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.
sait. Je dois y ajouter cependant que la charité de ce
bon Père ne m'a jamais fait défaut, sauf quand mon
peu de foi et ma trop grande pusillanimité m'en ont
rendu indigne, ce qui a été rare et bien rare de la
part de cet admirable Père, à qui actions de grâces
en soient rendues. »
Quelle rapidité dans ses courses, quelle activité
dans son apostolat! On lui demande son itinéraire,
afin de savoir où le prendre; il répond :
«Mon itinéraire! Eh! pauvre enfant, je traverse
tant de pays que le tracé en serait un peu long. Je
suis tantôt au Nord et tantôt au Midi. De Lyon, je
courus à Ghâlons-sur-Marne; de là je poussai une
pointe sur Conflans, pour me reposer dans deux con-
fessionnaux, là et rue de Varennes. Je revins dans la
même direction, quarante-huit heures après, pour
me rendre à Reims, qui me retint une quinzaine de
jours. Les deux retraites que j'y donnai me causèrent
des sueurs abondantes, vrai remède contre les mau-
vaises humeurs ; mais ma gorge ! Dieu sait en quel
état elle se trouva. Je vins alors à Tours, où je passai
trois jours auprès de la très-digne Mère Générale,
donnant l'oreille à qui me fut adressé, et distribuant
quelques paroles d'édification. Ainsi reposé, je courus
vers Périgueux, d'où j'eus de la peine à me tirer sain
et sauf. Dieu cependant est venu à mon secours, et je
suis une seconde fois à Tours, sur le point de partir
pour Blois, qui me jettera comme une balle jusqu'à
Montauban, et par contre-coup jusqu'à Niort, et par
ricochet jusqu'à Gap, qui, ne voulant pas plus de
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 139
moi que les autres endroits, me fera sauter à Kientz-
heim, lequel, plus charitable, me rendra à Bétlianie,
pour aller de là je ne sais où, mais bien sûr où
Notre-Seigneur voudra.
» Suis-je un être singulier au monde, mon enfant?
On m'appelle çà et là; j'y vais, et puis, quelques
jours écoulés, on me fait, nous nous faisons la révé-
rence ; heureux quand le cœur peut se dire : Nous
nous quittons bons amis!... Car la doctrine que je
prêche n'est et ne saurait être nulle part du goût de
la sainte nature; d'où il suit que les âmes qui lui ont
dévotion n'aiment guère l'ennuyeux et martelant pré-
dicateur. Cependant, grâce à Notre-Seigneur, je n'ai
point encore trouvé de grands rebelles sur ma route.
C'est de la bonne pâte que celle qu'on m'a mise
jusqu'à présent entre les mains. Les impressions ont
été reçues avec docilité. Plaise au Seigneur du ciel
de donner l'accroissement à mon labourage et arro-
sage tel quel ! »
Quelques jours après, le 13 août 1852, s' adressant
à une autre personne :
« Je pars de suite pour Montauban, pour remonter
à Niort et redescendre à Gap. Ce sont comme les zig-
zags de la foudre; seulement je vais avec un peu plus
de lenteur, surtout quand il faut passer des rapides
chemins de fer sur les lourdes diligences en pays
montagneux. Si j'étais fait à la façon des touristes
anglais, je me distrairais en admirant tout ce qui
borde ma route à droite et à gauche, de près et de
loin. Mais le temps de l'admiration semble passé pour
140 GriAPITRE VINGT-SEPTIÈME.
moi, et je suis Ijaljilué à ne trouver partout que les
mêmes choses. terre insipide! et d'autant plus
insipide que l'art veut rivaliser davantage avec la
simple nature, pur ouvrage de mon Dieu. Mon enfant,
un jour viendra où tout cela entrera pour nous dans
le domaine du néant, lorsque nous entrerons nous-
mêmes dans le royaume de la vérité et de la lumière
éternelle. Les saints en avaient quelque écoulement,
quand ils s'écriaient avec saint Ignace, mon Père :
Que la terre me parait vile et dégoûtante à l'aspect
du ciel! Oh! je voudrais que nous nous étudiassions
pendant notre vie fugitive à juger de tout ce qui est
ici-bas comme ils en jugeaient eux-mêmes à la clarté
de leur vive foi. Croyez-vous que nous en serions
moins heureux, pour en être plus pauvres de ces
misérables fascinations, qui ne font qu'ensorceler le
cœur et jeter le désordre dans ses affections?...
» Encore un peu, encore un peu, mon enfant, et
nous aurons passé... vérité! ô vérité! saisis-nous
déjà, et que tout devant toi nous paraisse folie et
vanité des vanités, hormis la connaissance, l'amour
et la fervente imitation de Jésus, le modèle, le sau-
veur, l'ami passionné et l'époux de ijos âmes. »
Ainsi, durant ses voyages il se plongeait en Dieu,
des spectacles fugitifs du dehors élevant son âme aux
saintes contemplations de l'amour divin; et ses courses
«étaient sans ennui, parce que Notre-Seigneur dai-
gnait l'attirer à lui pendant ce temps-là. » 11 s'unissait
d'intention aux courses évangéliques de son adorable
modèle, et se félicitait de cette douce ressemblance :
LES RETRAITES SPIRITUELLES. 141
« Me voici , faisant en ce moment ce que faisait
notre bon Maître, allant, venant, s'arrétant un peu,
puis reprenant ses courses. Je le remercie de ce
petit trait de ressemblance exte'rieure qu'il daigne
me donner avec lui, et je le prie de me donner les
autres, qui sont autrement essentiels; car que sert
de courir le monde, même en évangélisant, si l'esprit
et le cœur ne sont unis à Celui qui envoie, et si la vie
ne correspond fidèlement à la sienne? Demandez-lui
qu'à tant de charités qu'il a eu la grande miséricorde
de me faire, il joigne encore celle-ci, et que je me
rattache d'autant plus à lui que je vagabonde davan-
tage au milieu des créatures. »
Cependant la pente du désir ramenait le P. Barrelle
aux heureuses thébaïdes qu'habite le recueillement
et qu'anime la sainte prière. S'il en rencontrait
quelqu'une en sa route, de célestes envies renaissaient
eu son cœur, et lui offraient l'occasion d'un sacrifice
pour les âmes.
Il s'exprimait ainsi le 10 juillet 1855 :
« Il y a quelques jours que j'étais sur de saintes
montagnes. Dans mon excursion j'assistai à la consé-
cration d'une église du Sacré-Cœur. Annonay et la
Louvesc ont partagé mon temps.
» Trouvant sur mon chemin, dans les montagnes
que j'avais à gravir, la plus petite et la plus isolée
de nos résidences, située à environ deux lieues de
celle de Saint-Régis, dans une assez riante soli-
tude, au milieu de quelques rares maisonnettes,
auprès d'un modeste pèlerinage de notre bonne Mère,
142 CHAPITRE VINGT-SEPTIEME.
Notre-Dame d'Ay, je me suis comme senti pris au
cœur, et il m'est échappé de dire : Oh! que je serais
bien ici!... Mais c'était trop penser à moi, et il m'a
bien vite fallu ajouter : Seigneur, non point ma vo-
lonté, mais la vôtre. En elle seule, en effet, est la
vraie et parfaite solitude... En elle le vrai et parfait
repos. Qu'elle soit donc à vous , votre Amérique avec
ses profondeurs, et à moi Notre-Dame d'Ay avec son
silence, ses vallées étroites, son torrent et sa pieuse
solitude. Que si, plus tard, ce doux sort nous était
fait par cette unique volonté, oh! alors nous en se-
rions doublement heureux, et parce que nous n'au-
rions voulu que ce que Notre-Seigneur voulait, et
parce qu'il ferait, en nous isolant, sa volonté infini-
ment aimable en toute chose. Attendons patieniment,
et, en attendant, agissons généreusement. «
L'heure n'était pas encore venue. Au lieu de la
douce solitude de Notre-Dame d'Ay, la bruyante de-
meure d'un pensionnat nombreux allait ramener une
dernière fois le P. Barrelle à l'apostolat de sa jeunesse
et de sa maturité. Pour la septième fois, l'éducation
lui sera redevable. Il lui aura consacré pendant un
quart de siècle sa sagesse et son dévouement.
Mais, avant de traverser cette nouvelle période,
arrêtons-nous un instant à étudier dans le P. Barrelle
l'éminent directeur des âmes.
900O®OO0»»«»— —
LE DIRECTEUR DES AMES. 143
CHAPITRE XXVIII
LE DIRECTEUR DES AMES.
Ce que c'est que la direction. — Un idéal : Amour de Dieu jusqu'à
l'abjection de soi. — Dieu veut bâtir sur des ruines. — Se laisser
faire et se laisser défaire. — Que l'Esprit-Saint va petitement
avec les petites âmes. — Comment l'âme qui sait mourir reçoit
la divine empreinte de Jésus-Gbrist. — Rien ne peut retarder
l'âme de bonne volonté. — Exploiter les infidélités passées au
profit des vertus. — La crainte corrigée par la confiance. — La
tentation nous jette au sein de Dieu. — Les jouissances de la
maladie.
Dans les retraites spirituelles, si la prédication com-
mence puissamment l'œuvre de la grâce, il appartient
à la direction des consciences de poursuivre cette œuvre
jusqu'au terme. La direction a une action plus in-
time; elle possède de Dieu une lumière spéciale pour
connaître Tâme, pour lui parler; elle proportionne
la vérité aux dispositions personnelles, et elle porte
jusqu'au sein de la volonté, selon les besoins du mo-
ment, les impulsions immédiates du Saint-Esprit. Le
prêtre n'a pas reçu de pouvoir plus efficace et plus
salutaire.
Le P. Barrelle fut un directeur éminent. Une ou
deux fois dans la suite de cette histoire, nos lecteurs
ont pu entrevoir son mérite ; nous avons à dire ici
quelles qualités il déploya dans la conduite des âmes.
144 CHAPITRE VINGT-HUITIÈME.
La direction a pour objet de conduire les âmes
dans les voies de Dieu. On pourrait la définir la science
des âmes et de la perfection ; puisque les voies de Dieu
ne sont autre chose que la marche du Saint-Esprit
pour perfectionner les âmes.
La plupart des chrétiens n'ont besoin de direction
que par intervalles. Les enseignements communs de
la religion leur apprennent tout ce qui est habituelle-
ment nécessaire pour éviter le mal et faire le bien; ils
ne vont chercher d'ordinaire, au saint tribunal, Que
Ja guérison de leurs infirmités spirituelles ou la récon-
ciliation avec Dieu, et, pour les douleurs inséparables
de la vie humaine, les consolations de la foi.
Que si l'on passe par certains états d'âme plus pé-
nibles , ou si l'on aspire à la vie spirituelle, on sent
alors le besoin d'un protecteur et d'un guide. Les
tentations, le scrupule, l'appel de la grâce à un état
de vie plus parfait que la vie des chrétiens ordinaires,
sont des circonstances difficiles qui ne sauraient man-
quer sans péril de conseils éclairés. Que sera-ce s'il
s'agit de s'adonner à la vie intérieure ou de suivre les
voies difficiles de l'oraison et de la contemplation!
Heureuse l'âme alors si elle trouve un homme spi-
rituel, un homme versé dans la théologie mystique,
celte partie la plus haute de la théologie morale, qui
enseigne les sentiers de la perfection et conduit l'âme
jusqu'aux plus liants sommets de l'union divine.
Le P. Barrelle possédait excellemment les trois
conditions qui font le directeur habile : des principes
solides qui assuraient sa conduite; un ardent amour
LE DlREGTEaH DES AMES. 145
des âmes, où sa direclion puisait de la suite et de la
constance ; enfin un discernement éclairé des con-
sciences.
Avant toute chose, il faut des principes sûrs pour
donner de la sagesse à la direction.
Il en est de la direction comme de la sainteté; le
Saint-Esprit les inspire l'une et l'autre, et il répand
dans ses mystérieuses opérations une variété merveil-
leuse. Le soleil ne donne pas aux fleurs la même
nuance, les astres n'ont pas tous le même éclat, et
l'étoile, dit l'Ecriture, diffère de l'étoile en clarté.
Ainsi la grâce de Dieu se diversifie en mille manières,
selon les âmes qu'elle doit remplir et selon les divins
desseins.
Toute sage direction participe de la grâce qui l'in-
spire cette ampleur, cette flexibilité, d'où procède
dans la société des saints la splendide variété de leur
vertu et de leur gloire. Plus parfaitement elle s'éclaire
au flambeau de la Sagesse infinie, plus aisément aussi
elle s'harmonise aux multiples impressions de la
grâce. Le fidèle organe de l'Esprit sanctificateur doit
s'appliquer à discerner son action au secret des con-
sciences, et son plus grand mérite est d'y seconder
l'impulsion divine.
Gela n'empêche pas les maîtres de la vie spirituelle
d'être caractérisés par un esprit distinctif. Si nous
nommons l'esprit de pénitence ou l'esprit de zèle,
l'humilité, la contemplation, la suavité du saint amour,
quel lecteur ne trouvera aussitôt dans sa pensée le
nom de saint Jérôme et de saint Ignace, de saint Jean
TÛM. II. 9
Î46 CHAPITRE VINGT-HUlïIÈME,
de la Croix et de sainte Thérèse, et celui de saint
Bernard ou de saint François de Sales! Mais tous
n'ont qu'un seul emploi : seconder le Saint-Esprit.
C'est qu'au fond, sous des noms divers, l'esprit qui
les anime, c'est toujours l'Esprit de Dieu, inl-aillible-
ment d'accord avec lui-même dans la variété de ses
manifestations.
Oui, sous la bannière d'une vertu, toute vertu garde
son allure ; de même toute vertu se retrouve en toute
vie parfaite, car les vertus sont inséparables. Parmi
elles cependant, il en est toujours une qui éclate da-
vantage, quia la prédilection du cœur, et qui tient,
pour ainsi dire, le sceptre de la perfection. Or, l'esprit
d'un directeur des âmes tient d'ordinaire aux ten-
dances de sa vertu. Il possède un idéal conforme à
ses inclinations surnatureiles ; cet idéal est la boussole
qui marque sa route, le phare lointain qui dirige le
pilote vers les rivages de la perfection, alors qu'il
écoute fidèlement dans chaque àme quel est le souffle
de l'Esprit de Dieu.
S'il fallait caractériser d'un mot la direction du
P. Barrelle , nous dirions que l'amour de Dieu en fut
le ressort, mais que l'abjection de soi en résuma le
secret. On peut la définir d'un mot à la fois doux et
austère : s'anéantir devant Dieu par amour.
La formule de la vraie vie et de la perfection véri^
table nous est donnée par saint Paul quand il dit : « Je
ne vis plus, mais c'est Jésus qui vit en moi » ; mourir
pour vivre; mourir à soi pour vivre à Jésus-Christ,
voilà en deux mots la perfection. Comment, en effets
LE DIRECTEUR DE8 AMES. J47
la vie divine pourra-t-elle s'emparer de tout Tétre
humain? Comment le chrétien pourra-t-il dire en toute
vérité : Ma vie à moi, c'est Jésus-Christ, mihi vivere
Christus est? Pour cela, toute vie qui ne serait point
assujettie à la vie divine devra disparaître et mourir.
Mourir à soi pour vivre à Jésus-Christ, oui, c'est
bien là le double travail de la perfection.
Telle est la doctrine du P. Barrelle. Détruire les
obstacles à la vie divine, afin de préparer la place
au Maître des cœurs ; à son avis , c'est le vrai point
de départ de la perfection, c'est la grande loi de la
sainteté.
« Se vider de soi-même pour se remplir de Jésus-
» Christ, se quitter pour courir à la suite du Sauveur;
» se perdre pour trouver le Seigneur Jésus; mourir à
» soi pour vivre à Dieu seul; descendre dans son
» néant, s'y construire une demeure fixe, et là atten-
M dre les visites, les lumières, les impulsions du divin
» Régulateur, vivre alors de fidélité » ; voilà la doc-
trine répandue partout dans les écrits spirituels du
P. Barrelle.
Ecoutons-le, sans oublier qu'il s'adresse à des âmes
désireuses de la perfection.
« Vous avez jusqu'à présent trop vécu vous-même;
et il était temps, oui, qu'arrivât le moment de mourir.
Mort mille fois plus précieuse que votre première
vie ! mort renfermant mille fois plus de vrai amour
que tout ce que vous aviez auparavant témoigné à
Jésus et à son cœui:! Ne savez-vous donc pas, chère
enfant, qu'il a plu à son Père et à Lui de tout bâtir
148 Cllx^PITRE VIiNGT-IiUITIEME.
sur les ruines et la mort?... Aussi j'aime déjà ren-
contrer en vous les premières, qui sont les préludes
de la seconde. Vous voyez dans votre intérieur comme
dans votre conduite extérieure, dans l'esprit, dans la
volonté, dans le sentiment, dans l'action, dans le
langage, dans la position, dans l'isolement, comme
des débris d'un bel édifice qui n'est plus, et vous
ressemblez à ce cher Fils de l'homme qui n'a plus
même où reposer sa tête ni son cœur.
» Mais à force d'en souFfrir, n'allez-vous pas à en
mourir? — Tout juste. Et de ces ruines ainsi que de
cette mort surgiront la résurrection et la vie... et
voilà encoie Jésus-Christ, mais .Tésus-Christ seul, sans
vous et sans rien de vous, sans votre propre vie.
Meure, meure tout cela, pour n'avoir plus que Jésus
et son Cœur, ma véritable et unique vie ! Amen mille
fois. »
Une autre fois :
« Chère enfant, mourez, mourez chaque jour da-
vantage, mais par le seul motif de vivre enfin, par
celte mort incessante, à l'amour vrai de Jésus-Christ.
Oh! quel terme! Si nous pouvions seulement avoir
l'avant-goût de ce qu'il y a de délicieux, nous nous
donnerions mille morts à toute heure. Mourez donc
autant que vous pourrez, et allez de sacrifice de
vous-même en sacrifice, et d'actes d'humilité, de
douceur et de patience eu actes semblables. C'est un
chapelet qui nous fait gagner plus d'indulgences que
tous les autres. ^)
11 parle ainsi à une autre âme :
LE DIRECTEUR DES AMES. ih9
u On ne peut arriver au règne de Jésus-Christ sur
l'àme sans aimer et sans détruire. Aimez donc et dé-
truisez. Mais l'amour est moins dans ce qui se sent
délicieusement que dans ce qui se fait avec énergie
dans la vue de contenter l'Epoux. Détruisez et tenez-
vous sans cesse armée pour détruire. Des milliers de
coups portés sur nos ennemis chaque jour ne suffi-
raient pas à leur arracher la vie, si nous leur donnions
par notre relâchement le temps de ressusciter. »
Au surplus, selon le P. Barrelle, faire mourir la
nature et vivre par la charité ne sont pas deux opé-
rations successives. « La mort intérieure elle-même
fournit un aliment à la vie de Jésus-Christ en nous. »
« Mon enfant, démolissez d'une main et hàtissez de
l'autre, haïssez et aimez tout à la fois. Unissez la
guerre à la paix, l'activité et le repos de l'âme, une
constante défiance de vous-même en tout, et une
espérance au Seigneur qui ne s'impose jamais de
limite. »
Le grand ohstacle à la vie de Jésus-Christ c'est
l'esprit propre, la propre volonté, ce mof humain qui
centralise toutes les forces de la nature, qui veut
paraître et s'étendre, et tout ramener à soi. Le ré-
duire devant Dieu à ce qu'il est de son fond, ramener
l'homme à son néant; voilà la grande destruction
que doit opérer l'âme sous l'effort de la grâce. Le
P. Barrelle prenait donc à partie le moi humain, il
faisait descendre l'âme dans la vérité de son impuis-
sance, de son néant; il la ramenait sans cesse au
même point, il y revenait sans relâche, afin que, vide
150 CHAPITRE VINGT-HUITIEME.
enfin d'elle-même, elle pût être remplie de Jésus-
Christ.
« C'est un grand pas que d'entrer dans sa propre
vérité, un plus grand que d'agir d'après la conviction
de sa propre vérité; et le plus grand de tous que de
vouloir de plein cœur que tous, au-dessus et autour
de nous, jugent, parlent de nous, et nous traitent
selon cette même vérité. »
Cette vérité, c'est notre néant, dont la connais-
sance et l'amour pratique constituent l'humilité. Le
P. Barrelle a sur cette vertu une suite de conférences.
Nous en tirons quelques pensées. En commençant, le
P. Barrelle compare l'œuvre de la grâce dans les
âmes à l'œuvre de la Toute-puissance dans la créa-
tion.
« Qui est comme notre Dieu? Il habite des hau-
teurs inaccessibles, et il voit en bas toute chose».
Quand donc il s'agit de créer, voyez-le regardant en
bas. Il ne peut rien voir au-dessus de soi; il ne peut
regarder à son propre niveau puisqu'il est sans égal,
« et il n'y a pas d'autre Dieu que lui. » Son regard
plonge donc en bas jusque dans le néant. De même
toutes les fois que le Seigneur veut commencer un
ouvrage, il s'établit dans le néant comme dans
l'atelier le plus convenable à son œuvre; il choisit là
son laboratoire, et, parce qu'il a toujours à faire,
usque modo operatur, il s'y établit pour ainsi dire à
demeure.
" De là, comprenez l'admirable conduite de Dieu
sur ses saints : il les pousse, il les pousse sans cesse à
LE DIRECTEUR DES AMES. 151
devenir rien, rien, à se traiter et à se laisser traiter
comme rien..., il leur enlève tout ce qu'ils ont..., il
les dépouille, il les réduit à néant. S'il nous appelle
à faire quelque bien dans les âmes, c'est toujours par
le même moyen. Il vous faut pour cela descendre
jusqu'aux dernières limites du rien, vous établir dans
votre néant. Oh ! le bon laboratoire, où vous devien-
drez dignes de Dieu!
» L'humilité nous présente ce fonds où nous de-
vons semer, planter, arroser pour avoir des fleurs et
plus tard des fruits qui demeurent. Si après vous
être mis dans la disposition de vouloir, de faire et de
souffrir tout ce que Dieu veut, et dans l'acte effectif
et total d'un vrai et éternel dégagement de tout, vous
vous appliquez à ensemencer vos diverses plantes,
c'est-à-dire les vertus que vous devez pratiquer, dans
le terrain de l'humilité, et à les y cultiver avec soin,
tout est gagné pour vous; car, vous ne l'ignorez pas,
ce sont les vallées qui sont le plus richement fertiles.
Pourquoi cela? C'est qu'elles reçoivent à elles seules
tout ce que ne peuvent contenir les hauteurs. Celles-
ci, en effet, ne gardent jamais rien : la pluie, les
rosées, toutes les eaux du ciel ne font que les ef-
fleurer; aussi, voyez comme leur sommet est aride!
et c'est à juste raison qu'on les compare à l'orgueil.
» Quand on a compris l'excellence de l'humilité on
fait hardiment les actes qui découlent de cette vertu,
et on les porte comme des joyaux sur son front...
C'est là le signe de la noblesse chrétienne, de la
noblesse évangélique , qui va toujours à l'inverse du
152 CHAPITRE VINGT-HUITIÈME.
monde. Ce qu'il y a de plus petit, de plus abject, de
plus bas, c'est ce qui fait la noblesse de Jésus-Christ.
Lorsque les nobles mondains veulent une noblesse
au-dessus de la leur, ils humilient leur noblesse ex-
térieure afin de conquérir la noblesse évangélique.
Combien n'en voit-on pas qui, dépouillant les rayons
de leur gloire mondaine, ne veulent pour échange
que la petitesse et l'humilité de Jésus!...
» L'humilité vous* laisse à l'influence de toutes les
vertus. Le plus souvent elles ne sont paralysées que
par ce moi qui leur est opposé et souverainement
rebelle.
» Ainsi l'obéissance vient et dit : Fais telle chose;
l'âme qui est humble répond : Je le veux bien. La
charité vient et dit : Rends-moi ce service; l'âme qui
est humble lui répond : De tout mon cœur. La pa-
tience vient et dit : Il faut souffrir et se résigner;
l'âme qui est humble répond : Bien volontiers, j'y
consens. La mortification arrive avec ses rigueurs :
Il faut frapper un peu ferme, dit-elle; et l'âme
humble de répondre : Très-bien ; je ne demande pas
mieux.
» Aussi Dieu a-t-il rencontré une âme vraiment
humble, il abaisse ses yeux sur elle et envoie toutes
les vertus frapper à sa porte, sûr qu'elle leur sera
promptement ouverte et qu'elle leur fera un gracieux
accueil. Il n'en est pas de même quand le moi habite
les appartements intérieurs. Une vertu, l'obéissance
par exemple, vient-elle lui demander le sacrifice du
jugement et de la volonté propre, aussitôt la porte lui
LE DIRECTEUR DES AMES. 153
est fermée. Mais enlevez ce moi qui cause toutes ces
révoltes, brisez-lui la tète sous le marteau de la sainte
humilité, et aussitôt toutes les vertus trouveront cette
âme accueillante, prévenante; l'humilité façonne et
prépare tout; c'est délicieux, c'est divin !
» Grand travail, chères aines, que celui de la
destruction de soi; c'est le préliminaire obligée de la
reconstruction. N'est-il pas clair qu'il faut vider
pour remplir, qu'il faut renverser pour recon-
struire ! »
C'est la doctrine catholique que, dans l'ordre du
salut , l'homme de soi-même est impuissant. Si mi-
nime que paraisse une œuvre surnaturelle , il ne peut
tirer de son fond ni la force pour l'accomplir, ni la
volonté qui l'embrasse, ni même la pensée qui la con-
çoit. Ainsi, dans les œuvres de la grâce, aussi bien
l'initiative que l'impulsion appartiennent à l'Esprit-
Saint. A quelque degré de lumière et de perfection
que l'élève jamais la grâce, la part de l'âme c'est la
docilité. Elle doit céder à l'action divine et coopérer
ainsi sans jamais mêler à l'impulsion surnaturelle
l'empressement de sa propre activité. Sa coopération
consiste toujours à suivre les prévenances delà grâce,
à écarter les obstacles volontaires au règne souverain
de la divine charité. A mesure que l'âme s'épure et
avance dans la vertu , se laisser faire aux divines opé-
rations et ne les contrarier en rien est d'autant plus
indispensable que ces opérations sont plus parfaites et
que, sous peine de déchoir, il ne faut pas laisser à
l'esprit propre l'occasion de reprendre vie. Volon-
9.
154 CHAPITRE VINGT-HUITIÈME.
tiers, auprès des âmes qui aspirent à la perfection,
le P. Carrelle insiste sur ce principe.
« Toute la science de l'amour, dit-il, est renfermée
dans ce grain de sénevé : se laisser faire par Jésus
et aussi s'en laisser défaire. Y a-t-il rien de plus déli-
cieux que de l'introduire et de le maintenir envers et
contre tous , en qualité de dominateur unique et sou-
verain, dans l'infiniment petit domaine de notre être,
auquel sa miséricorde veut donner une telle extension?
Ah! liberté et puissance à Jésus-Cbrist! Qu'il anéan-
tisse autant qu'il lui plaira! L'acte de Celui qui est
vie et éternelle vie ne saurait prodmre autre chose
que ce qu'il est. «
« Oui , mon enfant , dit-il à une autre , laissez-vous
faire... Laissez-vous dépouiller quand on vous dé-
pouille , obscurcir quand on éteint autour de vous
toute lumière , enrichir quand on vous donne , illumi-
ner quand on vous éclaire , élever quand on vous
élève, et jeter, abîmer dans toutes les profondeurs,
quand on vous y jette et l'on vous y abîme. Que
voulez -vous? C'est la part de la créature, et son
unique part. Tout le reste est à Dieu et aux instru-
ments dont il se sert pour opérer à son gré dans
nos âmes.
» Oh! nous réfléchissons trop, nous considérons
par trop de faces et de côtés la conduite de Notre-
Seigneur sur nous, ^ous tendons trop par le fond de
notre esprit à nous rendre compte de ce qui se fait en
nous et ce qui ne s'y fait pas ; de la manière dont
Notre-Seigneur opère, des moyens qu'il emploie, des
LE DIRECTEUR DES AME^ 155
résultats qu'ils obtiennent, des lumières qu'ils nous
apportent, des consolations qu'ils amènent, et de
mille autres circonstances qui s'y rattachent ou qui
en découlent.
» Ah! qu'il faut plus de simplicité sur la voie où
vous êtes! Recevez, et c'est tout. Vous avez besoin
de préparation? c'est Dieu qui prépare. De fidélité?
c'est de Dieu que vous devez l'attendre. De lumière?
elle vous viendra de lui. Ce bon Maître ne vous lais-
sera manquer de rien, et plus vous serez pauvre,
plus il vous donnera de ses richesses. Laissez-vous
donc là, vous, et laissez-le faire, lui. De grâce,
consentez enfin à ne présenter que votre pauvreté
infinie à l'infini de la miséricorde de Notre-Seigneur.»
De tous les écrits spirituels du pieux directeur, on
peut dire que le résumé substantiel est dans cette for-
mule : Amour de Dieu jusqu'à l'entière abjection
de soi.
Lors donc que le P. Barrelle entreprenait la con-
duite d'une âme, tout d'abord il la jugeait. D'un œil
sûr il marquait le point décisif, c'est-à-dire la forme
particulière sous laquelle se déguisait et tout ensemble
se trahissait en elle l'esprit propre. Quand il l'avait
saisi, il s'appliquait à le détruire, et, sous les trans-
formations successives que venait à subir cette âme
dans le progrès de sa vertu , il poursuivait avec con-
stance cet unique ennemi. L'âme pouvait passer par
divers états intérieurs; cette variété ne déconcertait
pas le persévérant directeur. A dessein il négligeait
certains défauts secondaires, des imperfections qui
J56 CHAPITRE VINGT-HUITIÈME,
semblaient provoquer Fattention , appeler un avis
ou un reproche, et, revenant droit au point ca-
pital, sous le regard de l'âme surprise, il replaçait le
but oublié.
Qu'on ne s'imagine pas que cette unité de vue,
cet idéal fixe, dont le P. Barrelle projetait toujours
la lumière sur la route réservée aux volontés géné-
reuses, pût gêner les libres allures de la grâce; à
moins que la boussole en indiquant le pôle au naviga-
teur n'enchaîne tous les navires sur un même sillage.
La plus parfaite abnégation de soi par amour
pour Jésus-Christ, celte formule pouvait convenir à
toutes les âmes, se plier à tous les besoins. 8e laisser
faire et défaire à la grâce, cette maxime si fréquente
sous la plume du saint homme, de quel mérite n'est-
elle pas pour établir le cœur dans la liberté des
enfants de Dieu! Dans cette unité de vue, que d'am-
pleur! et dans un principe unique, quelle largeur,
quelle fécondité!
On comprend l'importance de ce principe, surtout
pour les âmes entièrement adonnées au travail de la
perfection. Leur ardeur à la vertu peut facilement
dégénérer en empressement, devancer la grâce di-
vine , usurper même sur son action par l'initiative
personnelle, au détriment de la paix intérieure et du
vrai progrès. Or, c'était un des principes du prudent
directeur : «Il ne faut jamais devancer la grâce, mais la
suivre; jamais hâter le pas de la grâce, mais se tenir
à ses côtés et se contenter d aller le pas dont elle va;
jamais dépasser la grâce, mais se borner à la seconder. "
LE DIRECTEUR DES AMES. 15T
Le P. Barrelle apprenait donc aux âmes l'oubli
d'elles-mêmes et la docilité à la direction extérieure et
à l'esprit de Dieu :
« Oh! je le vois bien, mon enfant, nous n'aimons
point naturellement nous perdre, ne plus nous voir
et mourir. 11 nous semble par moments que la main
et la sagesse du céleste Epoux seront insuffisantes à
nous mener au terme, si nous ne distinguons claire-
ment la part d'activité que nous mettons à nous
sanctifier. Gela, nous le touchons au moins; nous en
recevons une sorte de certitude et nous nous complai-
sons à nous y reposer. Or, qu'y a-t-il là, sinon de la
confiance cherchée, non en Dieu, mais en nous-
mêmes? Oui , ainsi je suis sûre et sûre par moi-même,
par des preuves palpables pour moi, que je suis dans
le vrai , etc. Hélas ! si nous ne sommes jamais et en
tout que néant, toute preuve reposant sur nous que
peut-elle être? Faisons donc, mon enfant, ce que
nous avons à faire, ensuivant l'obéissance et la direc-
tion , seule lumière vraie, seule source de cette cer-
titude morale qui repose sur la foi et sur les attributs
divins; puis, sans examiner autre chose, sinon si
nous avons manqué à cette obéissance et à cette
direction, allons à l'aventure de l'Esprit de Dieu,
nous confiant en lui et en lui seul, et puisant dans le
fonds de notre éternelle misère des motifs incessants
de nous humilier toujours et toujours plus. Voilà
l'état par excellence, la voie des sages ou des insen-
sés selon la foi. Faisons-nous un plaisir d'y vivre et un
bonheur d'y mourir. »
158 CHAPITRE VINGT- HUITIEME.
Pareille leçon se retrouve souvent sous la plume
du P. Barrelle :
» Patience! restons livrée, abandonnée et parfai-
tement dépendante. Que tout en nous fasse pâte argi-
leuse entre les mains du Père divin. Il a son temps et
ses heures. Il les attend pour agir. Attendons -les
aussi nous-mêmes. En cela consiste une partie de
notre fidélité. L'autre partie, vous savez en quoi
elle consiste. Toute girouette vous la dit, de la hau-
teur où elle est placée... Oh! qu'elle est éloquente
par sa mobilité au moindre souffle de tous les vents
célestes! Il n'v a nulle autre chose à faire avec vous,
ô Esprit de mon Jésus ! Gela est tout. »
Et ailleurs :
« L'abandon, l'abandon, le plus complet abandon
entre les mains de Notre-Seigneur , pour tout ce qui
regarde nos progrés sensibles sur la route de la per-
fection. Dieu! quand comprendrons-nous cela, et
jusques à quand, par nos subtiles réflexions et notre
esprit tenace, voudrons-nous ajouter, je ne dis pas
une coudée, mais une ligne seulement à la stature de
nôtre âme? C'est pitié vraiment que cette obstination
de quelques âmes, qui s'appliquent sans, cesse à elles-
mêmes, comme les mondains et les mondaines s'ap-
pliquent à leur miroir, pour voir où en est leur
toilette. « J'ai élevé , dit David, mes yeux vers la
M montagne d'où me viendra mon secours. Mes yeux
» sont toujours fixés vers le Seigneur.. . C'est qu'il me
» délivrera » , lui, et non pas moi, des pièges qui me
sont tendus, soit par mes ennemis du dehors, soit
LE DIRECTEUR DES AMES. 159
par mes ennemis domestiques. Oh! imitons-le, mon
enfant, et nous serons plus fidèles, plus rapides sur la
voie de la perfection, parce que nous obtiendrons
plus de grâces; et nous tiendrons Notre-Seigneur
plus appliqué, à nous, qu'il ne l'est quand il nous
trouve appliqués à nous-mêmes. »
Une autre s'enchaîne trop à des sacrifices de suré-
rogation, qui préoccupent son cœur :
« Je vous engage, mon enfant, à ne pas sacrifier la
liberté intérieure à toutes ces minutieuses exigences
qui vous fatiguent par leurs continuelles importu-
nités. Quand vous ferez librement, avec joie, par
amour, faites; sinon liberté. Mieux vaut faire moins
et avoir le cœur à l'aise, que d'embrasser plus et se
tenir le cœur à l'étroit. »
Si l'on s'étonne d'avancer lentement, le P. Bar-
relle répond :
« Il faut un temps ou du temps pour tout, et ce
n'est jamais, sans de rares exceptions, d'un trait et
tout d'un coup que s'achèvent en nous les œuvres de
la grâce. L'Esprit-Saint va petitement avec les petites
âmes ; il se proportionne à leur faiblesse ; il ménage
leur tendreté ; mais ensuite , les trouvant grandies , il
leur donne plus et il les rend capables de rendre et
plus et mieux. Patience donc, vous dirai-je avec l'a-
pôtre saint Jacques, mais activité. Fomentez d'abord
dans votre cœur les saints désirs qui s'y trouvent...
Demandez ensuite à Notre-Seigneur une grâce tou-
jours croissante pour vous aider à rendre vos œuvres
conformes à vos désirs. Tenez-vous, en même temps,
160 CHAPITRE VINGT-HUITIEME.
vigilante, pour n'être pas surprise et renversée dans
les occasions. Mais si vous l'êtes encore, hâtez-vous
de réparer vos torts et de vous encourager à une vigi-
lance et à une fidélité plus grandes. Je vous pro-
mets qu'en suivant cette marche avec persévérance,
le succès ne vous manquera pas. Notre-Seigneur,
touché de votre constance, exaucera tous vos vœux. »
Le P. Barrelle instruit l'âme à patienter avec Dieu et
avec soi-même ; il veut de l'ardeur sans empressement :
«Jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur de nous renou-
veler pleinement, humilions-nous, prenons patience
avec Dieu et avec nous-mêmes, espérons et ne ces-
sons d'espérer. Jamais de dépit, pas même contre
soi... Il faut savoir mâcher son absinthe sans sour-
ciller, et trouver bon selon Dieu ce qui ne l'est pas à
notre amour-propre et à ses désirs impatients. Pauvre
enfant, trop de faim vous épuise, et trop d'ardeur à
avancer sensiblement vous fait reculer. »
» Ame ardente ! dit-il à une autre, vous vous ima-
ginez un peu que dans le perfectionnement de votre
âme peut se réaliser cette parole : Aussitôt dit, aus-
sitôt fait. Il n'en va pas ainsi, mais piano! piano!
doucement, doucement, pour aller solidement! »
«Il faut un perfectionnement successif, mais sans
aucune impatience ni empressement. Il faut des désirs
ardents d'être pleinement à Jésus, mais en se conten-
tant de la part qu'il nous fait, et en confessant hum-
blement qu'il nous la fait plus abondante mille fois
que nous ne le méritons. C'est ainsi que nous maîtri-
sons notre imagination et notre cœur trop avide, et
LE DIRECTEUR DES AMES. 161
que nous établissons notre demeure intérieure dans la
paix. »
Le P. Barrelle n'aimait pas ces retours intérieurs
par lesquels l'âme veut se faire des certitudes sur son
passé, des assurances sur la satisfaction qu'elle a
donnée à Dieu dans ses repentirs ou dans sa fidélité;
le besoin de retrouver en sa propre conduite des
points d'appui, au lieu de laisser le cœur plus à
l'abandon aux divines miséricordes , après avoir
accompli avec droiture ce qu'elle sait que Dieu lui
demande.
C'est pourquoi il rappelait volontiers à l'esprit
d'enfance et enseignait la simplicité intérieure, qui
fait à l'âme une incomparable paix.
« Je me contente de vous dire de rester enfant, de
vous perfectionner dans cet esprit d'enfance, et ne
plus vous faire de système, chose que les vrais enfants
ne connaissent pas et ne connurent jamais, et oubliant,
comme dit l'Apôtre, tout ce qui est derrière vous,
mais tout, sans en rien excepter, d'aller devant vous,
à la suite de la divine miséricorde, n'espérant, n'atten-
dant rien que d'elle, c'est-à-dire tout! « Elle me con-
duit, » elle me porte, devez-vous incessamment dire
avec David, « et rien ne me manquera. «
Dans l'âme qui sait mourir, qui se quitte elle-même
pour se livrer en tout abandon à l'Esprit du Seigneur,
une œuvre de vie et de plénitude s'accomplit chaque
jour, une incessante transformation la fait d'heure en
heure plus semblable à Celui qui est la vraie vie, la
parfaite plénitude. Tout appliquée à Jésus-Christ, le
162 CHAPITRE VINGT-HUITIEME.
type éternel, la vraie beauté des prédestinés, elle en
prend la divine empreinte sous l'action du saint amour,
« Jésus , notre Père du ciel , doit recevoir ses créa-
tures dans le moule de son cœur. Il faut donc que la
fonte se fasse, et elle ne peut avoir lieu que dans le
creuset et sous le feu de l'amour... puis, la fusion
dans le moule, et une fusion qui s'étende à tout ce
qu'il y a de plis et de replis dans le moule divin. On
laisse ensuite le tout se refroidir pour qu'il y ait pleine
consistance... et le moule s' ouvrant alors, la nouvelle
créature paraît. Oh! qu'elle est belle et gracieuse
quand elle porte avec une exacte fidélité tous les
traits de ce moule divin ! «
C'est là une charmante image des effets que doit
produire l'étude et l'imitation de Jésus-Christ. La
lettre suivante, datée du 4 novembre 1858, contient
un ensemble de doctrine sur cette indispensable imi-
tation du divin Modèle :
« La sainteté, l'héroïsme de la perfection, c'est-
à-dire la perfection poussée et conduite à son plus
haut degré, mais toujours selon la capacité de la per-
sonne; car il y a des âmes qui sont plus capables
d'une perfection héroïque que ne le sont bien d'autres.
C'est ainsi que dans le ciel , où chacun est parfait, il
y a cependant des anges et des saints dont la perfec-
tion est plus grande, plus excellente que celle de plu-
sieurs autres, soit anges, soit saints. Et l'exemplaire
de cette perfection, dont l'héroïsme, c'est-à-dire la
plus grande hauteur, est la sainteté, est Dieu le Père
et Jésus-Christ son Fils unique, qui avec leur Esprit
LE DIRECTEUR DES AMES. 163
sont la sainteté infinie, ou l'immense plénitude el l'in-
fini de toutes les perfections.
» Voilà pourquoi, appelés que sont tous les hommes
à être saints, comme leur Père céleste est saint, à être
parfaits comme il est parfait, ils doivent contempler,
en l'étudiant, Dieu le Père, et l'étudier pour imprimer
sur eux-mêmes la sainteté qui est en lui.
» Mais comme l'immense majorité n'en était point
capable, Dieu a envoyé dans la chair son Fils unique,
pour présenter à tous sa sainteté et ses perfections en
relief et en bosse dans la personne admirable de son
Verbe, en nous ordonnant de l'écouter, c'est-à-dire de
nous former sur ce que nous entendrions de sa bouche
et ce que nous verrions en lui.
» Notre sainteté et notre perfection se trouvent donc
non pas seulement dans la connaissance et dans l'a-
mour de ce cher Maître, mais dans l'imitation de sa
personne en tout, imitation qui produit la ressem-
blance et qui nous amène naturellement à être comme
lui. C'est ainsi que nous commençons à entrer, quoi-
que vivant encore sur la terre, dans le paradis, dont il
est écrit : Nous serons semblal^les à lui, parce que
nous le verrons comme il est. A l'œuvre donc, à
l'œuvre sans interruption , sans lâcheté , sans négli-
gence ; advienne que pourra, ne nous dessaisissons
pas de ce divin objet, et poursuivons sur nous-mêmes
la copie intérieure et extérieure de ce divin et unique
modèle.
» Les diverses positions dans lesquelles nous nous
trouvons par la conduite de la divine Providence
164 CMAPÎTRE VINGT-HUITIÈME.
nous indiquent en rpoi surtout nous devons nous
appliquer à cette ressemblance aussi parfaite que
possible avec notre aimable Seigneur. Mais il faut que
nous nous revêtions des mêmes pensées, des mêmes
sentiments, des mêmes mouvements d'âme et de
volonté que notre divin Ami ; il faut, si nous parlons,
que nous parlions comme il parlait; si nous jugeons,
que nous jugions comme il jugeait, etc. ; et aussi que
nous ne manifestions pas sur notre extérieur d'autres
traits que les siens propres. Nous serons alors sur les
voies de la perfection et de la sainteté. »
Au fur et à mesure des difficultés renaissantes sur
la route de la perfection, le directeur habile éclaire
l'âme et rassure sa marche. Le passé et ses fautes, le
présent et ses défaillances, les craintes et les tristesses,
les souffrances, les combats, les contradictions du
dehors, les désolations intérieures, il faut qu'il ait à
tout la réponse de la grâce, une réponse persuasive.
Le P. Earrelle avait à souhait cette réponse oppor-
tune et insinuante.
Avant toute chose, est-il un état intérieur qui puisse
retarder une âme de bonne volonté? Le P. Barrelle
répond :
« Ce n'est pas la nature quelconque d'un état inté-
rieur qui peut nous être un obstacle en fait de perfec-
tion, mais seulement le peu de conformité que, dans
nos divers états, nous avons avec la main qui nous y
introduit et nous y fait passer. Nulle route plus isolée,
plus abondante en fatigues, en privations, en amer-
tumes, en difficultés de toute sorte que celle du dé-
LE DIREGTEUll DES AMES. 165
sert. Et cependant les Hébreux arrivèrent par elle à
la terre promise et aux biens qui les y attendaient.
Ainsi arrive- t-il à nos âmes dans le désert de la vie. »
Nos imperfections, nos défaillances passées, ont-
elles le pouvoir de retenir notre course? — Non, re-
prend le P. Barrelle. « Rien ne nuit à une âme qui,
en dépit de tout ce qu'elle rencontre de déficit en soi,
sur soi , autour de soi , va son chemin en avant , sans
regarder jamais derrière, et porte en sa volonté la dé-
termination immortelle de ne s'arrêter que quand elle
aura trouvé son Sauveur. »
Une autre fois il dit :
« Ce n'est point l'absence de nos misères qui nous
rend parfaits et qui glorifie davantage Notre-Seigneur,
mais la manière dont nous les traitons, dont nous les
portons, dont nous en faisons usage en présence de
notre Créateur et Seigneur. Exploitez-les au profit des
vertus solides; forcez-les à vous rapprocher davantage
de cet aima])le médecin, et à vous éloigner toujours
plus de vous-même; servez-vous-en comme le postillon
se sert de son fouet, pour vous faire avancer sur votre
chemin; et elles seront, ne leur en déplaise, une
source abondante de biens et de joies. »
Nos misères? Elles sont « l'huile qui entretient la
lampe de l'humilité dans le sanctuaire intérieur; «
elles sont aux mains du Sauveur une industrie pour
nous attirer à soi.
" Vous êtes faible, dites-vous, lâche et infidèle!
Vous n'êtes rien, vous n'avez rien, vous ne faites rien,
vous ne vous sentez capable de rien ! Hé ! tant mieux;
166 CHAPITRE Vl^ GT-HUITIEME.
allez vers Celui qui peut tout, qui vous aime, qui
A'ous attend, qui tient sans cesse son cœur largement
ouvert, afin de remplir tout vase vide qui se présente
pour avoir de sa plénitude; et il se plaira à vous em-
plir l'àme et à la combler. Ah! pourquoi, cher
amour, mon Dieu! les âmes oublient-elles et ce que
vous voulez leur être, et ce qu'elles vous sont? —
Tout, tout, est la réponse à ces deux choses ; et voilà
pourquoi il tient tant à ce que nous ne soyons i^i'en,
et n'ayons rien en nous-mêmes. Force leur sera,
dit-il, de venir à moi, et moi je ferai mes délices de
partager avec elles ce que je possède.
M Voyez la ruse aimable de notre amour! Les âmes
qui l'ont devinée ne sont plus en peine de quoi que
ce 5»oit. Dans leur immense pauvreté, elles vont et
viennent sans cesse des créatures à Jésus et de Jésus
aux créatures, comme l'abeille de sa ruche aux fleurs
et des fleurs à sa ruche. Ce qu'elle ne trouve pas
dans sa demeure, elle le cherche et le trouve ailleurs,
et puis le porte à son gîte. Imitons-la; Jésus est notre
fleur issue de la virginale Marie. Là, pompons, sus-
tentons-nous, rassasions-nous, enivrons-nous; Jésus
est tout nôtre. Si nous le savions ! si nous le savions !.. 4
Dieu! quels torrents de grâce et de bonheur débou-
cheraient dans notre pauvre âme ! »
Au reste, ajoute-t-il, que sont nos misères dès que
nous les détestons? Un stimulant à la générosité di-
vine.
Toutes les misères quelles qu'elles soient, pourvu
qu'on les déteste et qu'on prenne les moyens de les
LE DIRECTEUR DES AMES. 167
affaiblir, au lieu d'éteindre l'amour d'un Dieu ne font
que le rendre plus généreux. Il vient, il s'y applique
comme un remède au mal, et quand la confiance s'y
joint, ou ces misères disparaissent, ou, en restant en-
core, s'il plaît à Notre-Seigneur qu'il en soit ainsi,
elles ne font que contribuer à notre plus grande
sanctification.
Il est donc juste de corriger l'excès de la crainte par
une plus abondante confiance : le P. Barrelle lui-même
va tirer cette conclusion.
«Oui, il nous faut craindre pendant la vie...;
craindre pour vivre en dehors de tout péché; craindre
pour ne point s'endormir dans la tiédeur et dans la
négligence; craindre pour tenir l'orgueil en échec, et
empêcher la présomption de s'asseoir dans nos âmes.
Mais cette crainte, qui est de Dieu, ne saurait nuire
à la confiance, qui vient aussi de Dieu , et à laquelle
cette crainte prépare, en quelque sorte, la place,
selon ce qui est écrit : « Ceux qui craignent le Sei-
» gneur ont espéré en lui, et il se fait leur aide et
» leur protecteur. » Si donc nous devons craindre de
nos misères, nous devons aussi et infiniment plus en-
core nouSi confier dans l'immense miséricorde de
notre bon Sauveur, qui, par sa plénitude infinie,
submerge et engloutit en un clin d'œil ce très-court
et très-petit passé, qu'elle rencontre en ses déborde-
ments sur l'extrémité des plages de notre vie.
Bien moins faut-il écouter les terreurs imaginaires^
Avec quelle paternelle ironie le P. Barrelle en dissipe
le fantôme !
168 CHAPITRE VKNGT-HUITIEME.
« J'en viens donc à votre lettre, dans laquelle un
sentiment de terrible mais de fausse crainte me sem-
ble dominer... Et de quoi s'agit-il, pauvre enfant? De
damnation, de réprobation! Gomme vous y allez! En
vérité, s'il est une route où le pas de tortue soit à
désirer, c'est bien dans celle-ci. Or, vous m'avez tout
l'air de ne pas v entendre, et vous voulez être damnée
et réprouvée, même, qui le croirait? avant le terme !
Si vous l'étiez déjà et qu'il vous fût possible de ne pas
l'être, à l'instant même vous sortiriez de l'enfer. Et
maintenant que vous avez le bonbeur, non-seulement
de n'y point être, mais de vous trouver, au contraire,
et sur la route du ciel et bien près du ciel, vous vous
damnez et vous vous réprouvez vous-même !
» Mon enfant, vous n'y pensez donc pas? Oli !
laissez-moi jeter à côté de vous toutes ces noires
imaginations, et s'évanouir dés leur naissance ces
épouvantails de moineaux... Jamais vous n'aurez rien
à voir avec ces damnations et ces réprobations, si
vous savez d'abord en secouer la vaine et imaginaire
terreur, et ensuite porter pour l'amour de Jésus en
vous renonçant vous-même, toutes les croix, grandes
ou petites, lourdes ou légères, qu'il lui plaira de dé-
poser sur vos épaules. »
Le P. Barrelie veut qu'on envisage la tentation
sans effroi, et la peine qu'on en ressent comme une
assurance de fidélité.
« Nous sommes pendant la vie sur un champ de
bataille; quoi d'étonnant que le canon gronde et que
les balles sifflent? Quoi de merveilleux qu'alors des
LE DIRECTEUR DES AMES. 169
tourbillons de fumée nous empêchent de voir clair et
de bien di'scerner les objets qui vont et viennent dans
notre esprit? C'est l'effet, comme vous le voyez, de
votre position, heureusement transitoire, dans cette
triste vallée de larmes. Il ne faut donc pas tant s'a-
larmer, s'effrayer, mais en recourant à Jésus et à
Marie, en s'humiliant profondément, rejeter sur les
vils tentateurs la boue de leurs misérables suggestions.
» La vive peine que vous éprouvez dans ces com-
bats me rassure et doit vous tranquilliser vous-même.
On ne souffre point tant, mon enfant, lorsqu'on se
plaît dans les misères que le démon présente à notre
imagination, pour en blesser notre cœur. Courage
donc ! et plus de ces noirs désespérants qui vous met-
tent aux champs, cœur et tête. »
Le P. Barrelle prémunit aussi contre les jouissances
de la paix, aussi fatales que les vains effrois du com-
bat :
«Vous voilà donc transportée, mon enfant, d'un
lit d'épines sur un lit de roses... et cela par la grâce
et par la volonté de Notre-Seigneur. Tout ce qu'il
fait est bon. Usez donc de la paix qu'il vous donne
après la guerre. Usez-en, dis-je, mais gardez-vous
d'en jouir. Il y aurait à craindre de la jouissance ;
l'usage suffira pour rendre votre cœur reconnaissant
et pour vous aiguillonner à rendre fructueuse pour
Dieu votre position actuelle. »
La tourmente vient-elle des créatures, le sage direc-
teur veut que, le regard au ciel, on laisse couler le
torrent :
TO.M. II. 10
170 CHAPITRE VIAGT- HUITIEME. .
« Je voudrais qu'une fois pour toutes vous ressem-
blassiez à ces rochers le lonp desquels coulent les
eaux d'un torrent, et qui ne bougent jamais, eux, de
place, ne cessant de recevoir sur leurs sommets les
rayons du soleil. Votre position leur est semblable.
Que de choses, de paroles, de jugements et de mou-
vements autour de vous! Ce sont les eaux du torrent;
laissez aller. Vous, affermie dans l'humilité, dans la
patience, dans la sainte charité, restez inébranlable,
ne cessez de faire et de bien faire ce que Notre-
Seigneur demande de vous. Limitez-vous là, sans
vouloir ni désirer autre chose, et tenez sans cesse vos
yeux en haut pour voir, au soleil de la divine Provi-
dence, tout ce qui se pense, se dit et se fait pour ou
contre vous, comme autant de dispositions du Sei-
gneur pour amener votre âme au point où il la veut
et que vous ignorez, que vous ne devez pas même
chercher à savoir; car c'est là son secret et votre
mystère. »
Si la tempête semble surgir du cœur, le P. Barrelle
remet en mémoire que les orages intérieurs sont de
permission divine. Il instruit l'âme à reconnaître
Satan aux impressions de la défiance et du désespoir :
« Oui , c'est Notre-Seigneur qui , en conservant
dans votre âme la conformité avec son bon plaisir,
permet le soulèvement de tant de répugnances dans
la partie sensible. Et ce qu'il permet, ne le permet-il
point par amour? C'est lui qui laisse souffler sur
vous cette bise noire de la réprobation , pour vous
faire faire des actes plus véhéments et plus méritoires
LE DIRECTEUR DES AMES. 171
d'une confiance sans bornes en sa miséricordieuse
charité. Le démon voit les desseins amoureux de
Jésus sur votre âme; il en enrage; il accumule les
mensonges pour vous empêcher de les distinguer,
comme ces idées que vous êtes une âme trompeuse
et trompée. Il en a menti ; c'est Notre-Seigneur qui
me charge de vous le dire. Je dis de même de la
disgrâce divine , dans laquelle il voudrait vous per-
suader que vous êtes. Mensonge encore dont vous
ne devez faire nul cas.
» En général, mon enfant, et une fois pour toutes,
ne croyez rien de ce qui se présente à vous en noir-
cissant votre âme et en vous poussant vers la défiance
et le désespoir. A ces signes reconnaissez Satan et
méprisez-le. »
Généreux pour sa part, et même ht5roïque en face
de la souffrance, comme on le verra surabondamment
dans les derniers chapitres de cette histoire ; persuadé
que « au jugement de la foi il n'y a de vrai Thabor
que sur le Calvaire et entre les bras de la croix; >> le
P. Barrelle se montre compatissant aux appréhen-
sions inspirées par l'approche de la souffrance.
« Sans doute il serait beaucoup plus parfait d'abon-
der tellement en confiance et en mort à soi-même
qu'aucun mal physique ne pût jamais nous imprimer
une frayeur quelconque. Mais nous savons pourtant
que les plus parfaits eux-mêmes ont été soumis, par
une disposition- spéciale de Notre-Seigneur, à ces
craintes et à ces vives frayeurs. C'est que toute humi-
liation est bonne, excellente même, et qu'elle amène
172 CHAPITRE VINGT- H UITIÊME.
de si heureux résultats que Notre-Seigneur n'hésite
point à préférer l'imperfection de nature qui humilie,
à la perfection qui nous priverait du gain solide et
parfait de l'humiliation.
» Et puis, qu'a éprouvé notre divin Époux au jar-
din des Olives? La frayeur n'a-t-elle pas été une des
sources de l'agonie de son âme très-parfaite? Ne vous
alarmez donc point; et, acceptant le calice de Dieu
tel qu'il est présenté, unissez-vous par tout votre être
avec ce qu'il a de bon et de mauvais, à tout ce qui
fut et est dans le Cœur de Jésus, afin qu'il perfec-
tionne ce qui lui plaît et qu'il vous délivre de ce qui
peut lui déplaire. »
Quelles bonnes paroles coulent de la plume du
P. Barrelle pour montrer que la maladie « ne manque
pas de jouissances! »
« Je compatis, chère enfant, à ce que vous souf-
frez. Mais la foi nous montrant dans la souffrance un
bien du plus haut prix, je me réjouis en même temps
avec vous de l'occasion que votre divin Epoux vous
donne d'acquérir pendant ce saint temps un peu plus
de ressemblance avec lui, par la participation de sa
croix. Cette position ne manque pas, ce me semble,
de jouissance. Elle tient les créatures à certaine dis-
tance de nous ; elle nous entoure de silence ; elle nous
• facilite un doux commerce avec Dieu , et nous est un
gage certain de cette opération secrète par laquelle
Notre-Seigneur, à l'aide de plusieurs souffrances com-
binées, épure notre intérieur, affaiblit le vieil homme,
ouvre les voies à des grâces plus abondantes, et nous
LE DIRECTEUR DES AMES. 173
'fait, par là même, thésauriser davantage pour notre
bienheureuse éternité.
» Profitez donc de ce temps aussi largement que
vous le pourrez. Qu'il soit pour nous un temps de
repos et de doux entretien avec le bien-aimé de notre
âme. Ce n'est pas en lui parlant beaucoup, mais en
le regardant, en l'appelant, en vous ramassant hum-
blement et amoureusement à ses pieds, dans ses plaies,
dans son cœur, et en vous y tenant silencieuse,
aimante, abandonnée, que vous devez vous mettre et
vous tenir en rapport avec lui. Cette manière de pro-
céder dans le secret de l'âme ne fatigue pas, ne tend
ni l'esprit ni le corps, mais les délasse au contraire,
les nourrit et les fortifie. Elle est en vérité la santé
des malades. Par elle, les malades, sans même guérir,
arrivent à se porter fort bien. »
S'il veut que l'on accepte généreusement les déso-
lations spirituelles, le bon Père ne laisse pas que de
montrer les péripéties providentielles ménagées pour
leur bien aux vrais fils de la grâce. Mais il faut aussi
que le cœur s'élève au-dessus des flots amers, atten-
dant dans l'avenir le retour prochain de la paix. La
paix est-elle revenue, il faut goûter alors la bénignité
du Seigneur :
« Que Notre-Seigneur est bon et admirable dans
ses voies, ma fille! D'abord les bouleversements, les
humiliations, les contrariétés affligeantes, les pertes
même, et un commencement en quelque sorte de
désespoir de cause... Et puis, et soudain, tout change
de face, les fronts humiliés se relèvent, l'ordre repa-
10.
174 CHAPITRÉ VINGT-HUITIÈME,
raît, les ennemis sont vaincus, ce qui était perdu se
retrouve, et la joie éclate dans les cœurs. Nul autre
que Jésus ne peut opérer d'aussi consolantes mer-
veilles. »
Enfin le P. Barrelle instruit Tâme à profiter de
tous les états intérieurs sans abattement comme sans
présomption; tel est, à son avis, le secret de la paix
parmi les variations les plus contraires :
« Il ne faut point vous tant tourmenter, mon en-
fant, pour les mille variations auxquelles votre inté-
rieur se voit assujetti. Vous pensez peut-être que vous
êtes l'unique en votre genre. Pas du tout : votre his-
toire est celle de tous les cœurs qui se sont trouvés et
se trouveront jamais sous le soleil physique et moral.
Rien de constant, ma fille, dans la terre de l'incon-
stance. La mer reste dans son bassin, et cependant
quoi de plus inégal dans son assiette? Les arbres res-
tent dans le sol où on les a plantés ; et cependant
quoi de plus variable que l'état de leurs rameaux! Il
en est ainsi de nos âmes. Elles sont et restent dans le
délicieux domaine de Notre-Seigneur, et cependant
rien de plus inconstant que les sentiments qu'elles
éprouvent. Elles passent de la joie à la tristesse, et
de celle-ci à la joie. Elles ont leur été, leur hiver,
leur printemps et leur automne. Elles paraissent tan-
tôt calmes et tantôt agitées ; tantôt ardentes et tantôt
froides; tantôt fructueuses et tantôt stériles; tantôt
portant comme sur leurs branches des oiseaux du
ciel, et tantôt sillonnées par des chenilles qui les
souillent, par des insectes qui les rongent, et par
LE DIRECTEUR DES AMES. 175
des crevasses qui les rendent plus ou moins dif-
formes.
» Il faut profiter de tous les états où il plaît à
Notre-Seigneur Jésus de les faire passer, mais non
permettre que le cœur s'en resserre ou en conçoive de
la présomption; nous demandant toujours quelle est
la vertu que tel ou tel état d'âme demande que nous
pratiquions, et nous y exerçant autant que dure cet
état, pour que pure et entière gloire revienne à Notre-
Seigneur, de tous les états par lesquels sa divine sa-
gesse veut que nous passions. Si vous vous en tenez
à cette règle de conduite, vous aurez enfin la paix,
et les mille variations de l'âme ne serviront qu'à la
rendre de jour en jour moins imparfaite et plus unie
par là même à l'aimable Epoux de son cœur. »
Il n'appartient pas à la biographie d'un saint per-
sonnage de présenter tout l'ensemble de sa doctrine
spirituelle. Le recueil choisi de ses œuvres mystiques
peut répondre en ce point au désir du lecteur ' . Mais
nous aurions cru frustrer une légitime attente que de
ne pas faire connaître l'esprit de ce directeur des
consciences. A le laisser parler lui-même, nous de-
vions gagner non-seulement de mieux atteindre ce
but, mais encore, si nous ne nous trompons, de
procurer au lecteur un charme de plus.
Maintenant qu'il nous faut exposer la méthode et
décrire la manière de l'homme de Dieu dans la direc-
* Nous mettons en ce moment sous presse la correspondance
spirituelle du P. Barrelle.
176 CHAPITRE VI^GT-HUITIEME.
tion, nous conduirons de nouveau le fil du discours ;
mais nous rendrons volontiers la parole au saint
religieux, spécialement lorsque nous aurons à dévoiler
le secret de ses rapports avec Dieu.
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LE DIRECTEUR DES AMES. 177
CHAPITRE XXIX
LE DIRECTEUR DES AMES.
De la manière du P. Barrelle dans le gouvernement des consciences.
— Autorité et tendresse. — La paternité de la vertu. — Comment
le P. Barrelle exigeait la docilité. — Que son cœur était prompt
à la compassion, inaccessible à la lassitude. — L'homme du monde
supérieur. — Comment ses lèvres ne s'ouvraient qu'à l'amour de
Dieu. — Un écho du saint tribunal. — Le P. Barrelle ravi en
Dieu.
Celui à qui est confié de Dieu le soin et la conduite
d'une âme, celui-là est, par excellence, l'ami fidèle
loué par les saints Livres, auquel rien ne peut être
comparé. Le vrai directeur reçoit d'en haut le dévoue-
ment surnaturel pour les âmes; il s'éprend pour elles
d'un zèle ardent et désintéressé; il poursuit l'œuvre
de leur sanctification, jusqu'à ce qu'il ait rempli sa
tâche, dans la mesure providentielle réservée à son
action. En dehors de ce zèle pur et dévoué, pas de
paternité spirituelle.
Le P. Barrelle prenait les âmes au sérieux. Il ne
considérait pas s'il s'agissait d'une grande personne ou
d'un enfant, d'une conscience novice à la grâce ou
d'une âme versée dans les voies surnaturelles. Une
âme avait besoin de lui; c'est tout ce qu'il voulait
savoir. Et s'il plaisait au Saint-Esprit de parler à
178 CHAPITRE VINGT-NEUVIEME.
cette âme, pourquoi le serviteur ne viendrait-il pas en
aide au Maître divin et négligerait-il la noble créature
à qui Dieu ne dédaignait pas de se faire entendre?
On l'a vu pour une enfant de dix ans , qui avait
demandé ses conseils, laisser des occupations graves,
écouter ses confidences, démêler les germes surna-
turels déposés dans cette terre neuve encore, et y
préparer la moisson de l'avenir et de la sainteté,
comme il eût fait pour des cœurs déjà mûrs à la per-
fection. C'était une âme, une âme à qui Dieu par-
lait; une âme valait son temps, ses soins et son
dévouement.
Le dévouement signifie le don de soi au bien et au
service d'autrui. Il ne signale pas assez le sentiment
de douceur paternelle qui marquait dans le P. Bar-
relle le dévouement lui-même. Passionné pour Jésus-
Christ, il en découvrait, transparente aux clartés de
la foi, la ressemblance dans les âmes; et il s'éprenait
pour leur salut, pour leur vertu, pour leur progrès,
d'une sainte et infatigable ardeur. Il donnait aux
âmes quelque chose de la tendresse qu'il portait à
Jésus-Christ. Mais que de fermeté dans sa charmante
solHcitude! On nous permettra un mot d'une exacti-
tude rigoureuse : le P. Barrelle dirigeait les con-
sciences avec une tendresse impitoyable.
Tout d'abord on sentait en lui l'autorité d'en haut.
Les consciences n'ont de directeur qu'à cette condi-
tion, qu'une volonté autorisée de la grâce s'impose à
leur conduite. Elles ne doivent pas aller au hasard,
ni tenir le gouvernail. Elles viennent à l'homme de
LE DIRECTEUR DES AMES. 179
la grâce demander la règle surnaturelle de leur vie;
elles ne progressent qu'en se laissant conduire au
pilote, et elles ne se livrent point qu'on ne les gou-
verne. Heureuses si le règne de Dieu en elles a trouvé
ce ferme et vigilant interprète ; plus heureuses lors-
qu'à cet empire salutaire s'unit , comme dans le
P. Barrelle, la tendresse envers les âmes.
Le P. Barrelle marquait le but, le devoir, la
marche sûre, avec une volonté irréprochable. Gela
fait, il ne déviait plus, il ne cédait jamais. Avec les
faibles, il ne montrait ni dureté ni hâtive impatience,
il attendait^ l'heure; mais sa longanimité n'oubliait
pas le but. Si l'on pouvait porter plus de lumière,
subir généreusement l'aiguillon, il se montrait, à
dessein, plus exigeant, et volontiers exerçait les âmes
fortes par une austérité sans ménagement. Parfois il
terrassait autant sous l'éclat des vérités sévères à la
nature que sous l'énergie de ses décisions; puis d'un
mot il relevait, il dilatait l'espérance, il ouvrait l'âme
à la grâce , au sacrifice , et il la laissait humiliée et
joyeuse, immolée et reconnaissante.
« Je n'entre jamais dans le confessionnal du P. Bar-
relle , disait une de ses pénitentes , sans être prise
d'une sueur froide; je le crains beaucoup. Mais si
pour me confesser à lui il me fallait faire quatre lieues
à pied, je n'hésiterais pas un instant. »
A cette tactique vigoureuse avec les âmes fortes
s'applique ce que le P. Barrelle disait un jour de lui-
même : — « A chacun sa mission; d'autres sont
médecins, moi je suis chirurgien. » Cette parole était
180 CHAPITRE TIIS Gl -NEUVIEME.
vraie encore lorsque la conscience demandait qu'on
s'exécutât. Il tranchait alors sans hésitation : —
« Mon enfant, vous voulez le monde? Eh Lien! lais-
sez-moi; je suis pour l'Evangile! »
En dehors de ces circonstances, on ne saurait ima-
giner plus de douceur et de patiente honte. Vigou-
reuse avec les âmes avancées, sa direction était douce
et patiente pour celles qui commençaient à s'appro-
cher de Dieu. Une jeune religieuse allant à lui pour
la première fois, éprouvait une telle appréhension
que le frisson parcourait tousses memhres. Le P. Bar-
relle lui dit d'un ton hien veillant : — « Mon enfant,
qu'avez-vous? — !Mon Père, j'ai peur de vous... —
Peur de moi? mais avez-vous peur de Notre-Seigneur?
— Oui, mon Père. — Quoi d'étonnant alors que son
petit serviteur vous fasse peur? » Puis il l'interrogea
avec une telle bonté, l'écouta avec un intérêt si
tendre, la calma si hien, qu'elle sortit toute ravie de
sa sainte charité.
Lorsqu'il voyait de la honne volonté dans une âme,
cette charité ne connaissait plus de harnes; inépui-
sable pour en soutenir les efforts, elle les demandait
au nom du Seigneur avec tant de douceur que la vic-
toire de la grâce était assurée.
On voit conmient le pieux directeur exerçait sur
les âmes que lui avait données la grâce la paternité
de la vertu. Cette paternité, la plus noble de toutes,
puise directement dans le Saint-Esprit le juste tempé-
rament de sa force et de sa mansuétude. On ne peut
dire de ces deux qualités laquelle caractérisait davan-
LE DIRECTEUR DES AMES. 181
tage la direction du P. Barrelle. Si le propre de la
vigueur est d'être plus en relief, la mansuétude faisait
le fond de sa vertu et se retrouvait toujours sous les
démonstrations volontaires de la fermeté paternelle.
La fermeté exigeait l'entière obéissance, mais elle la
devait surtout à la suavité de son cœur.
La première condition imposée à ses enfants spiri-
tuels par l'homme de Dieu, nous pouvons dire Tunique
condition, c'était la docilité. Au fait, quel besoin d'un
guide à celui qui ne veut point se laisser conduire? —
« Ma fille, disait-il un jour à une personne qui ne sa-
vait pas se soumettre, vous ne trouverez personne
pour vous diriger. Tant que vous aurez deux direc-
teurs, le jugement propre et la volonté propre, le troi-
sième directeur n'y fera rien. »
Au reste, la fermeté n'avait pas pour toutes les
âmes un même langage.
« Maintenant, mon enfant, que vous dire? Ce n'est
pas que je ne voie clairement, d'après la connaissance
que j'ai de votre âme, ce qui vous convient. Mais me
croirez-vous? ou, si vous me croyez, aurez-vous bien
le courage de faire ce que je vous dirai? ou si vous le
faites pour un temps par un effort comme héroïque,
le ferez-vous toujours? Et cependant je tiens, et forte-
ment, à ce qu'on m' obéisse, quand je puis m'assurer,
et assurer les âmes qui s'adressent à moi , que ce que
je leur dis est l'expression de la volonté divine par
rapport à elles. Affermissez donc bien votre âme dans
votre obéissance; puis écoutez, non par l'esprit, mais
par le cœur. »
TOM. II. 11
182 CHAPITRE VINGT-NEUVIEME.
Ce début fait pressentir d'importants avis à une âme
réfléchie et qui veut se vaincre. Mais voici la mobile
et ardente nature d'une jeune fille :
«Vous m'écrivez, mon enfant, et c'est pour me
tracer le tableau d'une tète tellement vive, d'un cœur
tellement impressionnable, que c'est à me faire douter
plus que jamais du succès de mes paroles.
» En vérité, je ne sais comment m'y prendre pour
me rendre utile à votre âme, parce que, j'en suis sûr,
au premier moment venu, votre âme m'échappera. Je
la vois comme un oiseau léger qui, vivant de mouve-
ment et d'inquiétude, est partout sans être nulle part,
becqueté ici et là, au gré de sa fantaisie, n'aime que
sa petite liberté, s'agace quand on la lui dispute, et
s'envole à tire-d'aile pour en jouir autant et si long-
temps qu'il le pourra. Songeriez-vous à convertir cet
oisillon?... Vous souririez à cette pensée et vous vous
diriez : A quoi penses-tu ?
M Et vous voulez que je le prenne au sérieux, moi!
Allons, mon enfant, modérez vos ardeurs, ne vous
tourmentez pas de votre irréflexion naturelle , prenez
patience avec vous et aussi avec les quelques misères
d'autrui; cultivez l'amitié de Jésus, Marie et Joseph,
par votre fidélité journalière aux exercices de la piété.
Ne vous livrez point aux petites joies que l'on vous
procure et n'y mettez point votre cœur. Qu'il vous
suffise de vous délasser innocemment ; revenez ensuite
à votre simple ordinaire et à ce que, dans la famille,
Notre-Seigneur demande de vous. Tout ira bien , si
vous vous étudiez à suivre cette marche. »
LE DIRECTEUR DES AMES. 183
Qu'il s'agisse maintenant d'une âme forte, adonnée
aux vertus généreuses ; la leçon prend un caractère
bien autrement imposant.
« Savez-vous, mon enfant, que je n'ai guère trouvé
que vous dans votre lettre de ce jour ! . . . Prenez garde,
je vous en prie... Conformez-vous avec plus de soin
et, en me lisant, appliquez-vous d'une manière plus
sérieuse et plus intime à la pratique doctrinale de mes
lettres. Mon Père m'a chargé de travailler à votre
toilette. Si, poussée par le désir de recevoir de nou-
velles assurances sur le point que vous avez le plus à
cœur, vous glissez sur ce que je vous recommande le
plus, la toilette intérieure n'avancera guère et nous
retarderons la marche de l'Esprit de Dieu. Je veux
donc que vous entriez à plein dans ce que je vous dis,
que vous vous étudiiez davantage à le faire pénétrer
dans la moelle de votre cœur. »
Quiconque n'acceptait pas les décisions du P. Bar-
relle trouvait toujours en lui le ministre du sacrement ;
il ne recueillait plus du guide spirituel des conseils
désormais superflus. Une personne avait demandé un
conseil et ne voulait pas le suivre exactement. Elle
reçut cette réponse : — «Voulez-vous vous diriger ou
être dirigée? Si les rôles sont intervertis, je me retire
et vous laisse agir seule; si, au contraire, vous désirez
savoir mon avis, acceptez-le sans restriction, j)
Lors donc que le P. Barrelle rencontrait sur sa
route l'indocilité de l'orgueil, sa condescendance or-
dinaire l'abandonnait. Il entrait dans de saintes colères
contre les âmes qui ne voulaient pas se laisser humi-
184 CHAPITRE VINGT-NEUVIEME.
lier; il ne pouvait que les laisser à elles-mêmes
et prier.
À la réserve de ces roideurs indociles, l'orgueil lui-
même n'était plus qu'une infirmité guérissable à la
grâce et digne de toute charité. Or, le cœur du bon
Père était souverainement compatissant à toutes les
faiblesses. Il se sentait une grâce pour les âmes géné-
reuses, néanmoins il ne se refusait à personne. Pa-
tiemment il portait des âmes imparfaites pendant de
longues années , et sans se lasser les soutenait dans
leurs continuelles alternatives de faiblesse et de bon
vouloir. 11 en est que, douze et quinze années durant,
il a secourues de ses patients conseils avec une dou-
ceur proportionnée à leur indigence. Il ne se rebutait
point; sous d'innombrables formes il rendait aux fai-
bles courages d'invariables encouragements, répétant
à ces âmes languissantes la même doctrine élémen-
taire, assez payé de sa longanimité paternelle pour
avoir maintenu ces bonnes volontés défaillantes; et
dans ces âmes couvertes du sang divin , servi son cher
maître, Jésus-Christ.
Hélas! les infirmités spirituelles abondent plus que
les grands courages; aussi Dieu pétrit le cœur du
prêtre de plus de mansuétude que de rigueur. Celui
du P. Barrelle était prompt à la compassion.
«Vous, mon enfant, craindre de paraître devant
moi! Vous, vous sentir humiliée de m'écrire comme
une enfant à son père ! Hé ! vous n'y songez pas. Je
suis bien misérable sans doute , et plus que vous ne
sauriez le croire; mais moi, me laisser resserrer le
LE DIRECTEUR DES AMES. 185
cœur par les misères de mon enfant ! Il me semble trop
connaître la volonté du Cœur de Jésus, pour ne pas
abonder en pitié en proportion d'un surcroît quel-
conque de misères dans les âmes qu'il aime.
Comme il était bon, ce vrai Père, quand l'âme était
aux abois, de luttes pénibles, d'effrois de tout genre
ou même d'infidélités et de fautes ! Il n'avait alors ni
sévérités ni réprimandes ; avec lui il y avait toujours
une ressource, rien n'était jamais perdu, et Jésus
était toujours l'étoile vers laquelle il reportait l'espé-
rance.
Son dévouement n'avait pas de lassitude; il redou-
blait dans les moments de détresse :
« Très-bien , mon enfant ; il faut toujours en user
avec moi comme vous l'avez fait jusqu'ici. Dites-moi,
si vous voulez, de cesser de vous écrire, pour ne pas
perdre mon temps. Je comprends trop bien , lorsque
vous me parlez ainsi , le fond de votre cœur pour
vous accorder jamais ce qu'il coûterait trop à mon
cœur paternel de faire. Eh quoi ! serait-ce donc dans
les moments de crise où vous pouvez passer que je
cesserais de venir à votre aide? Mais pourquoi vous
ai-je aidé de mon mieux jusqu'à présent? N'est-ce pas
pour que Notre-Seigneur règne pleinement sur votre
âme? Travaillons à cela ensemble, sans jamais nous
décourager. Le temps passe rapide; mais l'éternité
est là, fixe devant nous, avec ses deux abîmes. Que
sa présence nous donne la force de combattre et de
vaincre nos ennemis et les difficultés que notre posi-
tion nous suscite. La bataille finie, nous entrerons
186 CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME.
dans le repos et nous jouirons des fruits de nos
victoires. »
Il voulait avec les âmes de la longanimité :
« Patientez toujours avec les âmes, tout en les ex-
citant doucement et constamment. Recourez à leurs
bons anges, suppliez Notre-Seigneur de les stimuler
intérieurement. Et s'il ne réalise pas aussitôt que vous
le voudriez vos bons désirs, confiez-vous en lui plus
encore. Il a d'autres moyens, qu'à votre insu il peut
et sait emplover pour vous faire atteindre le but que
vous cherchez, dans les âmes pour lui. »
Il sentait de jour en jour son âme croître en man-
suétude : « Ah! disait-il, plus j'approche du Cœur de
Jésus, plus je suis porté à la bonté envers les pauvres
âmes que ce doux Maître a tant aimées. »
En 1854 il écrivait : « Je ne sais comment, à me-
sure que j'avance dans ma triste carrière et que je
m'approche de mon éternité, je me sens porté à une
plus grande compassion envers les âmes. C'est aussi
que Notre -Seigneur est si bon, si patient, si indul-
gent, qu'il entraîne comme de vive force après soi,
et il est doux vraiment de se laisser aller à cette
pente, pourvu toutefois que nous ne manquions pas
au devoir; car la volonté du Père céleste avant
tout. »
Le P. Barrelle laissait discrètement l'âme venir à
soi, et ne faisait pas invasion dans sa confiance, at-
tendant l'heure où librement elle livrerait ses pensées
intimes.
Depuis plusieurs mois une personne s'adressait à
LE DIRECTEUR DES AMES. 187
lui, sans que le bon Père eût fait aucune question
pour provoquer une plus grande ouverture de con-
science. Un jour qu'elle se trouvait dans de pénibles
perplexités , ses aveux furent plus communicatifs , et
le Père dit aussitôt : — « Enfin, vous parlez, mon
enfant ! — Mais pourquoi , mon Père , vous teniez-
vous avec moi dans une telle réserve? — Ah! mon
enfant, j'ai trop de respect envers les âmes pour
forcer leur confiance. »
Rarement ce respect délicat avait à attendre long-
temps la clef des cœurs; le Seigneur lui en livrait
toutes les issues.
La première influence du pieux directeur était son
aspect paisible et sanctifié. Dès qu'il se présentait, sa
vue inspirait le recueillement et la componction. Il
répandait autour de soi le surnaturel. Venait ensuite
sa parole claire, précise, allant droit au besoin du
cœur, montrant simplement la volonté divine, ren-
fermant l'âme entière dans un conseil, dans un mot,
ce mot unique attendu et redouté tout ensemble, qui
répond à ses dispositions ou qui dénoue son mystère.
— « Ah ! disait une de ses pénitentes , ce Père , Dieu
lui a donné des paroles toutes faites pour le pauvre
cœur humain ! »
Dans le temps qu'il confessait à Lyon, dans le
sanctuaire de Fourvières, une bonne femme engageant
une de ses amies à s'adresser à lui, le dépeignait
ainsi : — « Va, lui dit-elle, à celui-là, » et elle dési-
gnait du doigt le confessionnal d'où elle sortait, « va,
c'est le bon Dieu tout pur ! »
188 CHAPITRE VINGT->s EU VIÉME.
En approchant de lui on sentait que la nature était
absente. C'était l'homme du monde supérieur, par-
lant sous le regard de Dieu. Il n'y avait pour lui
que le service du Maître divin et l'avantage des
âmes.
Il n'exagérait pas les torts, il ne les diminuait pas;
il restait dans la simple vérité; cependant il savait
mieux que personne reprendre avec force ; mais il ne
faisait pas de plaie sans y répandre le baume. Il pré-
férait l'indulgence au reproche; son humble douceur
se retrouvait toujours, même quand il avait humilié,
à quoi pourtant il excellait. Il savait faire de l'âme
orgueilleuse, avec des couleurs à lui, une peinture
écrasante. Il ramenait l'âme à ses vrais mérites, à son
néant, jusqu'à ce qu'elle consentît à le goûter; il lui
apprenait à être avare des humiliations providentielles
comme d'un trésor convoité; il montrait l'humiliation
comme une source précieuse dont il ne faut pas per-
dre le moindre filet, et voulait qu'on eût des lèvres
altérées pour en épuiser la dernière goutte. Chose
étonnante ! il savait rendre aimable l'humiliation et
le sacrifice.
Jésus était toujours sur ses lèvres; elles semblaient
n'avoir de mouvement que pour parler de son amour.
Elles ne s'ouvraient que pour en exhaler la flamme,
et s'il ne rencontrait pas des cœurs disposés à s'en
laisser consumer, il souffrait étrangement.
«Je ne sais vraiment pas, disait-il un jour, de
quelle nature le bon Dieu a fait mon pauvre cœur,
mais il est tout à la fois d'une sensibilité et d'une
LE DIRECTEUR DES AMES. 189
dureté extrêmes, ce qui me fait singulièrement souf-
frir. D'un côté, tout ce qui touche à mon Jésus m'oc^
cupant uniquement, je ne trouve de paix et de repos
que dans cet élément. Je m'y sens constamment en-
traîné. Oh! c'est ma respiration que cela! De l'autre
côté, me trouvant comme étouffé par l'incessant con-
tact des créatures d'une nature tout à fait en opposi-
tion avec la mienne, et très-souvent revêtues des
instincts des ennemis de mon Jésus, cette rencontre
me fait éprouver de terribles commotions. Comprenez-
vous comment ce misérable cœur ne voulant et ne
pouvant recevoir en aucune sorte ce qui n'est pas de
Jésus, ou propre à y conduire, se ferme, et c'est fini!
Malgré que je m'étudie sans cesse à le comprimer, il
reste toujours aussi douloureusement affecté tant que
cette disposition existe dans les âmes. Gela me fait
cruellement souffrir parce que je les aime, ces chères
âmes ! je voudrais les enfermer toutes dans mon cœur
pour les rendre toutes à Notre-Seigneur. Otez, leur
dis-je alors, ôtez ce buisson qui nous tient séparés.
Mais elles ne le veulent pas, et mon cœur à son tour
ne voulant pas accepter ce bagage qui n'est pas de
Jésus, mais de la nature et de Satan, se durcit; et
cette disposition me met sur une rude croix, et y met
les âmes, sans qu'il me soit possible de faire autre-
ment.
» Je ne sais pourquoi il arrive que je ne suis pas
compris d'un grand nombre d'âmes à qui je veux ce-
pendant beaucoup de bien , mais qui ne veulent , ni
pour un motif ni pour un autre, se déprendre de ce
11.
190 CHAPITRE VINGT-NEUVIEME,
malheureux moi qui les tue. Il y a quelque chose en
moi qui est tellement incompatible avec ce rival de
mon Jésus, que je voudrais l'anéantir à tout jamais,
à cause du ravage que ce misérable fait dans la vigne
du Seigneur, car il paralyse et détruit tout. Malheu-
reusement les âmes ne veulent pas voir. Pauvres
âmes ! je voudrais me consumer pour elles et les
gagner toutes au pur amour de Jésus! Mais le moyen
de les gagner tant qu'elles ne voudront pas se quitter
elles-mêmes ! Prions donc que le règne de Dieu arrive
et que celui du moi prenne fin. »
Le P. Barrelle trouvait-il des cœurs ouverts au
saint amour, et tel était le motif de sa prédilection
pour les communautés religieuses et pour l'âge de
l'innocence, alors sa parole était de flamme; le mot
n'est que juste, car on se sentait brûler. On se
prenait à dire, comme telle pénitente surprise par
cette parole de feu : — « Mais le confessionnal va
s'allumer ! »
Entendons l'écho de ces entretiens avec une âme
candide, qui en recueillait soigneusement le doux
souvenir :
« ^lon bon Père avait une dilatation toute céleste
qu'il s'efforçait de me communiquer. Tantôt il s'a-
dressait à mon âme, tantôt il se substituait à ma
place, et répandait devant Dieu les sentiments qu'il
voulait voir dans mon cœur, ou s'adressait en mon
nom au divin Jésus. Il excusait mes fautes et per-
dait toutes mes misères dans l'amour de Jésus.
« Cette pauvre enfant est comme un oiseau habitué
LE DIRECTEUR DES AMES. 191
» à sa cage ; lorsque la porte est ouverte il met la
M tête au dehors, puis je ne sais ce qu'il a vu, ce
» qui l'a effarouché, il la retire tout effrayé. — Vos
» misères? Oh! tout cela n'est rien; le bon Jésus
» n'a besoin que d'un souffle, et tout s'évanouira.
» Ce bon Jésus ! Il faut lui gagner le cœur. Mais
» déjà il m'aime, Jésus; Jésus m'aimera toujours.
» Et moi aussi, j'aime Jésus. Que personne ne vienne
» me dire que je n'aime pas Jésus. Oh! sans doute
» pas encore assez, et c'est là ce qui me désole. Il
» me cherche, je le cherche moi aussi; nous fîni-
» rons bien par nous rencontrer. Ah ! si nous le
») laissions faire, il viendrait, il ferait l'invasion com-
» plète. Maintenant je le chercherai si bien, je l'ap-
» pellerai si souvent, qu'enfin je l'atteindrai.
» Je n'irai pas chercher auprès des créatures ce
» qu'elles ne peuvent pas me donner. Où est-il, Jésus?
)) Où est-il, le cœur de mon Epoux? Après tout, je
» n'aime que Jésus. Je n'ai que lui! Il est mon père,
» il est ma mère, il est mon frère, il m'est toute
» chose. Quand sera-ce, ô mon Jésus, quand sera-ce
» que vous satisferez le besoin que vous m'avez mis
» au cœur? Jésus répond : — Mon enfant, ce sera
» quand tu ne feras plus de retour sur toi-même.
» Jésus aime son enfant parce qu'elle est misérable.
» — Oh! voyez comme il est bon!... J'irai à lui après
» mes fautes, et il me fera une douce croix au cœur.
5) médecin de mon cœur! ô cœur de mon médecin!
» voudriez-vous donc me laisser ainsi?
w Confiance ! car, s'il est le Tout-Puissant, le Tout-
192 CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME.
» Aimant, il est aussi le Tout-Faisant. Jésus! à qui
M irais-je si ce n'est à vous? vous qui avez non-seule-
» ment les paroles de la vie éternelle, mais encore
M les opérations qui la produisent?
» Je me plaignais de ne pouvoir réfléchir pendant
la méditation : — « Oh ! nous avons assez réfléchi
» pour être convaincue. Lisez le sujet la veille. Lors-
» que le moment est venu, si vous n'avez pas d'ailes,
» vous attendrez que le bon Jésus vous apporte la
» nourriture du cœur. Vous serez mendiante, comme
M l'était Lazare à la porte du riche; mais nous, nous
M sommes à la porte du bon Jésus. Lazare ne quittait
» pas ses plaies ; portons les nôtres avec humilité et
» confiance à notre compatissant Jésus. Le père du
» prodigue n'attendit pas que son cher fils eût
» quitté ses vils haillons pour l'embrasser avec ten-
» dresse.
» Les petits agneaux bondissent dans la prairie ; ils
M sont tout joyeux. Voilà la joie de nos âmes : elles
» ont trouvé Jésus pour pâture et pour vie. Cette
M petite brebis, attachée au milieu de ce carré de
» verdure, n'en dévorera-t-elle pas jusqu'au dernier
» brin d'herbe? Et c'est Jésus qui est à la disposition
» de mon cœur ! Sans doute il faut avoir du respect
» pour Jésus; mais l'amour, famour surtout! et l'a-
» mour met dehors la crainte.
» Mon Dieu! quelle illusion! On n'aime pas Jésus
M parce que l'on est mauvais. Eh! quand bien même
» votre âme serait plus noire que le jais, cela n'em-
» pécherait pas le bon Jésus d'être infiniment beau.
LE DIRECTEUR DES AMES. 193
M II est blanc et vermeil; blanc par sa sainteté, ver-
» meil par le sang qu'il a répandu pour nous.
» La petite colombe de l'arche était la figure de
M notre bon Jésus. Son divin Père Fa envoyé en ce
» monde. Et qu'y fait-il? Il cherche partout où re-
» poser son cœur, et partout il ne trouve que la
» triste vase du péché. Voilà qu'il vient à votre cœur.
« — Oh ! venez, divine Colombe, venez, étendez vos
» ailes, prenez vos ébats; reposez-vous en moi.
» Voici le lit et son dur oreiller : le Cœur de Jésus
M et la croix qui le transperce. Cette croix est encore
» humide de son sang, appliquez-y votre cœur. —
» sang de Jésus, lave mon âme, purifie mon cœur,
» rends-moi petite colombe, afin que je puisse voler
» jusqu'au Cœur de celui qui est mon bien, mon doux
M trésor du temps et de l'éternité. »
» Voici de ses petits mots : « Je ne suis qu'une
j) maison de boue; mais Jésus sera le ciment romain.
„ — Oubliez, mon bon Jésus, ce que je viens de faire,
M et je l'oublierai aussi. — Que Jésus soit content, et
» je serai contente. Oh! si je pouvais devenir belle à
» ses yeux ! — Avant la communion pas d'inquiétude ;
» mais je prendrai la main de Jésus, je la porterai sur
» mon cœur et je dirai : Mon Jésus, ôtez, ôtez, effa-
» cez ce qui vous déplaît avant que vous entriez en
» moi. — Il faut voir Jésus partout, Jésus en tout.
» Si nous regardions bien , nous verrions le nom de
» Jésus sur chaque petite fleur. »
» Mon saint Père ramenait tout à l'amour le plus
ardent et le plus simple , et il le mettait à notre por-
194 CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME.
tée. Il répétait : « Simplifiez-vous! O simplicité! sim-
» plicité ! si on te connaissait, on reviendrait par l'état
» de grâce à la familiarité d'Adam avec Dieu. La
» simplicité est une vertu qui s'acquiert comme les
» autres, par l'acquiescement à l'action de Notre-
» Seigneur en nous. >)
» Le bon Père paraissait toujours sortir d'une in-
time communication avec Notre-Seigneur; son amour
ne pouvait se contenir, il s'épanchait... Puis il se fai-
sait violence pour arrêter ces doux entraînements et
pour terminer enfin en me bénissant. »
Un autre de ses enfants spirituels parle ainsi :
« Ce qui m'a constamment frappée dans la direc-
tion du P. Barrelle, c'est l'amour ardent de Notre-
Seigneur qui animait ses paroles. Cet amour leur
donnait une onction pénétrante. On éprouvait sensi-
blement que son cœur vivait devant Jésus-Christ,
qu'il le contemplait sans cesse , qu'il avait besoin de
lui parler directement, en sorte que bien des fois, au
lieu de parler à l'âme , il préférait parler d'elle à
Notre-Seigneur, et les conseils du bon Père étaient
entremêlés de prières. »
Un autre ajoute :
« Tandis qu'il m'entretenait de mon âme ou de
Dieu au confessionnal ou au parloir, il m'est souvent
arrivé de ressentir une impression que je ne puis
rendre, mais qui me portait soudain à le regarder
pour m'assurer que c'était bien lui que j'entendais.
C'est que, envahie par un sentiment tout divin, je
me croyais en rapport direct avec Dieu. »
LE DIRECTEUR DES AMES. 195
Semblables surprises n'étaient pas rares. Quelque
chose de si ému, de si brûlant, passait dans sa voix,
dans son accent , qu'on se retournait d'instinct pour
voir si on était avec Un personnage terrestre ou si l'on
entendait un séraphin.
Nous négligeons d'autres témoignages pour laisser
place aux deux traits suivants. Le premier est arrivé
à la supérieure d'une communauté religieuse, le se-
cond à une personne du monde.
« Un jour, pendant ma confession, je fus très-
étonnée de ce que le P. Barrelle ne me répondait
pas. Après un moment d'attente, comme j'entendais
les pulsations de son cœur se précipiter, craignant
qu'il ne fût fatigué, je me tournai de son côté et je
regardai à travers la grille. Quelle fut ma surprise
de voir le Père le visage rayonnant, les yeux fixés
vers le ciel, et comme transfiguré! Pénétrée d'un
sentiment de profond respect, je ne savais si je de-
vais demeurer ou me retirer. Je priai Notre-Seigneur
de m'inspirer ce que je devais faire, et je restai. Un
peu après, poussant un soupir prolongé, il diî : — «Ah!
» la croix! la croix!... Oui, mon bon Jésus, jusqu'à
» la mort, sans appui, sans consolation. Oh! oui!
» cher Maître, je vous suivrai partout, partout à
» jamais !... »
» Puis reprenant sa morale comme si rien ne se fût
passé : — «Eh bien, mon enfant, dit-il, voulez-vous
» venir aussi à la suite de Jésus jusqu'à la mort sur la
M croix? — Oui, mon Père, » lui répondis-je. Il se
mit alors à me parler des souffrances qu'il faut embras-
196 CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME.
ser pour suivre Jésus-Christ; mais d'une manière si
merveilleuse que je ne cloutai pas qu'il n'eût reçu
connaissance de celles qu'il devait endurer lui-même
le reste de sa vie. »
Voici le second fait.
« Un jour, je remarquai dans les paroles d'exhor-
tation que m'adressait le P. Barrelle quelque chose
de tout à fait surnaturel. Ma confession finie, il conti-
nua de parler; j'entendis des paroles sublimes, pleines
de feu... Je compris que le Père s'entretenait avec
Dieu. Je me retournai vers lui. Je le vis dans l'atti-
tude d'une personne qui n'est plus à soi, et ravi en Dieu.
Je connaissais l'humilité de ce saint Père, et je ne
savais comment m'y prendre pour m'éloigner, car
j'étais persuadée qu'il aurait été couvert de confusion
s'il m'avait trouvée le témoin de ce qui avait lieu. Je
me glissai donc doucement hors du confessionnal, et
j'allai me mettre dans un endroit retiré de la chapelle,
où je ne pouvais être vue. Au reste, l'église était dé-
serte en ce moment. Quelque temps après, le Père
sortit du confessionnal. Se croyant seul, il se jeta au
pied de l'autel, et, la face contre terre, il donna un
libre cours à ses larmes, demandant pardon à Dieu de
l'ingratitude des hommes. Ses sanglots étaient entre-
coupés par les paroles les plus tendres qu'il adressait
à Jésus. Je me retirai le cœur plein de suavité de ce
que je venais de voir et d'entendre. »
Le saint amour ne transpire pas vainement dans la
parole des amis de Dieu et jusque dans les traits de
leur visage. Quelle confiance en sa conduite lorsque
LE DIRECTEUR DES AMES. 197
ses enfants spirituels voyaient au front de leur Père
une auréole de sainteté! Quels élans de vertu lors-
qu'ils recevaient de ses lèvres ardentes le mouvement
de la charité divine ! Je le veux, pour faire des saints,
il n'est pas rigoureusement nécessaire d'être soi-même
un saint, parce que Notre-Seigneur est la vraie source
d'où, par l'intermédiaire de ses ministres, la sainteté
coule et se répand dans les âmes. Toutefois, l'ardeur
du céleste amour ne rayonne pas en vain plus près
d'elles. Après tout , le baptême a fait nos cœurs émi-
nemment inflammables à l'amour divin, et c'est, de
proche en proche , du cœur des vrais amis de Dieu
que l'incendie se propage.
Pour eux, comme le P. Barrelle, ils vont puisant
sans cesse au foyer principal cette contagieuse ardeur.
Les lignes suivantes renferment son secret :
« Serrez-vous davantage, mon enfant, contre le
Cœur du divin Epoux, et augmentez ainsi la chaleur
de votre âme. Tant de biens sont attachés pour vous
et pour tout ce qui vous entoure à cette proximité par
le cœur du Cœur de notre Jésus! On s'y remplit, et
puis l'on verse, et de là vient la fertilité du sol. C'est
dans ce sens qu'il nous faut entendre cette parole de
notre Dieu : Venez, mangez, buvez, enivrez-vous ,
mes bien-aimés ! Elles semblent surtout adressées aux
âmes apostoliques, qui, sans cette plénitude, ne sau-
raient jamais donner aux autres ce dont elles ont be-
soin pour fructifier à la gloire du divin Cœur. La
méthode à suivre pour cela est bien simple , comme
vous voyez : T ai ouver^t la bouche du cœur, dit David,
198 CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME.
et j'ai attiré à moi l'Esprit de vie qui s'exhale de
toutes les plaies de mon Sauveur. Ah! quand on se
tient toujours auprès de lui , rien n'est plus facile. »
Or, le fervent directeur ne quittait pas cette place
privilégiée, et c'est ainsi qu'il donnait sans s'épuiser
de la plénitude du saint Amour.
eooOQ@)0000»
LE DIRECTEUR DES AMES. 199
CHAPITRE XXX
LÉ DIRECTEUR DES AMES.
Le discernement des esprits. — Le P. Rarrelle lit dans les replis de
la conscience. — Il répond à des lettres qu'il n'a pas reçues. —
Il apparaît en songe et résout les doutes. — Dieu lui amène les
âmes. — Le P. Barrelle s'attache de préférence aux voies ordi-
naires et communes. — Il veut de la refile dans la ferveur et de
la mesure dans la vertu. — Admirables conseils pour la conduite
des âmes. — Inaltéi^able bonté. — Le P. Barrelle se crée par la
correspondance un second apostolat.
Avides que sont instinctivement les cœurs droits de
rencontrer Dieu , s'ils viennent à trouver en leur che-
min un homme qui le rende sensible, qui visiblement le
porte en sa personne et dans ses mains pour le donner
aux âmes ; en dépit de quelques appréhensions facile-
ment suscitées en l'âme humaine par l'approche du
surnaturel , ils sont attirés et ils se confient. Et quand
ils ont senti ce ferme regard jeté sur leurs misères,
cette main puissante qui n'est point de l'homme, et
qui, tout investie de la vertu de Dieu, va droit à
leurs plaies portant le remède , au besoin le fer et le
feu; à ce contact, sous cette vertu d'en haut, ils se
laissent faire, car celui-là c'est l'homme de Dieu.
Le P. Barrelle était éminemment cet homme qui
porte en tout son être le surnaturel ; il personnifiait à
200 CHAPITRE TREîsTlÈME.
merveille en sa direction la domination persuasive de
la grâce.
Tout guide spirituel, c'est-à-dire tout ministiie de
la grâce établi de Dieu pour conduire les âmes dans
les voies intérieures, reçoit du Seigneur en un certain
degré le discernement des esprits , que saint Paul
place au même rang que le don des miracles, l'esprit
prophétique et la science infuse des langues, parmi
les opérations de l'Esprit-Saint '. Sans ce don de pé-
nétrer les âmes, quand il serait d'ailleurs un homme
de doctrine , comment pourrait-il les éclairer sur
elles-mêmes, démêler les mouvements de la grâce, et
leur appliquer, suivant leurs dispositions présentes,
les divers principes de la vie spirituelle? Or ce don de
lire dans les cœurs, le P. Barrelle le possédait à un
degré exceptionnel.
Laissons parler une personne qui en a fait une
longue expérience; c'est une religieuse d'une congré-
gation importante :
« Pour l'ordinaire, lorsqu'une âme se plaçait sous
sa conduite, ou plutôt quand Jésus lui-même lui do7i-
naît une âme, il la lui dévoilait de suite jusqu'au fond.
On sentait dés les premières paroles du P. Barrelle
que son re{jard avait plongé dans le plus intime.
Toutefois, comme il savait que la lumière de la vérité,
brillant en tout son jour , effraye certaines âmes ,
dans les commencements surtout, il faisait darder
quelques rayons seulement de cette divine Vérité sur
des misères jusqu'alors inconnues. La manière dont
1 Cor., xn,10, 11.
LE DIRECTEUR DES AMES. 201
ces lumières étaient reçues lui donnait en quelque
sorte la mesure des forces de l'âme. Si le résultat était
un courage nouveau et un accroissement de bonne
volonté, le Père allait en avant et recommençait l'ex-
périence. Si au contraire l'abattement, la tristesse,
s'emparaient de cette âme , il s'arrêtait. Ce n'étaient
point les misères, même les grandes misères, qu'il
redoutait, mais le manque d'énergie et de générosité.
Il fallait se résoudre avec lui à voir anéantir tous les
subterfuges de l'amour-propre, toutes les réclamations
de la nature ; il forçait l'un et l'autre dans leurs
derniers retranchements.
» Sa manière était si claire et si précise qu'elle ne
laissait jamais Tàme dans le doute, et Notre-Seigneur
donnait une telle autorité à ses paroles qu'on sentait
que lui résister c'était résister à Jésus-Christ lui-même.
L'homme disparaissait entièrement, si complètement,
que l'on ne voyait plus, que l'on n'entendait plus que
Jésus. Aussi cette direction, quoique forte et vigou-
reuse, était pleine de suavité.
M Mais sa compassion, loin de vous amollir, rele-
vait vos forces, ravivait votre confiance, parce qu'il
semblait que Notre-Seigneur, personnifié en lui, s'était
attendri sur nos misères et nous tendait la main. Gom-
ment en effet ne pas compter sur sa bonté quand il
nous envoyait un pareil secours! Il était impossible
de ne pas recouvrer la plus profonde paix. Cet effet
n'était pas seulement produit par sa présence, ses
lettres l'opéraient aussi. On était saisi en les lisant
d'un sentiment de foi si vive, chaque parole entrait si
202 CHAPITRE TRENTIÈME.
profondément dans l'âme, qu'on sentait que Jésus
avait pris la main et la plume du Père pour être l'in-
prète de son divin Cœur.
» J'ai dit que le Père lisait jusque dans les replis les
plus intimes de l'âme; mais cette grâce, si précieuse
pour la direction, lui était accordée même à une
grande distance de la personne dirigée. Je me rappelle
lui avoir écrit une fois dans une disposition d'esprit
et de cœur fort pénible; mais en relisant ma lettre, je
la trouvai trop intime pour la confier à la poste. Je
la déchirai donc et la jetai dans le panier destiné à
cet usage. Trois jours, après, je reçus à cette lettre
non envoyée une réponse si claire et si précise que je
tombai à genoux, et ne pus lire qu'ainsi des paroles
visiblement dictées par Celui seul qui pénètre les
pensées. En supputant les jours et les heures, j'ac-
quis l'évidence qu'au moment même où j'écrivais les
agitations de mon âme , leurs causes et leurs circon-
stances, le Père écrivait lui-même pour répondre à
tout, et cela comme il l'eût fait dans une conversation
de vive voix : même lucidité, même précision, même
exactitude. Après de telles preuves de l'intervention
immédiate de Jésus dans la direction du Père, com-
ment ne pas avoir en elle, pour soi au moins, une foi
et une confiance sans limites?... »
Une supérieure de communauté appartenant à une
autre congrégation apporte aussi son témoignage :
« Un fait que je puis attester révèle dans le vénéré
P. Barrelle une très-particulière assistance de l'Esprit
de Dieu pour la direction des âmes.
LE DIRECTEUR DES AMES. 203
» Depuis que Notre-Seigneur m'avait mise sous la
direction de ce saint homme , grâce que j'ai toujours
estimée l'une des plus grandes que j'aie reçues en ma
vie , chaque fois que je lui écrivais pour lui parler de
mon intérieur, avant que ma lettre lui arrivât, une
réponse à ce que je lui exposais se croisait avec la
mienne. En même temps que je lui parlais de mes
difficultés, l'Esprit de Dieu lui en donnait connais-
sance, et, quelque nouvelles qu'elles fussent, lui
inspirait ce qu'il devait me dire. Ce fut pour moi un
sujet de grand étonnement dans les commencements ,
à quoi il répondait lorsque j'en faisais l'observation :
— « Si Notre-Seigneur use envers vous d'une si pro-
» digieuse charité, c'est à cause de mon ignorance et
» de mon inénarrable misère. Ne manquez pas d'en
» témoigner une vive reconnaissance à ce cher Maître,
» qui veut s'abaisser jusqu'à tracer lui-même sur le
» papier, à cause de mon incapacité , le remède à vos
» maux.» Or, ceci a duré jusqu'à la mort du bon Père.
» Je dois ajouter, pour la plénitude de la vérité et
pour l'honneur de ce vrai serviteur de Dieu, que très-
souvent, alors que j'étais auprès de lui, en m'abor-
dant, il me disait tout ce qui m'était arrivé et s'était
passé en mon intérieur plusieurs jours auparavant, et
me reprochait des infidélités que j'avais commises,
m' exposant d'un seul trait toutes leurs conséquences
en mon âme, ce qui, tout en me couvrant de confusion,
me pénétrait de la plus grande vénération pour mon
saint directeur; car il n'y avait que le Saint-Esprit
qui pût lui découvrir des choses aussi intimes. »
204 CHAPITRE TRENTIÈME.
Une religieuse lui écrivit un jour pour lui rendre
compte de son âme et lui demander quelques avis. La
Providence permit que la lettre fût oubliée. Trois
jours après, la supérieure la retrouve, et, fort con-
trariée de ce retard involontaire, elle se bâte de l'ex-
pédier. Il n'y avait de cela que peu d'beures encore ,
lorsque, recevant elle-nîéme la réponse du P. Barrelle
à quelqu'une de ses lettres , elle y trouve avec sur-
prise un pli pour la bonne religieuse. La supérieure le
remet sans explications. — « Cette fois, dit la bonne
sœur après avoir lu, le P. Barrelle satisfait à toutes
mes questions, et me répond exactement sur tous les
points. » Alors la supérieure lui découvrit ce qui était
arrivé.
Nous tenons de plusieurs personnes graves un fait
non moins remarquable, c'est le secours que leur a
donné le P. Barrelle lorsque, ne pouvant leur être utile
en personne, il leur apparaissait durant le sommeil
pour les aider dans leurs difficultés.
A quelques lieues de la ville où résidait le P. Bar-
relle était une communauté nombreuse qui lui dut un
important service. Voici ce que raconte la supérieure
de la maison :
« Depuis longtemps, j'étais extrêmement embar-
rassée pour certaines difficultés de conscience que je
ne pouvais éclaircir. De plus, une de nos sœurs me
paraissait le jouet d'une illusion qui pouvait avoir pour
la communauté de graves conséquences, et ma peine
était d'autant plus grande que le confesseur semblait
partager les mêmes idées. Je ne savais de qui prendre
LE DIRECTEUR DES AMES. 205
conseil. La réputation de sainteté du P. Barrelle me
revint alors en mémoire. J'invoquai donc son bon
ange, afin qu'il lui inspirât de prier pour moi. La
nuit suivante, le Père m' apparut en son(je. — « Me
» voici, ma fille, me dit-il avec bonté, que désirez-
» vous de moi? Je viens éclaircir vos doutes. » Sur-
prise et joyeuse, j'expose au Père toutes mes inquié-
tudes. Il me calme, m'indique les moyens à prendre
pour sortir d'embarras, et me trace des règles de
conduite : — « Suivez fidèlement ces conseils, ma
«fille, toutes les difficultés s'aplaniront, et vous
» maintiendrez dans votre communauté la régularité
» et la ferveur. » Il me bénit ensuite et disparut. Je
me réveillai toute pleine de ce que je venais d'en-
tendre et inondée d'une douce paix. J'ai suivi les
conseils que le Père venait de me donner, et tout est
arrivé comme il l'avait annoncé. »
Une autre religieuse nous écrit ce qui suit :
« Le P. Barrelle venait de quitter notre ville pour
habiter une autre résidence. Une de nos sçeurs éprouva
une peine très-sensible d'être privée de certaines
règles de perfection que le Père lui avait promises.
Elle s'en plaignit à Notre-Seigneur avec amertume.
La nuit même , dans son sommeil , elle crut voir le
Père. Il lui adressa des reproches sur son défaut d'a-
bandon à la volonté divine, et lui en fit faire à Notre-
Seigneur un acte de réparation. Après quoi il lui traça
les règles qu'elle désirait; mais il lui fit voir en même
temps ses misères intérieures avec une telle clarté
que depuis lors elle n'en a jamais perdu le souvenir. »
TOM. II. 12
206 CHAPITRE TRENTIEME.
Quoi qu'il en soit du caractère plus ou moins mer-
veilleux de ces faits, sa pénétration des consciences
est, dans la vie du P. Barrelle, un fait général dont
les témoignages ne pourraient se compter. Le Sei-
gneur, qui lui découvrait le fond des âmes, les mettait
souvent entre ses mains par une visible providence.
En 1845, le P. Barrelle prêchait la retraite pasto-
rale au clergé de Tours. Le pensionnat des Dames du
Sacré-Cœur était encore dans la ville. Une religieuse
fort âgée témoigna le désir de voir le Père, qui, sur
la demande de la Mère supérieure, consentit à se
déranger. Au milieu des occupations de la retraite, il
arrive un jour fort pressé au Sacré-Cœur, et demande
à la portière la personne pour qui on l'appelait. Il se
rend sans retard à la chapelle. Madame Nolam, novice
encore, s'y trouvait en ce moment. Protestante con-
vertie, âme généreuse et éprouvée par mille traverses,
elle avait besoin d'un guide pour la soutenir dans des
luttes encore ardentes, et pour avancer dans cette
voie de zèle et d'amour où l'entraînait le penchant de
la grâce. Elle aurait désiré s'adresser au P. Barrelle.
La discrétion avait dicté à la supérieure un premier
refus; mais le Père était dans la chapelle, et personne
ne se présentait. Cette fois , la permission fut accor-
dée. La bonne sœur en profita en toute liberté. Le
Père lui donna tout le temps nécessaire, et quand il
la quitta, la religieuse appelée arrivait enfin. Il était
trop tard; on attendait le prédicateur au séminaire,
il dut s'éloigner à l'instant. Mais le Seigneur avait
fait son œuvre providentielle.
LE DIRECTEUR DES AMES. 207
La Mère Nolam a souvent assuré que de ce jour
avait commencé sa parfaite donation à Dieu ; de ce
jour date cet immense besoin de l'aimer dont toute
sa vie ne fut qu'une preuve constante, et dont le
Père Barrelle soutint d'un cœur dévoué l'infatigable
ardeur.
Inutile de multiplier ces exemples, assez ordinaires
dans une telle vie.
Le Père Barrelle était un de ces hommes que
Notre-Seigneur ôte à eux-mêmes pour les prendre à
soi et les donner aux autres. Tantôt donc il devenait,
par une série de circonstances qu'on ne pouvait
éluder, le confesseur inévitable d'une âme effarouchée
de sa vertu, et, d'un mot, tournait toutes ses appré-
hensions en confiance et en gratitude. Tantôt ayant
en ses mains une conscience craintive, il laissait à sa
timidité ce cher asile du silence, et sans lui laisser la
peine d'une première parole , déroulait devant elle
les pages les plus secrètes de son intérieur.
« Vous étiez à telle place hier, mon enfant, pen-
dant que je parlais? — Oui, mon Père. — Eh bien,
je veux vous donner quelques avis profitables, »
Alors il entrait dans les replis du cœur, faisait l'exposé
de ses maladies, montrait l'âme à elle-même mieux
qu'elle n'eût su faire dans un examen attentif, lui
dépeignait son état, ses souffrances, en expliquait les
causes; lui enseignait à s'ouvrir, lui faisait accepter
quelques règles de conduite et prenait pour soi la
responsabilité de l'avenir. C'était une âme guérie
pour toujours de ses anxiétés.
208 CHAPITRE TRENTIÈME.
Combien nous ont raconté ces choses! Combien
nous ont parlé de leur étonnement lorsque, soit au
saint tribunal, soit au parloir, elles étaient abordées
par une de ces paroles que Dieu seul peut dire. Ce
qui se passait au sanctuaire de leur âme, ce qu'elles
ne voulaient pas découvrir : une inspiration secrète,
un travail de la grâce, des lumières ou des fautes, le
Père leur en parlait avec une assurance qui prouvait
à l'évidence une lumière supérieure.
Ce directeur si réservé, si plein de son incapacité,
si respectueux pour la liberté des consciences, s'il
vient à être éclairé d'en haut sur un dessein de la
grâce dont il doit être l'instrument, il triomphera de
ses habitudes, et il ira, s'il le faut, au-devant d'une
âme pour la gagner à Jésus-Christ. Il faut citer cette
rare exception.
Une jeune personne n'avait accompli qu'avec tris-
tesse un acte de dégagement que Dieu demandait.
Elle reçut du P. Barrelle, qu'elle connaissait à peine,
la lettre suivante :
« Me voilà bien osé, mademoiselle , de vous écrire
quelques lignes sans que vous les ayez provoquées en
aucune manière; mais je puise la raison de cette
liberté dans mon dévouement pour votre âme ; mon
Dieu a donné son sang pour elle , ne lui dois-je pas
mes pauvres mais consolantes paroles? Je sais que
vous êtes sous le poids d'un sacrifice causé par le
départ d'une personne chère; elle vous avait fait du
bien!... Mais permettez-moi de vous dire que, vous
attachant trop au canal , vous avez oublié la source ;
LE DIRECTEUR DES AMES. 209
c'est Jésus qui vous faisait tout ce bien, et Jésus ne
vous a point quittée. Que votre cœur si ardent dans
ses affections s'attache donc à lui! Là seulement il
trouvera son centre et par conséquent le vrai
bonheur.
» Je vous bénis au nom de mon Maître.
» Joseph S. J. ») '
Cette lettre ouvrit une correspondance et une direc-
tion où le ministre de la grâce acheva son oeuvre.
Cette jeune personne lui doit, après Dieu, d'avoir
embrassé la vie parfaite, et dans le creuset laborieux
des épreuves, le souvenir de cette direction solide l'a
tenue puissamment attachée à sa sainte vocation.
On croira peut-être que ce directeur si rempli de
lumières surnaturelles, si profond dans l'amour de
Dieu, cet homme favorisé quelquefois et comme
investi de la joie divine, ainsi qu'on le verra plus am-
plement vers la fin de cette histoire, devait aime les
voies extraordinaires. Bien au contraire, il les redou-
tait, comme le guide expérimenté redoute pour le
voyageur les cimes périlleuses des monts élevés ; car
rien n'est plus voisin des abîmes. Lui-même, s'il fut
ravi parfois sur la montagne de Dieu , s'il put com-
mencer ainsi dans la lumière « le noviciat de ses siè-
cles éternels » , c'est toujours cependant à la sueur de
son front qu'il gravit les pentes difficiles de la vie par-
faite. Son oraison suivait les sentiers battus , quelque-
fois Dieu l'attirait doucement à soi, mais le plus sou-
vent il se plaignait au suprême conducteur de marcher
12.
210 CHAPITRE TRENTIÈME.
dans la sécheresse du désert. Habituellement, « la
tribulation et l'angoisse le trouvaient sur leur che-
min », comme le roi-prophète; et pour lui, «il ne
savait chercher le Thabor que sur le mont du Cal-
vaire. »
Peu d'hommes ont reçu aussi libéralement l'instinct
du divin et la soif du surnaturel; cependant sa pente
volontaire était à l'obscurité de la foi nue, sa préfé-
rence à l'amour dépouillé et souffrant. Le Cœur de
Jésus fut son centre, son trésor, son ardente passion;
mais il le voulait avec sa blessure, surmonté d'une
croix où sa place était faite, et qu'embrassaient de
toutes parts les flammes symboliques de l'amour.
La voie commune plaisait à sa prudence ; elle avait
les sympathies de son humilité.
« La voie commune , toute commune , ma chère
fdle. Gela toujours , cela en tout jusqu'à la fin. Voilà
le cri qui retentit pour vous dans mon cœur de père,
et c'est après la lecture de votre lettre, qui vient de
m'être remise, que je l'ai entendu, ce cri.
M Considérez votre Epoux tel que l'Apôtre nous le
dépeint au moment où il s'incarne. Prenant la forme
de serviteur, il se fait à la ressemblance des hommes,
c'est-à-dire de l'universalité des hommes, et on le
trouve *agissant en tout comme un homme, c'est-à-dire
comme le commun des hommes. C'est la forme qu'à
sa suite doit prendre l'épouse de son Cœur, non-seu-
lement vis-à-vis de toutes les personnes qui l'entou-
rent, mais encore en traitant avec les supérieures.
Ainsi, ma fille, dans vos tentations, peines et diffî-
LE DIRECTEUR DES AMES. 211
cultes , etc. , demandez-vous ce que ferait la généralité
des bonnes âmes qui se trouveraient dans la même
position que vous , et sans vous mettre à part comme
une exception, rangez-vous à la file de ces âmes, par
révérence et par amour pour Celui qui vous a donné
l'exemple de ce divin train commun, »
Les faits venaient à l'appui de la doctrine. Une âme
qui était depuis plusieurs années sous la conduite du
P. Barrelle se trouva prise tout à coup par une pré-
sence continuelle et sensible de Notre-Seigneur. Elle
s'en ouvrit au Père, qui en parut fort contrarté.
— Vous vouliez que j'aimasse Notre-Seigneur, mon
Père, et maintenant que cela m'est facile vous parais-
sez peu satisfait; suis-je donc dans l'illusion? — Non ,
ma fille; mais prenez garde, ne me cacbez rien. » Il
devint dès lors, contre ses habitudes, bref, roide,
grondeur envers cette âme ; et le jour où elle lui an-
nonça que tout sentiment avait disparu, il lui en
exprima toute sa joie. — « Que je suis heureux, mon
enfant ! Vous m'enlevez un grand poids; les illusions
sont si faciles sur cette route ! Il ne faut à votre âme
que la pure foi, bien sèche, bien aride, et j'ai de-
mandé à Notre-Seigneur que ce soit désormais le pain
solide et sûr de votre vie entière. » La prophétie s'est
réalisée.
Non moins vigilante était la prudence de cet habile
maître à régler les premiers élans d'une ferveur nou-
velle.
Récemment conquise par Notre-Seigneur Jésus-
Christ sur les brillantes fascinations du monde , une
212 CHAPITRE TREISTIÉME.
âme, d'ailleurs généreuse, éprouvait le noble besoin
de réparer par le sacrifice les illusions de son passé.
Elle fit part au P. Barrelle , devenu son directeur, de
l'entraînement nouveau qui la poussait aux exercices
multipliés de la dévotion et à des mortifications exagé-
rées. — « Pauvre enfant, répondit le saint homme,
vous me faites l'effet d'un architecte inexpérimenté.
Que diriez-vous si , pour construire un bel édifice , il
commençait par jeter dans les fondations des objets
de grand prix, des marbres rares , des jaspes, des
perles fines et des pierres précieuses? Dites-moi, serait-
ce bien là le moyen d'achever son ouvrage et d'obte-
nir la solidité désirable? Il en est de même pour vous ;
commencez donc à construire, vous ornerez ensuite. »
Il voulait à tout, même à la vertu, de la mesure
et du loisir. — « Il n'y a jamais de perfection soudaine,
disait-il. C'est par degrés que l'on s'éloigne des bas-
fonds et que l'on monte vers les hauteurs de la sain-
teté religieuse. De plus, il est écrit que « tout bien
vite amassé se dissipe bientôt. »
Consulté sur la manière de conduire les âmes qui
commencent, voici ce qu'il répondit à une Maîtresse
des novices :
« Le moyen , me demandez-vous , de conduire les
âmes? — Ce serait une immense dissertation à faire,
si je voulais et pouvais aborder le sujet. Mais c'est
une Maîtresse des novices qui me porte cette question,
et dès lors elle me paraît plus courte et plus facile à
résoudre.
M La première chose est d'acquérir la vraie con-
LE DIRECTEUR DES AMES. 213
naissance de ces âmes. Ceci ne se fait ni à première
vue, ni dans un petit nombre de jours. On serait
exposé à se tromper grandement. Il faut d'abord les
laisser aller leur petit pas, en les tenant à l'aise pour
que leur naturel se révèle... Puis leur recommander
l'obéissance aux règles et aux usages, pourvoir de
quel cœur elles s'y mettront. Les faire causer ensuite
sur leurs impressions , à propos de ce qu'elles voient
et de ce qu'elles entendent. Ceci fera ressortir ce qui
est dans leur fond , soit en fait de principes , soit en
fait de vertus acquises , soit en fait d'inclinations ou
de répugnances.
» On acquiert ainsi une première connaissance gé-
nérale de ce qu'elles sont, et cette connaissance se
complète par les ouvertures successives de leur inté-
rieur. Là-dessus l'on base la conduite à tenir avec
elles, et comme le temps du noviciat est moins destiné
à l'implantation directe des vertus qu'à l'extirpation
de leurs contraires , c'est surtout à l'exercice de l'ab-
négation qu'il faut les appliquer.
» Mais ne la présentez point dans toute son éten-
due, ou plutôt dans tous ses détails. Que l'on sache
en quoi elle consiste et le grand avantage que l'on en
retire pour la paix et le bonheur de l'âme pendant
tout le cours de la vie religieuse : or elle est présentée
par le bon Maître comme le moyen d'arriver jusqu'à
lui et à la douceur de l'union avec lui.
» Vous proportionnant ensuite aux forces de cha-
cune et aux motions diverses du Saint-Esprit, portez-
les maternellement à s'appliquer à ce qu'il y a de plus
214 CHAPITRE TRENTIEME.
saillant dans leurs misères, les encourageant pour
leurs moindres efforts , et leur insinuant la douce con-
fiance que si elles marchent de la sorte, Notre-Seigneur
en leur demandant plus leur donnera aussi facilité de
lui donner ce qu'il demande. Elles iront ainsi grandis-
sant et se fortifiant par la volonté et par l'exercice,
et l'œuvre de Dieu se fera solidement quoique douce-
ment. Il est écrit : Suhstantia festinata minuitur : ce
qui vient trop vite ne dure pas longtemps.
» En attendant que la vigueur se développe dans
ces âmes, il faut user d'une grande prudence, et ne
pas les soumettre à des épreuves trop violentes, où
elles succomberaient; car alors le découragement
survient. Supportez leurs imperfections ; ne craignez
pas trop leurs petits écarts. Ne prenez point ombrage
de leurs quelques attaches ; ayez l'air de ne point vous
en apercevoir; mais n'y donnez de vous-même aucune
sorte d'aliment, et qu'elles vous trouvent sans autre
correspondance que celle d'une charité prudemment
et religieusement maternelle. Il va sans dire que la
crainte de ces attaches ne doit jamais vous porter à
leur retrancher ce que réclament leurs vrais besoins
spirituels.
M Voilà les quelques idées qui se sont mises sous
ma plume, en réponse à vos premières questions.
Veuillez vous en contenter. »
Aux enfants spirituels du P. Barrelle il appartien-
drait de nous parler de la richesse de son cœur. Il n'y
a pas de paternité sans amour, et , pour être virile et
céleste tout ensemble, la paternelle tendresse qui se
LE DIRECTEUR DES AMES. 215
donne aux âmes ne manque ni d'ardeur ni de suavité.
C'est Dieu lui-même, c'est son cœur qui inocule les
nobles affections, filles de la grâce, desquelles à son
tour la grâce reçoit au sein des âmes d'admirables
accroissements; or le cœur divin, source de tout
amour pur, s'entend aux généreuses tendresses. Le
P. Barrelle s'était fait sur leur modèle, et, par ce côté
encore, il reproduisait bien le Maître des vertus.
A peine une âme était en sa garde, il lui dévouait
tout son zèle, il la suivait avec une bonté persévé-
rante inaccessible à la lassitude ; il avait des entrailles
émues pour ses moindres douleurs; de près, de loin,
son temps, sa parole, ses sueurs, ses veilles, il lui
donnait tout, comme s'il n'eût eu sur la terre que
cette enfant de la grâce divine. Dix années, que dis-je?
vingt et trente ans passaient sur sa généreuse affection
sans la vieillir d'un jour; elle gardait l'inaltérable
fraîcheur de sa source immortelle, la charité.
On en lira avec attendrissement la preuve journa-
lière dans le recueil de sa correspondance spirituelle,
intarissable épanchement de ses sollicitudes pour l'in-
visible beauté des âmes.
« Je suis heureux quand j'ai pu tirer quelque épine,
adoucir quelque plaie, raviver la foi, ranimer la con-
fiance et montrer en Notre-Seigneur le remède efficace
à tous les maux. » Dans une phrase de ses lettres voilà
tout entier ce directeur, ce consolateur, qu'on nous
permette le mot, cet amant passionné du Dieu des
miséricordes.
Nous avons entendu des étonnements et presque
216 CHAPITRE TRENTIEME.
des blâmes pour cette candide persévérance à donner
aux moindres âmes la parole secourable avidement
attendue. Mais négliger une seule âme « de celles qui
voulaient bien recourir à son immense pauvreté, »
eût paru au P. Barrelle un déni de justice, une injure
à la charité.
Ecoutez-le :
« Que de feuilles de papier noirci partent aujour-
d'hui du pauvre laboratoire de mes mains fatiguées !..
Mais enfin, dès qu'on le peut, il faut bien donner à
la belle , à la suave charité , en laquelle Notre-Sei-
gneur trouve ses délices. »
Ou bien :
« A force d'écrire je me suis épuisé ; mais je me
souviens de Celui qui pour nous faire un bien dont,
hélas! nous profitons si peu, s'épuisa de sang et de
vie. »
« Je suis comme un de ces corps morts dont les
oiseaux de proie se font à qui mieux mieux une
pâture. Heureux encore si mes misérables lambeaux
peuvent être de quelque utilité. Ils ne le seront qu'au-
tant que la grâce voudra bien les vivifier, et je ne
vois rien en moi qui plaide auprès de Dieu pour qu'il
le veuille. Je m'en remets à la foi de qui veut bien
recourir à mon immense pauvreté. »
Le P. Barrelle est donc une humble proie livrée
aux âmes. Il lui plaît d'appartenir au salut de tous,
et s'il tombe en défaillance, il retrouvera sa force
auprès de Celui qui s'est fait la première hostie du
salut.
LE DIRECTEUR DES AMES. 217
« Vous ine demandez un mot de réponse. Hélas!
ma fille, combien d'autres m'en demandent autant
que vous, tandis que beaucoup d'embarras et de sol-
licitudes me réclament! Par moments j'ai besoin de
me distraire de ce qui pleut de tous côtés sur moi,
afin de ne pas tomber en défaillance. Je laisse alors
toutes choses, et je vais à Notre-Seigneur, pour le
supplier de venir en aide à ma faiblesse et de me
donner l'énergie nécessaire pour suffire à tout ce qui
m'est demandé. Priez pour moi. »
Nul ne reçoit à son profit personnel le don d'éclai-
rer les cœurs, le secret de les mieux donner à Dieu.
Responsable de cette grâce aux âmes et à Dieu même,
le P. Barrelle n'aurait eu garde de l'enfouir. Il cède
par devoir aux sollicitations de la confiance. Ses
relations épistolaires élargissent son action, répan-
dent la connaissance et l'amour de Jésus-Christ ,
excitent, soutiennent et augmentent les vertus par-
faites. Sans l'avoir prémédité, c'était créer à côté de la
prédication par la parole un second apostolat. Sans
rien ravir à l'activité extérieure, tout entier aux
âmes placées à sa portée, l'homme de Dieu se fit une
seconde vie de zèle parallèle à la première , une vie
dont l'influence silencieuse étendit la sphère de son
action sur tout un autre peuple affamé de Dieu ; et,
si loin que fût cette tribu sainte , disséminée en mille
endroits divers, il lui servait fidèlement la céleste
nourriture.
Bientôt les fragments qui restent de ce pain de la
consolation ou delà ferveur, réunis pour l'avantage
TOM. II. 13
218 CHAPITRE TRENTIEME.
d'un grand nombre, nourriront encore bien des
vertus. La parole confidentielle du P. Barrelle, ravi-
vée pour ceux même qui n'ont pas entendu sa voix,
et la semence mystique portant des moissons nou-
velles, justifieront tout à la fois son zèle et ses hum-
bles désirs ^.
Ces milliers de lettres, où tout se rapporte unique-
ment à Jésus et à son amour, méritaient mieux la
gratitude des âmes que les appréhensions de sa mo-
destie.
On lui exprimait un jour cette légitime reconnais-
sance, il répondit :
« Que tout retourne à Celui de qui toute miette de
bien et de vie arrive à notre pauvreté. Vous savez ce
que dit la sainte Eglise à l'Esprit-Saint : Sans votre
action, il nest rien dans l'homme qui puisse être
salutaire soit à son âme, soit à son prochain. Oh! que
je voudrais donc n'avoir jamais rien dit, rien écrit
sans sa pure et simple influence! Mes grains alors
tombant çà et là sur tant de sortes de terrains seraient
immanquablement fructueux. Mais, hélas! qu'en est-
il? Voici que bientôt le jour de la manifestation arrive
pour moi. Je verrai; c'est le Seigneur qui juge.
Veuillez crier un peu pitié pour moi. »
En terminant ce chapitre, il nous semble que nous
ne sommes pas seuls à former un souhait. Plût à Dieu
que les âmes avides de la vie intérieure rencontrassent
1 Nous mettons en ce moment sous presse la correspondatice
spirituelle du P. Barrelle.
LE DIRECTEUR DES AMES. 219
plus facilement sur leur chemin une direction dévouée
à leur progrès spirituel ! Ni la vertu ne manque au
sacerdoce , ni la lumière d'en haut. Or, sans doute ,
dans l'intérêt des consciences , la sainteté de celui qui
les dirige est souverainement désirable , car sans elle
les meilleurs enseignements n'auront point de saveur
pour l'âme pure qui aime Dieu. Sans doute , c'est
une condition nécessaire pour la direction que cette
sagesse plus élevée qui donne le pouvoir de mani-
fester aux âmes les mystères de Dieu, dans la conduite
de la perfection ou dans les voies de la contemplation.
Mais ce qui empêche de se livrer à la direction des
âmes, ce n'est ni la rareté de la vertu ni l'absence
des aptitudes surnaturelles, aussi largement départies
du Seigneur aujourd'hui qu'autrefois; c'est tantôt
qu'on redoute de s'engager dans les difficultés de ce
ministère , tantôt qu'on se laisse absorber par les
œuvres extérieures du zèle et de la dévotion.
On ne sait point assez ce que peut procurer de
gloire à Notre-Seigneur une âme conduite dans les
voies de la perfection. Et cependant celles que Dieu
y destine n'y marcheront point d'ordinaire qu'elles
ne soient éclairées et soutenues en ces sentiers diffi-
ciles par un guide expérimenté. On voit cela dans la
vie des saints. La conduite des Thérèse, des Chan-
tai, des Marguerite-Marie, a été confiée de Dieu à des
ministres de la sainteté selon son esprit et selon son
cœur. La direction paraissait à ceux-ci une œuvre de
zèle non moins appréciable que certaines pratiques
vraiment pieuses, certaines dévotions salutaires ou
220 CHAPITRE TRENTIÈME.
même excellentes , lesquelles sont justement à la
vertu ce que les moyens sont au but.
Les œuvres extérieures prêtent davantage à Tacti-
vitê naturelle. Les loisirs qu'exige leur développe-
ment absorbent la vie, et leur multiplicité, de nos
jours, influe peut-être sur la rareté des directeurs.
Pour produire un bien moins apparent, un bien
caché dans l'obscurité mystérieuse qui enveloppe les
rapports intimes de Dieu avec les âmes, la direction
en sera-t-elle estimée moins fructueuse? Sera-t-elle
moins utile à la gloire du Seigneur, soit présentement
par l'influence de la sainteté sur l'économie générale
du monde spirituel, soit à l'heure des manifestations
dernières qui produiront au grand jour les fruits de
la Rédemption?
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LES VOCATIONS. 221
CHAPITRE XXXI
LES VOCATIONS.
Ce que c'est que la vocation. — Rôle du directeur dans la vocation.
— Que le P. Barrelle portait avec soi des persuasions divines. —
Son respect pour les desseins de Dieu. — Les péripéties de la vo-
cation religieuse déroulées dans une correspondance : c'est l'âme
qui dit à la grâce la parole décisive, — Quels sont les juges légi-
times de la vocation. — Différence entre les incertitudes du cœur
et celles de la vocation. — Que la vocation doit subir la loi de
l'épreuve. — Les tentations ne prouvent rien contre l'appel divin.
— La vocation et les sopliismes de la sagesse humaine.
Un aspect important se perd et s'efface dans le
tableau général que nous avons présenté de la direc-
tion du P. Barrelle : celui de ses lumières et de son
influence sur les vocations religieuses. Détacher main-
tenant de l'ensemble ce point de vue particulier, ce
sera tout à la fois tenir compte de son importance
pratique et du don exceptionnel accordé au prudent
directeur.
Dieu reconnaîtra un jour ses enfants à l'empreinte
de sa divine perfection. La perfection est comme le
signe de sa race. C'est pourquoi il est fait à tous un
commandement : « Soyez parfaits à l'image de votre
Père céleste qui est parfait. » De là la grande loi
de l'amour de Dieu, imposée à tous, car l'amour est
222 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
tout ensemble le principe de toute perfection et le
plus haut sommet de toute vertu. « Vous aimerez le
Seigneur votre Dieu de tout votre cœur. » Toute la
vie chrétienne trouve dans cette loi de la charité et
son commencement et sa plénitude ^ La charité est
la fin de toute la loi ; c'est elle qui est le lien de la
perfection surnaturelle^.
Or, il y a, dit saint Thomas, trois voies plus sûres,
plus promptes et plus excellentes pour arriver à la
perfection du divin amour. C'est la triple voie des
conseils divins. En la suivant, nous obtenons avec la
parfaite charité de ceux qui sont au ciel une certaine
simihtude^
Que ces conseils soient proposés à tous les chré-
tiens comme si Notre-Seigneur les avait adressés à
chacun en particulier, c'est l'enseignement du même
saint Docteur dans son opuscule contre la doctrine
empoisonnée de ceux qui détournent de la vie reli-
gieuse *.
Mais cette bienfaisante clarté des divins conseils,
qui pourrait profiter à tous, n'arrive pas au cœur de
tous. C'est une lumière privilégiée qui brille seule-
ment aux yeux du petit nombre, et que, selon les
mystérieux desseins de ses prédilections, FEsprit-Saint
distribue selon son bon plaisir.
1 Matth. XXII, 38. — Rom. xiii, 10.
2 I Tnr. i. 5. — CoLoss. in, 14.
3 De perfect. vitœ spiritualis, Opusc. 18, cap. 7 et seq.
^ Contra pestiferain doctrinam retrahentium homines a reli-
gionis ingressu. Opusc. 17, cap. 9.
LES VOCATIONS. 223
Cette lumière qui révèle aux esprits les plus droits
sentiers de la vie parfaite , qui les propose à leur
ambition, cet attrait qui les sollicite de suivre de près
le modèle des parfaits dans la pauvreté volontaire,
dans la pureté d'un cœur dégagé des sens, dans le
dépouillement de sa propre volonté; cette lumière,
cet attrait divin, ils ont un nom, on les appelle la
vocation. C'est là l'appel de Dieu, le langage de sa
grâce pour tirer une âme de l'ordre commun, pour
l'introduire dans une plus étroite alliance avec Jésus^
Christ.
On le comprend : pour s'en tenir aux préceptes,
pour demeurer dans le rang des chrétiens ordinaires,
il n'est pas besoin d'un appel particulier de la grâce ;
c'est l'ordre commun de tous ceux qui ont reçu la
vocation au christianisme et qui n'entendent pas
l'appel supérieur du sacerdoce ou de la perfection
religieuse.
A côté de cet appel exceptionnel de la grâce, in-
troduisant l'âme dans une voie privilégiée de sancti-
fication, le Saint-Esprit a d'autres voies pour conduire
à la vertu parfaite, des desseins particuliers de sagesse
et des secrets de prédilection. Combien d'âmes d'élite,
demeurées dans l'ordre commun des obligations chré-
tiennes, sont parvenues par ces sentiers mystérieux à
la plus excellente vertu! Dieu sait ménager aussi à
leur fidélité l'appui dune direction éclairée. En ce
moment, nous avons plus spécialement à montrer le
rôle du directeur dans la vocation religieuse.
Le Saint-Esprit s'en va donc semant dans les âmes
f-
11
2^4 CHAPITRE TRENTE ET UNIEME.
la parole de la perfection : « Si vous voulez être parfaits,
allez, dépouillez-vous de ce que vous possédez, et
suivez Jésus-Christ. » Quel respect du Créateur pour
la liberté de ses créatures intelligentes, dans cette
parole intérieure : Si vous voulez! C'est que, du
côté de Dieu qui la présente, la vocation est un pri-
vilège, et le privilège ne s'impose pas; c'est que la
vocation, du côté de ceux qui Tembrassent, est un
acte généreux, héroïque, et qu'il n'y a ni héroïsme ni
générosité sans la spontanéité du cœur.
Il importe de le remarquer pour comprendre le lot
véritable du directeur des âmes dans la vocation : il
en est de la vocation comme de toute grâce, la lumière
divine prévient l'âme, et va jusqu'au cœur solliciter
son consentement; mais cette illumination de l'intel-
ligence, cette impulsion secrète du cœur attendent
l'assentiment intérieur. Si l'âme écoute, si l'âme ac-
cueille, surtout si elle commence à dire : Je veux!
c'est alors que la vocation a pris possession ; elle
n'est plus seulement une sollicitation de FEsprit-Saint,
une grâce, fugitive peut-être, par le défaut de cor-
respondance et de générosité; elle est entrée, elle
tient du consentement de l'âme quelque chose de
persistant, de ferme, et pour ainsi dire d'achevé.
Le rôle du P. Barrelle, celui de tout directeur des
consciences, fut toujours d'écouter la parole de l'Es-
prit-Saint à travers la parole de l'âme, de démêler ce
souffle léger comme le zéphyr à l'aurore, sihilus aurœ
tenuis, que l'âme par eUe-même peut difficilement
saisir avec certitude , mais que rien ne décèle et ne
LES VOCATIONS. 225
démontre comme la pre'paration même de la volonté.
Le rôle du P. Barrelle fut de démêler la volonté
souvent ignorée d'elle-même, au milieu «des luttes
intérieures de la générosité et de la faiblesse, de la
grâce et de la nature, parmi les émotions venues du
dehors et les approches du sacrifice.
Son rôle, quand il avait entendu la voix de Dieu et
la réponse de l'âme, ce fut d'affermir la générosité au
milieu des difficultés pratiques qui encombrent d'ordi-
naire les avenues de la vie parfaite.
C'est le P. Barrelle qui a écrit les paroles suivantes
dans une suite de conférences sur la vocation :
« Quels principes doit suivre un directeur éclairé
dans une affaire aussi déhcate? — Il ne peut y entrer
que par voie de lumière et de conseil, et seulement
pour préserver de toute erreur celui qui la traite face
à face et, pour ainsi dire, cœur à cœur avec Dieu. Il
doit laisser agir la grâce seule et l'Esprit , qui la
donne, sur la volonté et l'intelligence de la personne
confiée à sa direction; écarter l'influence dangereuse
de tout autre esprit; aplanir les difficultés; éclaircir
les doutes, animer la faiblesse, en un mot déblayer le
chemin par lequel l'âme doit aller à Dieu et Dieu
venir au-devant de l'âme qui l'appelle. Il se tient
donc toujours, pour ainsi dire, au pied de la mon-
tagne et autour du Sinaï, tandis que, vis-à-vis de son
Dieu et des vérités éternelles , celui qui cherche à
connaître son état futur fait son choix de lui-même,
et vient ensuite s'assurer auprès de son directeur si,
comme il en est persuadé, ce choix n'est fait que
13.
226 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
d'après les pures lumières de la raison et de la foi.
» C'est là le résumé de ce que recommandent les ,
maîtres de la vie spirituelle, et en particulier saint
Ignace, dans le livre qu'il a composé sur ce sujet, et
que l'Eglise a sanctionné de son approbation. »
La pénétration surnaturelle que nous avons recon-
nue dans le P. Barrelle pour lire au secret des âmes,
se manifestait avec évidence quand il était question
de vocation religieuse. Les témoignages en sont
variés. Tantôt d'une parole il fait tomber le bandeau,
et le cœur reconnaît sa route; tantôt, contrairement
au jugement de tous, à travers les apparences de la
légèreté, les mondaines allures, les entraînements
frivoles , il reconnaît les poursuites de la grâce ,
indique à l'avance les voies de Dieu, et l'événement
le justifie. Un jour il passe soudainement des conseils
de la temporisation, avec toute l'assurance de la cer-
titude, à une décision nette et pleine de clarté. Une
autre fois il accueille avec un sourire plein de bonté
une âme craintive qui, après bien des combats, se
décidait enfin à s'adresser à lui : — « Mon enfant,
ne craignez point, je ne vous donnerai pas la voca-
tion vous l'avez déjà; mais vous êtes jeune, vous
avez du temps devant vous. » Et cette parole si re-
doutée remplit de calme l'âme qu'elle devait déses-
pérer. Souvent la prière lui ouvre une âme, ou
bien il marque à jour fixe l'heure de la lumière, ou
bien encore, au jour indiqué d'avance, les obstacles
s'évanouissent devant une vocation jusque-là sans
issue, et les cœurs sont changés.
LES VOCATIONS. ' 227
Mais ce qu'on redoutait dans un certain monde,
c'était que le saint homme portait avec soi des per-
suasions divines ; et, sans autre prestige que l'Evangile,
et je ne sais quel parfum de vertu répandu dans toute
sa personne, il suscitait des épouses à l'Esprit-Saint.
« Que puis-je à cela? disait-il. Les vocations bour-
geonnent sous mes pas; mais en vérité je n'y suis
pour rien ; c'est purement l'œuvre de Dieu. Seule-
ment quand j'ai jeté la ligne évangélique, si quelque
proie vient mordre à l'hameçon, je tire vigoureuse-
ment, c'est mon devoir. Notre-Seigneur a fait de nous
des pécheurs d'hommes. »
Le P. Barrelle ne parlait presque jaanais directe-
ment de la vocation religieuse; mais le souffle sorti
de son cœur allumait si puissamment l'amour de
Jésus-Christ, que, soulevées par cette flamme du
paradis , facilement les âmes généreuses perdaient
terre, et de médiocres vertus ne suffisaient plus à
leurs ambitions. Le P. Barrelle ne commentait guère
dans ses prédications cette féconde parole : « Si vous
voulez être parfait,» cette parole qui a peuplé les
déserts et dilaté les cloîtres; mais la substance de tous
ses discours pouvait être ramenée à cette formule :
— « Ah ! si vous vouliez avoir les prédilections de
Jésus-Christ! Heureuse Fâme qui a mérité d'être
choisie entre mille par le Cœur de Jésus-Christ! » Il
était unique pour persuader à l'âme qu'elle était sou-
verainement aimée du Sauveur Jésus. Que faire alors?
Et comment refuser en retour le don de son pauvre
cœur?
22B CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
Quel saisissement quand on entendait au «profond
de la conscience, portée avec toute la persuasion
d'une parole surnaturelle, cette révélation si éton-
nante quand elle est comprise : 11 m'a aimé et il s'est
livré pour moi. Dilexit me et tradidit semetipsum pro
me ! Lorsque cette invitation semblait interrompre le
silence du tabernacle : Venez, ma fille, et voyez;
oubliez la maison de votre père ; et le Roi du ciel
s'éprendra de votre beauté. Veni, filia, et vide, et
ohliviscere... domum patris tui, et concupiscet Rex
décor em tuum !
Eh bien, le P. Barrelle était le révélateur de
l'amour divin; le Saint-Esprit mettait sur ses lèvres
les confidences de la divine cbarité, rassemblait de-
vant lui les âmes qu'il prédestinait aux grandes vertus,
et la grâce multipliait ses triomphes.
Il nous souvient d'une retraite sur le règne de Jésus
par l'amour, dans un pensionnat de jeunes filles.
Douze des anciennes allaient quitter le couvent, le
monde s'offrait à elles souriant et plein de promesses,
comme il arrive à cet âge. Telle fut la puissance de
la sainte doctrine que sur ce tout petit nombre sept
firent leur choix pour l'abnégation religieuse.
Dans un autre pensionnat, durant un triduum de
fin d'année, il se sentit un jour pressé, à la considé-
ration de l'après-midi, d'abandonner le sujet préparé.
— « Je n'aime pas, dit-il, parler de la vocation, mais
cette fois je ne puis résister au mouvement intérieur
qui me presse. » En effet, il parla de la vocation, de
la fidélité qu'elle exige, des droits souverains de Dieu
LES VOCATIONS. 229
qui dispose des âmes, du bonheur de n'aimer que lui
seul... et cela en termes si forts, si puissants, que
l'intervention du Saint-Esprit était visible. Elle eut
des résultats exceptionnels : plus de la moitié de cet
auditoire choisi a embrassé la vie parfaite.
Faut-il ajouter que la prudence du P. Barrelle,
son respect pour les desseins de Dieu, et le sincère
désintéressement de la vérité, ne manquaient pas de
laisser à la vie du monde ceux qui ne montraient pas
à ses yeux les signes assurés de la vocation , quels que
fussent d'ailleurs leurs mérites et leurs pressantes
instances? Une personne de noble famille insistait
beaucoup pour être admise au couvent. Le Père,
après mûr examen, se prononça nettement. « Elle est
pour le monde», disait-il; et il tint ferme. Aujour-
d'hui c'est une excellente mère de famille, une forte
chrétienne dont l'exemple est un apostolat.
Une jeune personne ardente au bien, mais que le
bon Père ne jugeait pas faite pour la vie du cloître,
fit auprès de lui de vaines instances. Enfin son avenir
étant sur le point de se fixer par une alliance hono-
rable, elle reçut cette paternelle approbation :
« Avec votre caractère et votre cœur, il vous fallait
une autre vie que la vie religieuse, et voilà pourquoi
je n'ai jamais donné dans les pensées qui s'en of-
fraient à votre esprit. La Providence nous donne en
ce moment une preuve de la vérité de mon jugement,
et de plus elle vous donne à vous-même une preuve
de l'intérêt paternel qu'elle vous porte. »
Une autre vocation était au contraire indubitable.
230 CHAPITRE TRENTE ET UNIEME.
Le père, admirable chrétien, faisait généreusement
le sacrifice de sa fille. Mais c'était un bon vieillard de
soixante-treize ans, il n'avait de consolation que les
soins, d'autre charme à son isolement que la présence
de son enfant tendrement aimé. Le P. Barrelle n'hé-
sita pas : — «Vous resterez près de votre père, dit-il,
vous servirez Jésus-Christ en sa personne ; pour le
moment votre devoir est auprès de lui. » Une année
s'était écoulée; la jeune personne accourt pour re-
tremper son cœur, durant trois jours, dans le recueil-
lement et les saintes pensées. A peine le Père l'a-t-il
aperçue : — u Quoi ! vous ici , mon enfant ! » et dans
son accent il y avait du reproche. Mais il se rassure
et se radoucit en apprenant avec quelle fidélité la
jeune fille remplissait le devoir de la piété filiale. Elle
venait seulement reprendre haleine près de Jésus-
Christ, afin de remplir joyeusement sa tâche, en
attendant l'heure de la grâce. L'heure est venue; la
généreuse enfant est aujourd'hui parmi les épouses
du Sauveur.
Qu'on n'oublie pas de quelle prudence s'environ-
nent les interprètes de la grâce lorsqu'il s'agit de la
vie religieuse. La circonspection préside à leurs dé-
cisions ; elle s'applique à démêler au fond de l'âme
les signes propres de la vocation; elle sonde les qua-
lités personnelles ; elle pèse les circonstances ; dans
la correspondance pratique de l'âme au Saint-Esprit,
elle étudie les conditions de persévérance indispen-
sables pour d'irrévocables engagements. Que de vel-
léités de vie religieuse le sage directeur laisse dans le
LES VOCATIONS. 231
monde! Nobles aspirations d'un cœur qui pressent,
au-dessus de la région commune, une sphère à part
de dégagement et de pureté, une existence réservée
de ferveur et de sacrifice. Ces lueurs ne sont pas
encore la claire révélation des desseins de Dieu. Le
crépuscule aux régions polaires n'annonce pas tou-
jours que le soleil va paraître ; mais il en signale le
voisinage, et le regard charmé de ses approches en
salue de loin la lumière. Ainsi les instincts de la vie
parfaite sont en certaines âmes un hommage lointain
à des vertus plus hautes, un élan favorable au déve-
loppement d'une piété généreuse, et ne sont pas
toujours destinés à d'effectifs renoncements.
Le P. Barrelle donc exerçait ^vec soin le discerne-
ment surnaturel. Mais avait-il une fois reconnu les
touches divines, alors il parlait nettement et il sou-
tenait avec vigueur la coopération de l'âme.
Un précis de la doctrine du P. Barrelle en un point
si délicat et toujours si pratique, aura de l'intérêt
pour beaucoup de lecteurs. Les extraits suivants nous
présenteront le prudent directeur aux prises avec les
péripéties les plus ordinaires d'unq vocation reli-
gieuse.
Voici d'abord comment il appartient à l'âme elle-
même de décider en présence de la grâce qui l'ap-
pelle.
« Je ne vous donne pas encore d'espoir, me dites-
vous, mon enfant; mais comment voulez-vous que je
vous donne ce que, seule, vous pouvez mettre dans
votre cœur et tenir dans vos mains ?
» Toute la vocation est dans deux choses : 1° dans
la lumière surnaturelle, qui nous éclaire sur ce meil-
leur parti à prendre sans contredit, à cause de sa
connexion évidente avec la pratique des conseils
évangéliques, pont le plus sûr et le plus direct pour
nous transmettre au ciel...; :2'' dans un je veux,
ferme, résolu, inébranlable, qui ne recule et ne fai-
blit dans aucun des combats à livrer pour s'assurer et
tenir cette même vocation, grâce insigne entre toutes
les grâces. La lumière, vous l'avez; ^e je veux avec
ses qualités, il dépend uniquement de vous de l'avoir,
si vous ne l'avez pas; de vous, dis-je, fidèle à la
grâce qui suit toujours la lumière surnaturelle.
» L'espoir donc vous ne pouvez le moissonner que
chez vous et non dans le champ d'autrui. C'est pour-
quoi, voyez ce que vous voulez, comment et jusqu'à
quel point vous le voulez, et ensuite espérez autant
que vous trouverez en vous de grammes de cette
volonté. »
Dans l'extrait suivant le Père détermine les condi-
tions de la vocation.
« Quoi! Notre-Seigneur n'appellerait à soi que des
parfaits, et l'on n'aurait plus rien à laisser faire, dé-
faire, corriger, perfectionner à la grâce, dans la vie
religieuse ! O Dieu ! combien ceci ressemble au monde
et à son esprit! A ce prix-là, aucune mondaine, au-
cune pécheresse n'aurait jamais été capable de porter
le joug de la vie religieuse , ce qui est complètement
faux. Qu'est donc la vocation? — Une volonté que
Dieu nous donne de nous séparer de tout pour être
LES VOCATIONS. ?:î3
uniquement et à toujours à son Fils unique, et qui
porte avec elle certains caractères surnaturels aux-
quels on reconnaît sa divine inspiration. Or, ceci se
trouvant en vous , la conclusion est facile à tirer.
» Reste maintenant, de la part de la congrégation
religieuse à laquelle on veut se donner, une de'clara-
tion d'aptitude à son institut. Voilà pourquoi il faut
et se présenter à elle, et, si elle l'agrée, faire un essai
du genre de vie de cette vocation. »
Le P. Barrelle enseigne quels sont les juges légi-
times de la vocation religieuse.
« On vous a dit que les âmes appelées à la vie reli-
gieuse ont un cachet visible de prédestination à cet
état. C'est une assertion gratuite et qui ne se trouve
nulle part, à moins qu'on n'entende par ce cachet la
vocation elle-même. Elle a ses signes, oui, et c'est
parce qu'on les trouve dans une âme et non point au
dehors, qu'on juge qu'elle est appelée. Mais quels
sont ces juges? Les personnes du monde? Les parents?
— Nullement. Ni les premiers ni les seconds n'ont
reçu mission pour cela; mais les ministres de l'Eglise
qui ont reçu l'Esprit-Saint à cette fin , comme pour
tout ce qui a trait à la direction des âmes. Voilà les
juges et les seuls compétents. Quand leur décision
est donnée, il n'y en a point d'autre à chercher ou à
attendre.
» A une autre objection, celle qui regarde votre
famille, vous avez hien répondu. La vie religieuse
perfectionne le respect et l'amour que l'on doit avoir
et que l'on a pour ses parents, mais n'en dépouille
234 CHAPITRE TRENTE ET UNIEME.
pas. Si votre excellent père tremble en pensant à
votre fixité dans un couvent, qui est pourtant au dire
de tous les saints une arche de salut, quel ne devrait
pas être son tremblement en pensant à votre perma-
nence dans ce monde , qui est la grande route de la
perdition, parce qu'avec infiniment moins de moyens
de salut, on y rencontre tous les écueils et tous les
dangers possibles. »
Des oppositions surgissent-elles dans les familles, le
directeur répond sans exagération mais sans faiblesse :
« Des difficulés s'élèvent, comme il fallait s'y at-
tendre, dans le sein même de votre famille. On s'é-
tonne, on ne vous trouve point apte à cette vie
religieuse; on vous déclare que vous n'aurez point le
consentement voulu, avant dix ans; et là-dessus vous
me demandez de fixer l'époque de votre entrée. En
suis-je donc le maître, pauvre enfant? Il en est pour
le temps de l'entrée, comme pour la vocation. Tout
ceci est entre les mains de Dieu seul, et je ne puis que
vous dire avec un saint docteur de l'Eglise : « Pour
» ce qui est de vous , le plus tôt sera le mieux ; de
» telles grâces ne souffrent point de délais dans les
» personnes qui sont libres. »
» Mais vos parents s'opposent!... c'est-à-dire qu'ils
usent du droit que Dieu leur a donné d'éprouver
votre vocation raisonnablement. Remarquez bien ce
dernier mot, car, ajourner à dix ans n'est nullement
raisonnable, et je pense qu'ils ne parlent ainsi que
pour vous faire peur. Ne vous alarmez donc point.
Prouvez-leur la vérité de votre détermination par
LES VOCATIONS. 235
votre constance, et insistez avec respect pour qu'ils
accèdent à ce que vous êtes en droit de leur demander
par la ferme conviction où vous êtes que Dieu vous
veut, et le plus tôt possible, dans le port de la vie
religieuse. Joignez à votre insistance toujours ferme
l'humble recours à Marie et à Jésus , et je pense que
dans un an à peu près vous accomplirez la volonté
divine. »
A une autre personne qui avait perdu la santé dans
des délais cruels , il fait la réflexion suivante :
« A vrai dire je ne conçois pas qu'il faille, pour vous
éprouver, vous faire dépenser plusieurs années de
votre vie dans des luttes qui altéreront votre santé, et
vous rendront incapable , peut-être , de satisfaire aux
exigences d'une vocation qui est laborieuse. Dieu ne
saurait approuver une telle manière de procéder, et
vous devez vous-même, ce me semble, en faire à vos
parents l'observation respectueuse. H y a une mesure
en tout, et quiconque la dépasse se rend coupable et
justiciable du sévère tribunal de Dieu, w
Lorsque l'indécision de caractère se combine avec
les invitations de la grâce, si la vocation est moins as-
surée elle est aussi un secours plus nécessaire.
« Il s'agit donc toujours de vocation trop variable,
et vous m'exposez le motif principal de votre insis-
tance à revenir là-dessus. Ce motif, puisé dans votre
indécision elle-même, a fait sur moi plus d'impression
que je ne pouvais m'y attendre d'abord. Je vous en
dirai la raison, si je ne vous l'ai déjà donnée à entendre.
C'est que la vocation religieuse , ou la vie qui en est
23G CHAPITRE TRENTE ET UNIEME.
le terme, ne manquant ni de tribulations, ni de luttes,
ni de difficultés, il faut nécessairement une volonté
ferme et résolue pour en supporter les charges jus-
qu'à la mort.
» La faiblesse , par conséquent , et l'irrésolution ne
sauraient convenir à cette vocation , et il faut qu'une
âme qui y aspire travaille à se dégag^er de l'une et de
l'autre... Voilà ce qui devait me porter à vous dire :
Vous êtes faible et indécise par caractère, ne songez
donc point à l'état religieux, il n'est pas fait pour vous.
» Mais la pauvre enfant semble avoir prévu ma
pensée, et me dit qu'avec un tel caractère il lui sera
bien difficile de se sauver dans le monde, qu'elle y
courra bien des dangers ; tandis que dans la vie reli-
gieuse, l'obéissance la fixera, et les moyens de salut
qui s'y trouvent lui donneront force et courage.
» Ces pensées me paraissent justes, et je n'ai vrai-
ment rien à leur opposer, pas même ce qu'on vous a
dit que la vocation religieuse est une récompense du
bon Dieu. Oh! cette parole est bien loin d'être
exacte. La vocation est une grâce et une bien grande
grâce, qui ne suppose point par conséquent le mérite,
mais seulement le grand amour que Jésus-Christ
Notre-Seigneur a pour un certain nombre de ses
enfants, qu'il veut s'unir plus intimement. Pour ma
part, je connais quantité de ces âmes vraiment d'élite
qui, si elles avaient connu et suivi ce faux principe,
ne seraient pas ce qu'elles sont aujourd'hui, c'est-à-
dire de très-bonnes, de très-ferventes, de très-dignes
religieuses.
LES VOCATIONS, 237
» Laissons donc cela de côté , et disons :
M 1° Que si vous avez la conviction de trouver
dans la vie religieuse des moyens de salut que la vie
du monde ne vous donnerait pas ;
» 2° Que si vous sentez fortement la nécessité de
prendre ces moyens pour assurer votre salut éternel ;
» 3° Que si vous pouvez vous promettre, et vous
vous promettez en effet de suivre dans la vie religieuse
l'étroit sentier de l'humilité , de l'obéissance et de
l'abnégation de vous-même, malgré ces misères hu-
maines qui ne nous quittent jamais. . . ;
» 4° Que si, après avoir réfléchi et prié, vous croyez
que cette vie religieuse sera vraiment pour vous la
porte du bonheur éternel, et si vous vous y sentez
déterminée, je pense que vous y êtes appelée de Dieu.
Vous pouvez vous ouvrir comme telle à ces Dames,
et leur demander si elles vous jugent propre à leur
Institut.
» C'est là ce qui met le sceau à une vocation : le
jugement des supérieures appelées à examiner l'apti-
tude des postulantes.
» J'ai satisfait, ce me semble, à votre désir, mon
enfant; mais gardez votre cœur soigneusement. Il
appartient et il doit être tout, tout, tout à Jésus, à
tout jamais.
» Adieu, mon enfant, c'est de tout cœur que je
vous bénis avec les petites mains de l'Enfant de la
crèche.
» Joseph S. J. »
238 CHAPITRE TRENTE ET UNIEME.
Ailleurs le P. Barrelle distingue les incertitudes du
cœur de celles de la vocation, et il les combat.
« Vous éprouvez encore, me dites-vous, des incer-
titudes. La chose n'est pas possible. Incertaine, non,
vous ne l'êtes point. Ma déclaration et votre élection
ont été trop positives. Mais je vous dirai en quoi con-
sistent ces incertitudes apparentes. Vous êtes reprise
par le cœur, vous qui me disiez un jour que, grâce à
Notre-Seigneur, vous vous étiez toujours affranchie
de ces sortes de chaînes. Et le cœur étant pris plus
ou moins, vous êtes devenue lâche, tramante, appe-
santie. Il vous semble dés lors que vous entreprenez
une tâche au-dessus de vos forces, que vous n'y tien-
drez pas, et que vous allez faire un sacrifice dont vous
aurez à vous repentir bientôt. De là ce vague et cette
fluctuation que vous appelez incertitude, et qui ne
sont que la lâcheté en face d'une claire certitude.
Tel est, mon enfant, le fond de votre âme.
» Quelle garantie! m'ajoutez-vous, de mon bonheur
à venir?
') — Eh! en quoi donc faites-vous consister le
bonheur? Oh! que vous êtes charnelle encore! Jus-
ques à quand le verrez-vous dans les grossières jouis-
sances du cœur? — Elles me plaisent ces créatures,
et je leur plais; elles me portent un intérêt délicieux
qui me pénètre et qui m'enchante! Avec elles les ris,
les amusements , les douceurs de la vie ! — Oh ! voilà
en effet le bonheur. Pauvrette ! cœur perdu dans
quelques gouttes d'eau sucrée, délayez- vous-y...
Combien de temps durera cela? Et ensuite ces créa-
LES VOCATIONS. 239
tures cesseront de vous plaire, et vous à elles. L'in-
térêt n'est plus; l'habitude l'a diminué et fait dis-
paraître. Cette gaieté, ces ris, ces passe-temps, ne
sont bientôt plus de saison. Les épines se font sentir
après les fleurs; celles-ci sont fanées et tombent;
celles-là restent et engendrent mille cuisantes dou-
leurs. Venez donc, créatures, et dédommagez cette
enfant qui a fait pour vous tant de sacrifices, même
celui de la main du plus aimable, du plus aimant, du
plus fidèle et du plus opulent des époux... Ces créa-
tures? elles ont vieilli, elles se sont usées; elles cou-
rent avec vous vers le froid tombeau! C'est le sauve-
qui-peut qui se fait entendre... Qu'en est-il de ce
délicieux passé? La mort arrive enfin... Le juge est
là. C'est l'Epoux-Dieu dédaigné pour une créature,
pour un néant! Quelles seront et peuvent être les
suites d'une pareille position?
M Je vous envoie matière à réfléchir, mon enfant.
C'en est assez, peut-être même trop. Alors par-
donnez-moi. Mais croyez bien que je ne veux vous
influencer en aucune manière, et qu'une fois encore
je vous livre à Dieu et à votre liberté. »
Une âme appelée de Dieu temporisait avec la grâce ;
elle reçut du P. Barrelle les réflexions suivantes :
« Hélas ! pauvre enfant , de délais en délais où arri-
verons-nous? Souvenez-vous des dix vierges. Il n'y en
eut que cinq qui furent jugées dignes d'entrer dans la
salle des noces. Pourquoi? Et les autres, d'où leur
vint l'exclusion? Notre-Seigneur ne parle pas seule-
ment dans cette parabole du royaume des cieux et de
240 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
sa gloire éternelle, mais encore de son introduction
dans la vocation religieuse et dans la perfection.
Heureuses les âmes qui se trouvent prêtes et qui, à
l'instant où elles sont appelées» se lèvent et s'avancent
au-devant de l'Epoux! Il n'en est point ainsi des re-
tardataires, surtout quand leurs motifs ne sont pas de
telle valeur que Notre-Seigneur lui-même doive les
approuver.
» Oh! réfléchissez, ma pauvre enfant, et ne vous
contentez plus de ces désirs qui restent sans fruit.
Que Notre-Seigneur vous corrobore la volonté et vous
dégage le cœur! »
Le P. Barrelle inculque volontiers cette doctrine,
que la vocation doit subir la loi de l'épreuve.
« Ne faites consister, mon enfant, ni la vérité de
votre vocation ni votre paix intérieure dans l'absence
de toute pensée, de tout sentiment et de toute tenta-
tion qui se contrarient et se combattent, mais plutôt
dans la bonne guerre que vous ferez à ces obstacles
tant intérieurs qu'extérieurs.
» Tout ce qui vient de Dieu , tout ce qui nous rat-
tache à Dieu, tout ce qui doit le plus efficacement
concourir à notre sanctification présente et à notre
salut éternel, est d'ordinaire combattu et parla nature
mauvaise, au dedans, et par l'esprit de Satan et du
monde, au dehors. Tantôt ce sont des craintes et des
terreurs , tantôt ce sont des doutes et des perplexités ,
tantôt ce sont des perspectives agréables et sédui-
santes, des positions où l'on nous dit et où il nous
semble que nous trouverons le bonheur (bonheur
LES VOGATIOINS. 241
selon les sens ou l'orgueil, bien entendu). Ce sont là
comme des leviers dont le démon se sert pour mettre
notre âme en dehors des lumières reçues et de l'ac-
complissement des volonte's de Dieu connues. Il n'y a
rien d'étonnant en cela; nous avons à passer par ces
épreuves; les subir en vainquant nos agresseurs, voilà
ce que Notre-Seigneur attend et ce que l'intérêt de
notre âme exige.
M Ne vous occupez donc point d'autre chose. Ne
cherchez point à vous affranchir de ces contrariétés,
à faire que tout, sur votre route, s'aplanisse; mais en
vous recommandant à Notre-Seigneur et à sa sainte
Mère, combattez et efforcez-vous de vaincre. C'est
ce qui confirme et finit par rendre invincible une
vocation. »
Les dangers viennent-ils des artifices du monde?
Avec quelle pénétration le P. Barrelle éclaire ses
trames perfides :
« Votre réponse à ma lettre m'a consolé; per-
mettez-moi d'espérer que vous serez plus ferme dé-
sormais, et que le monde, cet ennemi déclaré de
Jésus-Christ Notre-Seigneur et de toute âme de bonne
volonté, ne trouvera plus rien en vous s'il vient y
chercher encore. Vous devez, ce me semble, avoir
bien saisi sa marche dans les combats qu'il vous a
livrés dernièrement. C'est au cœur qu'il s'adresse
d'abord par des manières affectueuses, des préve-
nances délicates , par des signes d'intérêt. Il passe de
là à l'imagination, et, par des tableaux attendrissants,
tantôt du propre bonheur, tantôt du bonheur des au-
TOM. lî. 14
242 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
très, il lui fait comme parler au cœur, déjà préparé,
par tout ce qui a précédé , à croire ce qui lui est mon-
tré. Il y joint en même temps la peinture de la peine
que l'on causera, des sacrifices que l'on devra faire
soi-même et des secousses que l'on subira. Le cœur
est peu à peu ébranlé.
» C'est alors que le démon se met de la partie. Il
fait jeter sur la vie un regard rétrograde, afin de
convaincre peu à peu la volonté qu'elle tente une
chose très-difficile, si elle n'est impossible. Il repré-
sente le caractère, le besoin qu'a le cœur d'aimer, les
défauts dont on a été plus ou moins l'esclave ; il rap-
pelle ce qui nous a été dit là-dessus , en nous inspirant
une vive crainte des conséquences qui pourraient en
résulter. Il applique l'esprit aux anciennes répugnances
que l'on a eues , en le détournant de la considération
de ce que Dieu a fait pour amener l'âme à se déter-
miner au choix d'un état de vie. Il la remplit d'ennui,
de dégoût, de tristesse, et dans ces moments pénibles
on écrit comme vous savez que mademoiselle N... l'a
fait au P. Barrelle. Et encore c'est une grâce bien
grande quand on ouvre les yeux comme vous l'avez
fait. Dieu l'accorde à qui se découvre en toute sim-
plicité avec la volonté de se soumettre. »
Les tentations ne prouvent rien contre l'appel de
la grâce. C'est toujours le P. Barrelle qui parle.
«Non certes, mon enfant, ces tentations ne sont
point un signe de non-vocation à la vie religieuse,
Notre-Seigneur envoie souvent de ces sortes de tribu-
lations pour faire acquérir une certaine expérience,
LES VOCATIONS. 243
qui nous rend ensuite plus utiles aux âmes dont nous
devons procurer le salut. Ne vous effrayez donc pas
de toutes ces sottises, qui vont et viennent par l'es-
prit malgré la peine que nous en ressentons. Vous ne
perdez point la grâce à cause de ces tentations et des
craintes qui vous surviennent, et que vous appelez
tourments quand le combat a cessé. Vous devez, ma
fille, dans les craintes ou dans les doutes de cette
nature, espérer que Notre-Seigneur vous a rendue
victorieuse , quoique vous ne le voyiez pas clairement
et que vous ne puissiez vous en rendre compte.
C'est la réponse à vos deux questions. »
L'âme est préparée aux obstacles du dehors par
ces luttes intérieures.
« Oui, ma chère enfant, je crois toujours, d'après
l'exposé que vous m'avez fait, à la vérité de votre
vocation, et je ne suis pas surpris que vous ayez des
luttes à subir intérieurement avant que les obstacles
extérieurs se révèlent. Prenez courage. Il n'y a de
couronne que pour ceux qui combattent selon la loi;
mais en même temps priez et priez avec ferveur pour
que Notre-Seigneur achève ce qu'il a commencé. Les
Hébreux, vous le savez, avant de prendre possession
de la terre promise , eurent à traverser , et non sans
peine, l'interminable longueur d'un pénible désert.
Vous n'y mettrez pas quarante ans, comme eux;
mais si Notre-Seigneur daigne se proportionner à
notre faiblesse , il ne nous accorde pas toujours
promptement et à notre gré la réalisation de nos
vœux, même les plus ardents. Ne défaillez pas dans
244 CHxVPITRE TRENTE ET UNIÈME.
cette pensée ; mais plus le terme auquel vous aspirez
est heureux, plus vous devez vous armer de force
pour n'en être point détournée. »
L'épreuve a, de plus, l'avantage de faire apprécier
la grâce.
« Il est écrit : Un bien que l'on acquiert en peu de
temps se dissipe aisément. C'est qu'on estime moins
ce qui coûte peu; on y tient moins, et il est par là
même plus facile de le perdre. Or, la grâce réelle qui
vous a été faite dans l'appel de Notre-Seigneur à votre
âme, pour qu'elle fut l'épouse de son Cœur, est venue
tout d'un coup et sans être attendue. Aussi, consul-
tez vos souvenirs : plus d'une fois vous vous êtes vue
sur le point de la perdre, non qu'elle se retirât, mais
parce que vous ne l'estimiez pas encore à sa juste
valeur. Car le bonheur du monde ou de la famille
vous paraissait préférable, ce qui vraiment, permettez-
moi de vous le dire, le dépréciait infiniment... et à la
suite de cela étaient le doute , le regret , et tous ces
autres sentiments qui faisaient de votre âme un vrai
champ de bataille.
» Sans les renforts que Notre-Seigneur vous a
donnés alors, où en seriez-vous aujourd'hui? Vous
auriez été une preuve de plus de la vérité de la
maxime susdite qui est du Saint-Esprit. Il faut donc
que vous passiez par l'épreuve, que l'épreuve vous
fasse apprécier davantage cette grâce , que les efforts
que vous aurez faits pour l'acquisition de cette pierre
précieuse avec laquelle on achète le royaume des
cieux vous la rendent plus chère; ensuite vous la
LES VOCATIONS. 245
conserverez avec soin et vous ne vous en laisserez
pas dépouiller si facilement. Voilà l'explication du
mvstère.
» Mais , m'ajoutez-vous , Notre-Seigneur connaît
mon cœur. — Plus que vous ne pouvez le croire.
C'est pour cela même qu'il vous laisse encore un
peu de temps, tout jeune et tout faible arbuste, dar.s
la pépinière où vous êtes sortie de terre et avez pi is
vos premiers accroissements. Vous devrez, au milieu
des saisons diverses qui se succéderont, y continuer
votre travail intérieur pour grandir et vous fortifier
encore. Puis viendra le jour de la transplantation.
» Non, rien de funeste ne vous arrivera si vous ne
vous abandonnez pas vous-même, si vous ne vous
détachez pas de votre divin cep, Jésus, si vous tenez
bon envers et contre les vents et les orages, si vous
vous remplissez de vérité pour l'opposer à l'illusion
et aux vanités, si vous mettez bonne garde à la porle
de votre cœur, afin de n'y laisser rien entrer d'hostile
à l'amour souverain que vous devez à votre Père et
à votre Dieu.
» Vous êtes faible, ajoutez- vous. — Tenez-vous
appuyée sur le Dieu fort et puissant, et rien ne vous
renversera, rien ne pourra même vous ébranler. —
J'aime la liberté, dites-vous encore. — Vous ne sei ez
donc pas si facile à vous* laisser donner des chaînes
parle monde, par les créatures, par vous-même, par
cette même liberté enfin qui alors ne ferait plus de
vous qu'une esclave. Vous aimez la liberté, conservez
donc celle de vouloir et d'accomplir, dès que vous le
14.
246 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
pourrez, ce que Dieu demande si positivement de vous.
» Mais ces objets qui sont toujours en face de mon
cœur! — Dieu y est avec eux. A qui est due la pré-
férence? »
Nous plaçons ici la réponse par laquelle le P. Bar-
relle combat auprès d'un cœur travaillé de la grâce
les sopliismes d'une sagesse tout buniaine.
« Oh! que votre lettre m'a causé à la fois de peine
et de plaisir! De peine, pour la malheureuse guerre
que l'on vous fait en vous présentant des sophismes
pour des vérités, et de plaisir, en considérant la fer-
meté d'âme et l'assurance que vous montrez malgré
vos luttes intérieures.
« Un mot maintenant sur les armes dont on se sert
contre vous.
» 1° Vos parents ne sont point juges compétents en
fait de vocation religieuse, mais les seuls ministres de
Dieu. Ils apprennent de vous la décision donnée par
qui en a le droit. A eux sans doute de vous éprouver
raisonnablement. Si vous résistez à leurs épreuves et
que rien ne change en votre volonté la détermination
prise, la conscience et l'Eglise leur font un devoir de
vous donner leur consentement et votre liberté.
» 2° Votre caractère n'est et ne saurait être une
raison de non-vocation. Plus d'une fois Dieu appelle
des loups pour en faire des agneaux. Il suffit qu'il ait
appelé pour en conclure qu'il veut modifier et changer
même les caractères , s'il en est besoin , et pour qu'il
le fasse par sa grâce. Le vôtre a besoin plutôt d'être
modifié que changé. Il devra être tourné vers la vertu
LES VOCATIOÏSS. 247
seule, vers la gloire de Notre-Seigneur et le salut des
âmes; et dès lors il sera excellent et excellemment
propre à votre vocation.
» 3° Votre amour-propre n'est pas plus à opposer à
cette vocation que tout autre défaut de nature. Eh!
où en serions-nous s'il fallait d'abord être parfait
avant d'entrer sur un chemin ouvert et tracé par Notre-
Seigneur pour s'acheminer par degrés à la perfection,
en combattant d'abord ces mêmes défauts et en s'ap-
pliquant ensuite à l'acquisition des vertus?
» 4° Non, vous n'avez pas une fausse idée de la grâce,
car elle n'est telle que parce que « Notre-Seigneur la
w donne gratuitement; autrement, dit saint Paul, si
» elle était l'effet de nos mérites précédents , elle ne
» serait plus grâce y rnais une dette de justice. " Vous
l'aurez donc, parce que Dieu vous appelant, se doit
à lui-même de vous la donner pour vous rendre apte
à votre vocation; et il vous la donnera abondante,
pleine , et telle que l'indique le centuple ou cent pour
un promis à qui laisse tout pour le suivre.
» 5° Quiconque entre dans la vie religieuse avec le
désir vrai de se réformer n'y trouve point un enfer,
mais un paradis; ne s'expose point à la damnation,
mais prend le moyen le plus efficace d'assurer sa pré-
destination. La règle ne lui est pas un joug intolé-
rable, mais bien un joug doux et léger qui lui rend sa
course plus facile sur le chemin de toutes les vertus.
» 6° L'assertion que la vocation religieuse a des
signes sensibles et certains aux yeux de tous est dé-
mentie par l'expérience depuis le temps des apôtres.
248 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
Elle a ses signes seulement pour la personne appele'e
et pour ceux qui doivent l'éclairer. Il les faut pour
tous ceux-ci sans exception; mais les autres n'ont
jamais été et ne seront jamais nécessaires.
» 7° Les parents, généralement parlant, n'ont
guère grâce d'état, permettez que j'use de ces mots,
quoique fort improprement, que pour mettre de Vop-
position, par forme de raisonnable épreuve, à la voca-
tion de leurs enfants. Hélas ! il y en a tant aujourd'hui
qui dissipent en eux la grâce de la vocation! Aussi,
en exposant leurs enfants à se perdre pour l'éternité,
ils se préparent pour eux-mêmes la condamnation la
plus terrible'.
» G est assez, ma fille. Tenez bon : vous vaincrez.
Priez et priez avec instance. Appliquez-vous à la pra-
tique de l'humilité, de la douceur, de la patience et
de la charité. Soyez pleine de confiance en Notre-
Seigneur, Sollicitez par votre bon ange les anges gar-
diens de vos excellents parents de vous venir en aide
auprès d'eux.
» Adieu. Je vous bénis de tout cœur.
M Joseph S. J. »
1 A ce propos un trait nous revient en mémoire. Une jeune per-
sonne se disposait à entrer au couvent. Sa mère écrivit au P.Bar-
relle pour savoir s'il n'était pas de son devoir de produire sa fille
dans le monde. Il faut bien, disait-elle, éprouver sa vocation, et ne
point laisser place à de tardifs regrets. — Madame, répondit le pieux
Jésuite, si vous aviez une parure de prix, l'approcheriez-vous de la
flamme pour savoir si elle brûlerait? Je ne le pense pas. Sachez
donc que le cœur de votre enfant est plus inflammable aux ardeurs
mondaines que vos délicates parures à l'action du feu naturel.
Voyez, entre les deux, à quoi vous tenez davantage.
LES VOCATIONS. 249
Le P. Barrelle explique à une autre âme que le
malheur ne saurait habiter les maisons religieuses.
« On n'est malheureuse, mon enfant, en pareil étal,
que quand on se crée des épines à soi-même pour
s'en blesser volontairement et gratuitement; car avec
Jésus, comment voulez-vous que le malheur habite
dans un cœur qui l'a librement choisi pour époux?
Impossible, à jamais impossible!... ou il faut dire que
l'on sera malheureux au ciel, puisqu'on n'y trouvera
que Jésus et ce qui est de Jésus, et rien du tout de
tout ce fatras de douceurs prétendues et de plaisirs
grossiers que présente le monde.
» Vous comprenez le ridicule de ce grand malheur
dont on assure que les religieuses sont les victimes.
Ne craignez point ces menteries, mon enfant, et allez
votre chemin, pleine de confiance en Dieu et d'énergie
contre ceux qui en contrarient pour un temps la vo-
lonté ; point de timidité en pensant que vous serez
peut-être infidèle. Tous ces peut-être, jetez-les dehors,
et dites : Vous êtes ma force, Jésus vérité et puis-
sance ; je ne crains rien , vous serez avec moi. »
Enfin, l'âme est-elle au port ! Ecoutons le conseil
du prudent directeur :
« Je ne puis m'empécher de vous témoigner la satis-
faction que j'éprouve en vous voyant enfin arrivée au
port. Que Notre-Seigneur en soit mille fois béni !
» Mais, comme vous me le dites fort bien, ce n'est
là que le commencement, et il faut que le progrès
s'ensuive. Mon enfant, cela est vrai. Retenez et médi-
tez pourtant avec consolation cette parole de l'Apôtre :
250 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
« Celui qui nous a donné de vouloir, nous donnera
» aussi de faire et de mener à terme ce qu'il nous a
n fait la grâce de commencer. »
» De notre part il ne réclame qu'une chose, la fidé-
lité, et celle-ci renferme deux points : premièrement,
une volonté qui persiste dans son choix et dans sa dé-
termination, quelles que soient les luttes à soutenir :
secondement, l'accomplissement de la volonté divine
dans la nouvelle position qui nous est faite, et dont
les règles sont l'expression, ainsi que la direction don-
née par la sainte obéissance. Or, la chose n'est-elle
pas faite? Courage donc, ma fille; confiez-vous en
Notre-Seigneur, prenez patience avec vous-même,
livrez-vous de cœur à vos exercices de piété, obéissez
avec simplicité, ouvrez-vous sans nulle crainte, et
tout ira bien pour vous. »
Il faut citer encore les félicitations de ce vrai père
des âmes, lorsqu'une des épouses de Jésus-Christ,
qu'il a fidèlement accompagnée dans les luttes préli-
minaires de la vie parfaite, revêt enfin pour la pre-
mière fois le vêtement religieux.
« Je regrette, ma chère enfant, de ne vous avoir
point tracé ces lignes avant votre prise d'habit, dont
je viens vous féliciter aujourd'hui comme de votre
prise de possession du vrai paradis terrestre. C'est là
le mot. La vie religieuse est en effet cela, et pas autre
chose que cela. Laissons penser le monde comme son
esprit l'inspire. Cet esprit n'est pas, certes, l'esprit de
Jésus-Christ. Pournous, la religion est le jardin planté
de Dieu, où tous les fruits de la grâce nous sont pré-
LES VOCATIONS. 251
sentes pour que nous en fassions notre aliment. Bien-
heureux qui en éprouve la faim ! il en sera rassasié.
Ne pensons point à autre chose.
» Vous l'avez tant désiré ce paradis dont je ne sais
quel chérubin vous défendit si longtemps Feutrée! Le
glaive est enfin tombé de ses mains. Vous êtes dans
cette précieuse enceinte. Le Cœur de Jésus est devant
vous. Regardez maintenant, écoutez et prenez. C'est
là le modèle qu'il vous faut copier, la douce voix à la-
quelle il vous faut constamment prêter l'oreille, l'ali-
ment délicieux dont vous ne devez jamais être rassa-
siée, quoique vous le deviez prendre toujours. Vous
êtes ardente, ma fille, appliquez-vous avec ardeur à
la poursuite de ce cher objet. Vous êtes aimante, re-
tirez votre cœur de l'amour des créatures et de vous-
même, pour le livrer en pleine pâture à l'amour de ce
Cœur d'ami, de ce futur Epoux. Vous avez été lente
précédemment; aujourd'hui hâtez-vous. Vous avez
varié par moments, plongez maintenant vos racines
si avant dans le Cœur de Jésus que vous en deveniez
à jamais inébranlable, fallût-il rentrer dans l'arène et
lutter de nouveau contre vos anciens ennemis. Voilà,
ma chère fille, ce que je me sens porté à vous dire :
Faites-le, et vous vivrez.
» Je vous recommande une grande simplicité , une
étude particulière de Fenfance de Notre-Seigneur, et
une obéissance toute de foi qui procède en tout d'une
manière amoureuse. C'est Jésus et Jésus seul qui doit
en être le modèle et le but.
y. Je vous bénis de tout mon cœur.
» Joseph S. J. »
252 CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME.
Nous nous arrêtons. On a entendu l'infatigable
auxiliaire de la grâce ; on l'a vu laisser au Saint-Esprit
Finidative, à l'âme la délibération, et, gardant pour
soi le rôle de la lumière, dissiper sur la route des
parfaits les nuages accumulés tantôt par les artifices
du monde, tantôt par l'esprit de ténèbres ; à côté du
respect le plus délicat pour la volonté humaine, un
discernement attentif à démêler l'impulsion divine ou
le choix de la liberté; puis, lorsque la lumière est
faite, un dévouement non moins imperturbable à ras-
surer les timidités qu'à aiguillonner les défaillances.
Un directeur ordinaire aurait hésité quelquefois là où
le P. Barrelle affirmait avec assurance; mais les
hommes de Dieu parlent avec une vigueur peu com-
nuHie, parce qu'une lumière supérieure affermit le
zèle dans le cœur et leur conseil dans leurs décisions.
— ••«««gOOGOOOe»***'^ —
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 233
CHAPITRE XXXII.
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON.
Nouveau rectorat au collège Saint-Joseph. — Le dévot oratoire du
Sacré-Cœur de Jésus. — Pieuses pratiques. — Progrès du saint
amour. ^- Compassion pour les indigents. — Nihil snrn! — Les
frères minimes et les frères maximes. — Vivre et souffrir en pau-
vre. — Persécution du démon. — Le P. Rarrelle et les âmes du
purgatoire. — Esprit prophétique. — Dernier séjour à Lyon.
Le p. Bairelle allait ainsi, fidèle dépositaire de la
grâce, faisant lever sous ses pas la sainte moisson des
vertus parfaites, quand le Seigneur interrompit ce
travail si cher à son cœur. De nouveau , au mois de
mai 1856, il le transplanta dans ce collège d'Avignon
dont, sept années auparavant, nous l'avons vu protéger
le berceau. La préparation immédiate à sa profession
solennelle enlevait momentanément le supérieur du
collège Saint-Joseph à des enfants qui l'aimaient.
Pour un temps, il les remettait aux mains qui les lui
avaient confiées; car le supérieur était encore le
même Père qui, en 1851, avait succédé au P. Barrelle.
Tout désignait celui-ci au choix du Père Provin-
cial; et ses relations anciennes avec le collège, et son
expérience de l'éducation, et sa présence dans la ville,
enfin le caractère transitoire de la mesure : on évitait
TOM. u. 15
254 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
ainsi les secousses qu'amènent naturellement des
mutations si graves au milieu de l'année scolaire.
Nous suivrons le bon religieux dans sa nouvelle
demeure. Mais ce ne sera pas pour le voir encore
une fois à l'œuvre au milieu de l'enfance, pour mon-
trer sôus un jour nouveau l'instituteur renommé de
Billom et de Fribourg. Le lecteur l'a vu agir pendant
plus de vingt années au service de la jeunesse. Nous
ne voulons point refaire dans la nouvelle histoire de
son dévouement présent le fidèle tableau de son
mérite passé. Au surplus, le P. Barrelle avance dans
sa soixante-deuxième année. Or, l'élan des grandes
choses appartient à la vigueur de l'âge ; et l'expé-
rience consommée , qui marche sur ses pas , ne livre
plus carrière à d'aussi efficaces entraînements. Non,
on ne renoue pas avec des mains appesanties par
l'âge l'œuvre longtemps interrompue d'une jeunesse
glorieuse.
Le P. Barrelle apportait au collège Saint-Joseph la
plénitude de l'expérience et de la vertu. On se sentait
abrité derrière cette double majesté. Pour lui, comme
si le zèle avait une jeunesse immortelle , il se livra
tout entier aux sollicitudes de sa nouvelle position.
Entouré du nombreux cortège des auteurs classiques,
il semblait évoquer du passé ses années lointaines et
rallumer l'ardeur littéraire qui si longtemps avait
rempli sa vie. S'il ne pouvait comme autrefois se
multiplier à tous les besoins et partout animer de sa
présence le bon ordre général, du fond de sa cellule
il gouvernait toute chose, entrait dans tous les détails,
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 255
étudiait Je progrès de tous dans les notes de conduite
ou dans le résultat des compositions hebdomadaires,
en un mot, suivait pas à pas chacun de ses enfants.
Puis , dans les grandes occasions on le voyait appa-
raître, et sa présence vénérable ou sa parole toujours
vive, toujours imposante, qui semblait toujours des-
cendre des régions du monde supérieur, produisait
encore de magiques effets.
Pour une seule chose il n'avait point diminué son
activité des temps anciens : nous voulons dire pour ce
qui touchait directement au développement de la foi
et de la piété. Il ne manquait point, lorsque ses forces
ne le trahissaient pas, d'aller présider dans quelqu'une
des classes le cours d'instruction religieuse. Il voulait
aussi de sa présence et de son exemple, le plus sou-
vent qu'il pouvait, inspirer ce grand recueillement
que demande le lieu saint. Son principe était que si
les obligations envers Dieu sont exactement remplies,
tous les autres devoirs s'accomplissent, pour ainsi
dire, d'eux-mêmes.
C'est tout ce que nous voulons dire de ce gouver-
nement dont la fermeté et la vigilance surnaturelles
ont préparé d'heureux jours au collège Saint-Joseph.
Car la durée en fut plus longue qu'on ne l'avait prévu
d'abord; par l'effet des circonstances, cette supério-
rité , qui devait être de peu de mois seulement , se
prolongea trois ans et demi.
Pour un homme tel que le P. Barrelle, on com-
prendra que nous regardions plus que jamais ce côté
extérieur de son existence comme les dehors de la
256 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
vie. Ce qui devrait être véritable pour tous, est
éminemment vrai pour les saints, que leur vie est au
dedans, et ce for intime de leur être a, par-dessus le
spectacle des succès humains, de mystérieuses séduc-
tions.
Ici s'arrête ce qu'on peut appeler la vie extérieure
du P. Barrelle. L'iiomme d'action a, pour ainsi dire,
achevé sa course; mais devant nous demeure encore
l'homme du monde intérieur, celui-là même qui, par
son intimité avec Dieu, vivifia durant cette noble
carrière les utiles influences du zèle, et qui ne perdra
pas, même quand sera venue la mort, l'immortelle
influence de la vertu.
La vertu du P. Barrelle; jusqu'ici avons-nous
donc parlé d'autre chose? Cependant quelques traits
restent encore, qui doivent en compléter le tableau.
Le saint religieux a marqué son passage dans la vie
par deux vertus caractéristiques, l'amour de Dieu et
le mépris de soi. Il a vécu d'humilité et de charité.
Ce sont ces deux mêmes vertus qui ont marqué sa
trace au collège Saint-Joseph.
On voit encore au haut du petit pavillon délabré
qui est en face de l'entrée, au collège Saint-Joseph,
une chambre transformée en chapelle. Quand le bon
Père reprit le gouvernement du collège, cet oratoire
n'était qu'un supplément de la chapelle principale,
insuffisante pour les messes nombreuses qui se disaient
chaque jour. Après l'avoir orné de cette façon pieuse
et naïve que nous rappelle la crypte de la rue Saint-
Marc, il y fit mettre à demeure le saint Sacrement.
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 257
En peu de jours fut transformé le petit sanctuaire.
Quelques offrandes suggérées par Notre-Seigneur à
des âmes pieuses firent tous les frais de l'ornementa-
tion. Sur un fond décoré avec plus de libéralité que
d'élégance, des statuettes dévotes avec leurs fleurs et
leurs girandoles, des sentences de l'Ecriture faisant
entendre les plaintes du Sauveur délaissé, dont l'image
se voyait au centre, dominant l'autel; en avant, près
de la table de communion, de petites colonnes sup-
portant des veilleuses toujours allumées, tout cela
dans le demi-jour silencieux d'épais rideaux rouges,
derrière lesquels se dissimulaient des fenêtres irrégu-
lières, formait un ensemble recueilli, que le goût
n'avait pas le loisir de désapprouver tant la dévotion
était satisfaite.
Le vertueux Recteur cédait sans doute au désir
d'honorer d'un culte particulier le Cœur de Jésus, au
besoin d'attirer sur sa nouvelle famille les bienveil-
lances divines. Il ne cédait pas moins aux impérieux
instincts du saint amour. Vivre cœur à cœur avec
Jésus-Christ, tout près de lui, à quelques pas de son
amoureuse présence, et comme dans une même en-
ceinte avec lui! couler ainsi familièrement sa vie avec
le divin Ami des cœurs, dans une douce et constante
cohabitation ! il tromperait ainsi son triste et lan-
guissant exil.
Sa chambre fut donc établie au second étage, au
niveau du petit oratoire, dont elle n'était séparée que
par un étroit espace d'un mètre environ de largeur.
Une petite lucarne vitrée fut pratiquée dans la cloison
258 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME,
de la chapelle. Tantôt à genoux dans l'étroit réduit,
tantôt de sa table, il contemplait le saint tabernacle
et ne perdait pas un instant la douceur de ce face à
face avec Jésus-Christ. D'ordinaire, même à sa table,
il se tenait à geiioux; mais venait-on à frapper à sa
porte, il s'asseyait tout aussitôt, pour ne point trahir
ses pratiques saintes aux regards des visiteurs.
Il était le premier sacristain de sa chapelle du
Sacré-Cœur; il aimait à disposer de ses mains les
objets à son usage, et quand il arrangeait l'autel, il
avait vis-à-vis du tabernacle de ces regards parlants
et radieux que la foi toute seule semble ne pouvoir
donner.
Le jour, par discrétion pour la piété de ses frères,
il s'imposait d'adorer à distance son cher Maître.
Ses soupirs seuls, ses gémissements, transpiraient
jusqu'à l'autel et trahissaient la blessure de son
cœur. Mais la nuit il pouvait écouter ses secrets
empressements; il s'approchait du tabernacle et
parlait de plus près à Tadorable Captif qu'y retient
l'amour.
« Une nuit, dit un de nos missionnaires de Syrie,
je crus entendre la cloche du réveil. Je me levai
et j'allai faire une visite au saint Sacrement. Je
ne manquai pas de trouver le P. Barrelle en adora-
tion. »
A certains jours, pendant la messe, il faisait allu-
mer trois cierges devant le tableau du Sacré-Cœur,
Tun pour la sainte Eglise, l'autre au nom de la Com-
pagnie, et le troisième pour la maison. Tous les ven-
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. .259
dredis, accompagné d'un Scolastique et d'un Frère
coadjuteur qui nous ont raconté cette pieuse prati-
que, il allait faire dans le petit oratoire une amende
honorable au Sacré-Cœur, et répandait l'encens
devant lui , en réparation des outrages et des ingra-
titudes de tant de chrétiens égarés. Une nuit de
vendredi, un de nos Pères le surprit devant le saint
Sacrement offrant au divin Sauveur un culte d'ex-
piation. Des cierges brûlaient sur l'autel; auprès du
Père était un petit réchaud allumé, une cassolette de
parfum exhalait son encens, tandis que l'homme de
Dieu épanchait son cœur en pieux colloques.
A bon droit il préférait pour ses communications
avec Jésus-Christ l'ombre et le secret; cependant,
par un sentiment de zèle et d'édification, chaque soir
invariablement, un quart d'heure avant le souper de
la communauté, il laissait là son cher petit oratoire
et il allait faire son adoration dans la chapelle du
collège.
C'était la pratique quotidienne du P. Barrelle de
réciter le rosaire en entier. Environ quinze ans avant
sa mort, il faisait précéder chaque Patei^ de ces
paroles du saint précurseur : «Il faut que Jésus croisse
et que je diminue. »
Chaque matm, après son oraison, sa messe et les
petites heures, il commençait sa journée par la réci-
tation du chapelet à l'intention de sa communauté. Il
récitait en outre, tous les jours, depuis une trentaine
d'années, le chapelet de Notre-Dame des Sept dou-
leurs, celui des Cinq plaies ou de la Passion, le cha-
260 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
pelet des saints Anges, la couronne de saint Joseph
et la couronne de l'Enfant Jésus.
Dès le temps qu'il était à Fribourg, le P. Barrelle
avait fait sept neuvaines consécutives pour obtenir,
par l'intercession de saint Joseph, d'être rempli de
l'esprit d'oraison. Nul doute que le saint palriarcbe
ne lui ait obtenu celte grâce. Si dés lors il avait tou-
jours affirmé que la prière était sa principale mission,
si sa pensée et ses désirs avaient toujours vécu en
Dieu, maintenant que l'affaiblissement de ses forces
et la soustraction presque absolue des ministères ex-
térieurs lui faisaient des loisirs forcés, il entrait plus
que jamais en familiarité avec le monde spirituel, et,
dans la stricte vérité, sans effort, par la pente et
l'habitude du cœur, il pratiquait la leçon de saint
Paul, il priait sans interruption.
Entrait-on dans sa chambre, il commençait par un
sourire affable, écoutait ensuite attentivement ce dont
il s'agissait, et répondait en peu de mots. Nous com-
prenons qu'on pût regretter cette brièveté, qu'on
désirât quelquefois plus d'expansion; nous serons
même des premiers à admirer l'empressement d'une
charité qui se livre et qui fait profiter l'amitié fra-
ternelle de quelques loisirs dérobés à la dévotion.
Mais en admirant dans quelques-uns cette surabon-
dance de charité, en retour, qui n'admirerait aussi
en d'autres élus la surabondance du saint amour,
qui, par la plénitude du sentiment intérieur, les
enlève habituellement à eux-mêmes et aux choses de
la terre?
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 261
Tel était le P. Bai relie : inviolablement fidèle aux
inspirations de la charité, bon dans ses procédés,
ayant pour tous un re(i,ard bienveillant, n'ayant jamais
laissé surprendre sur ses lèvres ni le blâme d'un ab-
sent ni la moindre parole capable de contrister un
cœur; mais si puissamment attiré vers le Ciel que
tout ce qui le ramenait à ce monde semblait violenter
sa nature.
En lui, l'amour de Dieu croissait avec l'âge. Ren-
contrant un jour une personne de sa confiance, il
laissa échapper cette exclamation qui révélait son
âme : — « Il semble qu'en devenant vieux le cœur se
refroidisse. Pour moi, à mesure que je vieillis, mon
cœur s'enflamme de plus en plus. Plus je suis vieux,
plus je suis fou d'amour de Dieu. Oui, je suis fou, je
suis fou de Jésus-Christ ! »
Partout où il rencontrait en un degré excellent ce
divin amour, son cœur s'éprenait pour de telles âmes
d'une sympathie surnaturelle qui ne se cachait pas.
Par contre-coup, les blasphèmes le faisaient pâlir, lui
arrachaient des larmes et des plaintes. C'est ainsi
qu'il écrit et son action de grâces et sa douleur à une
communauté fervente :
« Merci, merci! c'est mon cœur qui vous le dit, et
qui est mille fois plus sensible qu'il ne paraît l'être.
Croyez-le bien toutes, mères, filles et enfants, et
pardonnez-le-moi en considération du motif qui lie
mon cœur à toutes ces chères âmes. C'est pour les
dons du Seigneur que je vois là, c'est pour l'amour
que mon unique Maître vous porte, et auquel le
15.
262 CHAPITRE TRENTE DEUXIÈME.
vôtre, à toutes, me semble correspondre selon la
mesure de sa lumière et de ses forces ; c'est pour la
foi et la simplicité de ces chères enfants que mon
cœur aime tant votre paisible et riante demeure.
Ah ! que JésuS-Ghrist , mon Dieu , y soit de plus en
plus connu, de plus en plus aimé, de plus en plus
servi et retracé en ses admirables mais très-imitables
vertus !
» En vous disant ceci, mon cœur est triste à cause
d'une lettre horriblement impie que je viens dé trouver
dans V Univers, et qui nie la divinité de notre aimable
Maître. Dieu ! où en sommes-nous donc, et qu'avons-
nous à vivre encore au milieu de si révoltantes hor-
reurs? J'éprouve je ne sais quel déchirement qui me
remue l'âme jusqu'au fond. Pauvre Mère, tâchons de
réparer la brèche qu'on fait à la gloire de notre Dieu
Jésus. »
Pour Jésus, il aimait les pauvres qui sont ses pro-
tégés et qui le cachent sous leur indigence ; durant
tout le temps qu'il fut supérieur, il préleva pour eux
la dîme sur les aumônes envoyées par la Providence
pour l'entretien de la communauté. A Glermont,
comme s'il eût voulu en ses derniers jours capter
l'amour du souverain Juge, il y allait plus largement
encore. Un de ceux qui eurent le soin de la procure
dans les premiers temps de la fondation raconte qu'au
début la communauté sentait souvent la gène. Or, si
quelque indigent venait réclamer sa pitié, le bon
Recteur n'agissait pas moins libéralement pour cela,
sans s'inquiéter du lendemain. Mais, chose remar-
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 263
quable, le jour suivant une aumône arrivait trois fois
plus forte que celle qu'on avait versée dans la main
du pauvre. Le procureur de la maison finit par écar-
ter toute sollicitude, convaincu par l'expérience que
donner était le vrai moyen de recevoir. Au fait, l'ar-
gent ne manqua point au noviciat naissant et dé-
pourvu; le P. Barrelle disait qu'il lui était envoyé par
les âmes du purgatoire.
Ainsi, sa foi profitait aux intérêts de sa charité. Il
ne sayait pas compter avec les membres souffrants de
Jésus-Gbrist. Un soir, il apprend qu'un pauvre se
présentant à la porte a reçu seulement le morceau de
pain qu'il demandait. — « Ah ! dit-il, que ne m'a-t-on
averti! Pour en venir à demander du pain, il fallait
que cet homme fût à l'extrémité de la misère. Peut-
être n'a-t-il pas où loger!» Et en disant cela, il
versait des larmes.
Ce grand amour pour le Sauveur lui inspirait une
particulière affection pour les Juifs et d'ardentes
prières pour leur conversion ; c'est qu'il voyait en eux
les compatriotes de son bien-aimé Jésus. Nous trou-
vons dans une lettre cette exclamation de tendresse :
« Et mon peuple ! Et mes enfants de Juda ! Que j'aime
la lecture des prophètes, de Jérémie surtout! C'est
là qu'on voit tout l'amour du Verbe pour ces infor-
tunés. Ah! qu'ils reviennent ces temps anciens, et
que Dieu se ressouvienne de ses miséricordes passées
et du cri de son Fils mourant sur la croix ! »
Il ne concevait pas que tous les cœurs n'eussent pas
pour son divin Maître les mêmes ardeurs. « L'amour,
264 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
disait-il, est une monnaie facile à trouver, puisque
nous en avons plein notre cœur, et qu'à mesure qu'on
semble l'épuiser en le prodiguant, il s'en remplit avec
plus d'abondance. »
Il allait donc semant cet amour de côté et d'autre;
il en jetait les étincelles à toute occasion par de petits
mots dardés çà et là sur les âmes avec grâce et sim-
plicité. Il ne voulait pas que le cœur fût avare de
bonnes paroles, quand elles devaient être comme le
grain qui tombe sur un amas de fumier. Même là , ne
peuvent-elles pas germer tôt ou tard? Et en effet,
plusieurs de ces petits mots, adressés quelquefois à
des bommes éloignés de Dieu par les passions, sont
restés attachés comme un trait au fond de leur âmq,
tantôt les retenant quand ils allaient faire le mal,
et tantôt devenant le motif efficace de leur conversion.
On peut dire que son ombre seule jetait des germes
de grâce.
Un jour, le bon Père marchait dans une des rues
d'Avignon, à son ordinaire, d'un pas grave et disant
son chapelet. Quand il eut passé devant eux, un
groupe de forp^erons le regardèrent d'un air pensif, et
l'un d'eux dit à ses camarades : — « Tu vois ce grand
Père, ah! pour celui-là, je vous dis que c'est un saint
réel; oui, oui, c'en est un, il n'y a qu'à le voir. Je
n'aime pas les prêtres, mais pour celui-ci, je ne sais
pourquoi toutes les fois qu'il passe ici devant je me
sens ému, et pour peu de chose je l'embrasserais. Je
ne vous le cache pas, poursuivit-il, si je viens à être
malade, moi qui ne me suis jamais confessé, je ne
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 265
veux pas aller dans l'autre monde sans que ce saint-là
ait signé mon passe-port. »
Quiconque a vu rayonner Dieu sur un visage humain
comprendra la puissante fascination qu'exerce la sain-
teté sur des cœurs terrestres, quand tout à coup elle
apporte son contraste et sa sérénité au milieu de leur
désordre et de leur malaise. Or, le P. Barrelle, cet
homme si modeste qu'il disait n'avoir jamais su ce que
c'est que laideur et beauté, cet homme au cœur sim-
ple qui aspirait tout haut à la candeur primitive du
paradis terrestre, cet homme si recueilli qu'il parais-
sait en tout lieu comme devant le saint Sacrement,
portait sur son visage ce mélange qui n'est pas de
l'homme, doux composé d'amour céleste et de sainte
humilité.
On aurait pu lire , ce semble , transparente sur son
front, cette parole qu'il se répétait souvent à haute
voix en se promenant dans sa cellule : Nihil sutnî
nihil sum! Je ne suis rien !
C'était chez lui comme le cri naturel du cœur, et il
s'efforçait de se faire juger comme il se jugeait lui-
même.
« Quoi! répondait-il à quelqu'un qui témoignait de
l'estime pour ses services, quoi ! on peut encore avoir
souvenance d'un être qui ne s'est fait remarquer sur
son passage que par son impuissance à opérer le moin-
dre bien solide! S'il a beaucoup parlé, qu'a-t-il fait?
S'il a fait quelque chose, combien cela a-t-il duré?
Et pour que le bien eût lieu, n'a-t-il pas fallu qu'il
s'éloignât et que d'autres vinssent jeter dans un sol
266 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
si fécond une semence plus heureuse et plus pro-
ductive? »
Si on lui propose de donner du repos à sa santé
ruinée, dans un air plus favorable que l'ardente
atmosphère qu'il respire, voici sa réponse :
« Pensez-vous donc que je sois homme d'assez
grande importance pour aller, en courant le monde,
chercher une santé qui me fuit par les ordres exprès
de la sagesse admirable de notre bon Dieu?... Oh!
non, là où il me frappe, là je reste et j'attends, me
livrant du mieux que je sais et que je peux à sa volonté
tout aimable. L'action pour lui est bonne, et l'inac-
tion meilleure encore, quand il lai plaît, pour sa
gloire et pour notre bien, de la substituer à Faction.
Tels sont les sentiments dans lesquels sa grâce tra-
vaille à me faire entrer. Désirez et demandez moins
pour moi le bien-être corporel que celui de ma pauvre
âme. Ce corps, vous savez ce qui Fattend : oh! qu'il
est méprisable! Mais l'âme! ah! tout Famour que son
Dieu lui porte toujours, doit nous la rendre bien au-
trement chère et précieuse. Veuillez donc vous en
souvenir un peu dans vos rapports avec ce divin Roi. ')
Et quelques jours après :
« On est bien bon de penser à ma chétive santé
Elle me vaut : c'est tout dire. Aussi F ayant mise avec
tous ses minces revenus entre les mains de notre divin
banquier, je lui en laisse la sollicitude, me contentant
de faire ou de dire ce que je peux et me retirant en-
suite des créatures, pour apprendre devant Notre-Sei-
gneur à me retirer enfin de moi-même et à mourir
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 267
peu à peu successivement à tout ce que je pouvais
aimer, vouloir et désirer, même selon Dieu. »
Est-il quelque chose de plus gracieux que ce char-
mant souhait de voir arriver le règne de l'humilité?
« Puissions-nous être en vérité de l'Ordre établi
par l'humble saint François de Paule , qui , se répu-
tant et se traitant comme le dernier de tous, voulut
que tous les siens se remplissent de cet esprit et leur
donna pour dénomination celle de Frères Minimes!...
Oh! qu'il y en a peu de cet ordre-là aujourd'hui! On
ne rencontrera bientôt plus que l'opposé, c'est-à-dire
des Frères Maximes, qui, au lieu de viser au plus
bas, au plus petit et au rien, élèveront haut leurs
yeux , leurs pensées et leurs sentiments , et se persua-
dant, comme le dit l'Apôtre, qu'ils sont quelque
chose, arriveront en fin de compte à n'être absolument
rien devant Dieu.
» Travaillons donc , et travaillons fortement à être
du petit nombre de ces Minimes. Nous le devons
d'autant plus que, placés à la queue et au bout de
toute la création et confinant par la réalité de notre
position, sans aucun intermédiaire entre nous et lui,
avec Celui qui, étant le premier, s'est fait tout le der-
nier, c'est-à-dire le plus minime des Minimes, il nous
faut nécessairement et par la force des choses , pour
notre parfaite union avec lui, entrer à plein dans la
plus grande petitesse possible, et le disputer à qui-
conque voudrait occuper Tavant-dernière place , celle
qui est la plus voisine du dernier de tous , Notre-Sei-
gneur Jésus-Christ, comme nous appartenant en pro-
268 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
pre, à cause du choix que Notre-Sei^neur a daigné
faire de nous. »
Combien de fois, au milieu de ses frères, songeant
à la vertu et au mérite éminent des anciens Jésuites ,
n'a-t-il pas dit en abaissant la main presque jusqu'à
terre pour mieux imager sa pensée : — « Oh! que
nous sommes petits en comparaison de nos premiers
pères! Quand je pense à saint Ignace! Nous sommes
comme de petits rejetons, surcidi, siu'culi, auprès de
ce chêne majestueux , et c'est seulement de cette
racine, de cette sève de la Compagnie, de la grâce et
de l'esprit de la Compagnie, que ces petits rejetons
peuvent vivre. »
Par prédilection pour sa chère vertu d'humilité, ce
bon Père avait un goût particulier pour les violettes ,
qui en sont l'emblème. On le savait. Un jour qu'il
faisait ses adieux à un pensionnat après une retraite,
on lui fit présenter par la plus jeune des élèves un
beau bouquet de violettes, qu'il accepta avec bon-
heur et qui lui fournit encore quelques paroles d'édi-
fication sur le suave parfum de la vertu qui se cache.
Ces enfants n'oublièrent plus sa prédilection pour
l'humble fleur, et la dernière année de sa vie, trois
jolis bouquets de la petite fleur des champs allèrent
encore de leur part lui souhaiter sa fête.
Etait-il malade ou seulement indisposé , l'humble
supérieur envoyait demander permission à l'infirmier
pour le remède le plus simple, le plus ordinaire,
quand ce n'eût été qu'un verre d'eau. Alors il ne sor-
tait de la maison que sur l'autorisation du bon Frère
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 269
et pour le temps qu'il lui fixait; il allait jusqu'à de-
mander son aprément pour dire la sainte messe.
L'infirmier avait remarqué une touchante dévotion
du bon Recteur. S'il avait à prendre un remède, il
aimait à honorer la Trinité des divines personnes, et
lorsque le Frère , bien au fait de cette préférence , lui
apportait quelque chose, le Père disait en souriant :
— « Je veux bien ; mais il ne faut pas dépasser les
bornes. Trois jours seulement, n'est-ce pas? Vous
savez pourquoi. »
En esprit de mortification et de pauvreté, le P. Bar-
relle prenait son sommeil sur une simple paillasse.
S'il arrivait qu'on lui envoyât de petits présents
pieux ou de petits objets utiles, ou il les distribuait de
suite, ou il s'en défaisait à sa retraite prochaine. Il se
réduisait au pur indispensable, si bien que, au pied
de la lettre, il n'eut jamais à son usagée personnel que
son bréviaire et son crucifix.
Dans un certain couvent où il venait donner la re-
traite, en disposant la chambre du prédicateur, comme
on le savait très-fatigué , on crut bien faire de mettre
sur la cheminée un petit flacon d'eau de Cologne. A
peine le P. Barrelle s'en fut aperçu, il dit gaiement
à la supérieure : — « Vite, ma bonne Mère, emportez
ce flacon de ma chambre, le démon y serait attiré
par son parfum. »
Dans ses repas, au premier abord il n'offrait rien de
remarquable que sa modestie singulière et une fruga-
lité si habituelle qu'on n'y prenait pas garde. Bientôt
on s'apercevait qu'il ignorait absolument ce qui pou-
270 CHAPITRE TRE?s TE-DEUXIÉME.
vait convenir à ses goûts ou à sa santé; il prenait tout
avec une égale indifférence ; ses pensées étaient bien
ailleurs. — « Je uai jamais su, disait-il, ce qui me
fait bien ou mal. » Aussi, au grand désappointement
de leur charité, les sœurs chargées du service dans
ses retraites ne pouvaient-elles deviner quelles étaient
ses préférences.
On dit que saint Gilbert avait toujours à table un
plat qu'il nommait le plat du Seigneur Jésus. Il y
mettait ce qu'on lui servait de meilleur, puis le faisait
passer aux pauvres. Le P. Barrelle, sur le repas servi
à la communauté, laissait toujours le plat du Sauveur,
mais de peur qu'on ne s'en aperçût le cuisinier avait
le mot : il avait ordre de ne pas lui faire présenter
sa portion.
Vivre et se nourrir en pauvre ce n'était pas assez,
il voulait souffrir en pauvre. En 1858, il éprouva des
pertes de sang considérables occasionnées par une
plaie qui lui était survenue. Redoutant qu'on ne s'en
aperçût, il demanda, en aumône et dans le secret, un
peu de linge et de charpie afin de se soigner lui-
même, sans donner nulle peine à qui que ce fût. La
personne charitable qu'il avait priée de ce service,
dans un sentiment de foi et pleine de la pensée qu'elle
secourait Notre-Seigneur, s'empressa de lui envoyer
les compresses les plus délicates qu'elle put trouver.
Mais le bon Père les renvoya en disant : — « Ces
linges sont trop fins; ils sont bons pour un roi, non
pour un pauvre comme moi. Est-ce bien là ce que
vous donneriez à des pauvres? Et alors même, gardez
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 271
ces linges pour eux, et envoyez-moi ce qui convient
à la pauvreté religieuse. »
Il soignait son mal par prudence chrétienne, mais
il aimait ses douleurs, et il parlait de ses plaies comme
un amant de la croix. — « Nul bien n'arrive et ne
peut arriver, disait-il, que par la porte du Calvaire.
Chaque épine qui blesse notre cœur doit être regardée
par nous comme une rose du paradis. » La vie lui
aurait paru insipide sans la souffrance. — « Nous
voulons du sel dans nos aliments. Notre-Seigneur a
le sien : le sel des contrariétés. Il en met à peu prés
partout! »
Quant à lui, sa vie en fut assaisonnée de mille
manières. La persécution même du démon ne lui
manqua pas. Que de fois, molesté par Satan durant
la nuit, il passait les heures en prières afin d'en mieux
triompher.
Une religieuse se plaignait à lui d'apercevoir le
démon dans ses rêves sous des formes hideuses et si
effrayantes qu'elle était réveillée par la terreur. —
« Vous êtes bien heureuse, répondit le Père, de ne le
voir qu'en rêve. Je cormais une personne qui le voit
en réalité et qui éprouve en son corps les effets de sa
méchanceté. » Or il avouait que, durant les retraites
surtout, il en était fortement tourmenté. Quelquefois
on accourait au bruit des combats qu'il livrait durant
la nuit. On retrouvera plus loin , dans les comptes
rendus de son âme, l'écho de ces luttes pénibles.
Satan s'était pour ainsi dire attaché à ses pas pour
fatiguer son zèle. Par mépris, le saint homme le nom-
272 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
mait le chien, et il disait : — « Ce chien d'enfer s'est
tellement acharné à ma poursuite que je ne puis plus
rien faire qu'il ne s'en mêle pour me harceler. Si ma
honne Mère ne l'enchaînait , il y a longtemps que
je ne serais plus de ce monde. De combien de périls
elle m'a délivré! »
Après un voyage qu'il fît à Lyon, tandis qu'il était
recteur du collège Saint-Joseph, il écrivit à une de ses
filles spirituelles :
« Vous aurez encore des actions de grâces à offrir
pour votre pauvre Père; peu s'en est fallu que vous
me ne revoyiez plus. C'était encore un coup du Cer-
bère, qui pensait, en me faisant périr, enlever une
pierre de son chemin. Je vous avoue que pour ce
qui est de moi il m'aurait rendu un service signalé,
en me mettant en possession de mon souverain bien.
Mais les saints anges ont déjoué son dessein. Voici
comment la chose est arrivée.
» Tout plein de la pensée de mon bon Maître,
j'étais tranquillement dans un coin du wagon. Le
train avait déjà fait plusieurs heures de route, quand
je pris mon bréviaire pour réciter le saint office. Tout
à coup je m'aperçus que j'étais escorté par un démon,
qui se tenait contre la portière. Je n'en lins pas
compte et continuai de prier, me demandant néan-
moins ce qu'il se proposait dans cette attitude. —
Rien de bien sans doute, me disais-je ; et je me remis
aux soins de mon bon ange et de saint Michel, les
priant de nous protéger contre tout accident. Soudain
un bruit se fait entendre, et nous éprouvons une vio-
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 273
lente secousse. Une barre de fer arrachée je ne sais
d'où passe à travers la portière; et au lieu d'aller
frapper vis-à-vis, elle se dirige de mon côté et me
frappe si rudement à la tempe droite que les voya-
geurs me crurent assommé. Je devais avoir la tête
fracassée; mais, bien que le coup m'eût renversé, je
ne ressentis aucune douleur. Ah ! si je fusse mort,
vous seriez- vous imaginé que le chien en était la
cause? JMais je dois mon salut à l'intervention de mes
chers protecteurs. Donnez -leur mille actions de
grâces. »
Ceci nous rappelle les tendres attentions de la
bonne Providence pour son confiant serviteur. Il
portait en son cœur une reconnaissance tout émue des
tendres soins dont il avait été l'objet de la part du
ciel.
« Avec quelle attention, quelle délicatesse, disait-
il, le bon Maître pourvoit à tous mes besoins, va au-
devant de mes pauvres désirs ! Que de fois dans le
cours de ma vie, et dès mon enfance, l'ombre protec-
trice de mon doux Maître m'a visiblement couvert !
Dans mes peines , dans les embarras de la vie , ce
souvenir m'encourage et m'affermit. J'aime à répéter
avec le Prophète : « Seigneur, dès le sein de ma mère
» votre protection m'a environné. » Je suis obligé
même de veiller sur mon cœur et de contrôler ses
désirs, dans la crainte de mettre trop en dépense la
souveraine bonté. S'il m'arrive de désirer complai-
samment quelque chose, elle s'empresse aussitôt de
me le procurer. Ce qui peut satisfaire ma dévotion,
274 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
elle me l'envoie dès que j'en ai conçu la pensée. Que
dis-je? dans mes voyages elle allait jusqu'à me pro-
curer des rafraîchissements; oui, pour ceux qui le
cherchent, le Seigneur va jusqu'aux délices. »
Tous ceux qui aiment vraiment Dieu savent ces
choses et les ont éprouvées quelquefois ; mais il faut
Fœil du cœur pour lire, comme le P. Barrelle, tout
le long de sa vie , la vivante histoire des paternelles
hontes de Dieu.
Tandis que Notre-Seigneur veillait si doucement
aux intérêts de son serviteur, il lui donnait en retour
le soin de ses affaires, il lui confiait les intérêts de sa
miséricorde. On recommandait un jour aux prières
du P. Barrelle une affaire importante. Il répondit :
— « Oui , je prierai pour cela si Notre-Seigneur le
veut et s'il ne me charge pas d'autre chose. — Mais
sans doute, répliqua l'interlocuteur, sans doute Notre-
Seigneur le veut, puisque c'est une œuvre sainte. —
Ah! reprit-il en riant, c'est que le Maître en a tant
et tant d'affaires pour le hien des âmes, que souvent
il lui arrive de m'en remettre une charge. Bon et
charitable Maître ! je suis comme sa bête de somme ! »
Entre autres choses, le divin Maître l'intéressait
aux âmes qui souffrent dans le purgatoire. Entrées
dans le règne des rétributions et ne pouvant plus
payer leur dette par elles-mêmes , puisque l'heure
est venue pour elles « où l'on ne peut plus opérer»
d' œuvres méritoires , il faut que les élus du ciel par
leurs prières, ou les justes de la terre par leurs
expiations, prêtent secours à leur détresse.
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 275.
Le P. Barrelle s'était livré à cette œuvre de suprême
charité. Nous avons trouvé dans son bréviaire, écrite
de sa main en 1832, une liste d'indulgences, où il
déclare son intention de les gagner et de partager
avec les âmes du purgatoire.
C'est dans ce temps que lui arriva le trait suivant.
Il l'a souvent raconté depuis, voilant son nom sous le
simple titre de Père spirituel ; mais chacun savait que
lui-même était alors Père spirituel au collège romain.
Il arriva donc que le Père spirituel avertit plusieurs
fois un scolastique du collège romain pour quelques
infidélités à la discipline religieuse. Il lui prédit que
s'il n'y mettait plus de zèle, il n'échapperait pas au
purgatoire. Le scolastique vint à mourir. Une nuit il
apparut au Père spirituel et lui dit : — « Dieu m'a
condamné à plusieurs années de purgatoire pour mes
infractions à la règle, que j'avais toujours jugées fort
légères. Mais si vous, mon Père, qui m'avertissiez si
charitablement, vous dites encore deux messes pour
moi, Notre-Seigneur me fera grâce. » Quand les deux
messes eurent été acquittées, cette âme apparut une
seconde fois pendant la nuit au bon Père , le remer-
cia de sa charité, lui annonça qu'elle allait en paradis
et promit de prier pour lui.
Une religieuse dit un jour au P. Barrelle : « Mon
Père, je voudrais bien mourir! — Ah! de grâce, ma
fdle, au moins pas dans ce moment. J'ai trop à faire
pour tirer du purgatoire une bonne Carmélite que
j'ai beaucoup connue. J'y travaille depuis plusieurs
jours, et si j'avais encore à m'occuper de vous, ma
messe ne se terminerait plus.»
276 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
Il y a une dizaine d'années le P. Barrelle aida puis-
samment la vocation religieuse d'une jeune personne
d'une rare candeur, mais d'un caractère si ardent et
si léger que le monde semblait préparer à son âme
d'inévitables naufrages. II la soutint dans ses irréso-
lutions, sut vaincre les hésitations que ce caractère
inspirait aux supérieures charj;ées de l'admettre, puis
il pria le Seigneur de la prendre promptement parmi
ses élus. Dieu l'exauça; la jeune religieuse s'endormit
radieuse après avoir reçu les derniers encouragements
de son saint directeur. Or, le 29 du mois d'août,
cinq semaines après ce pieux trépas, il revit dans ce
même couvent la cousine de la jeune défunte. Celle-
ci, enhardie par sa bonté, lui dit inopinément : —
« Quoi ! mon Père , ne me direz-vous rien du sort
éternel de ma bien-aimée cousine? » Il rougit, et
baissant les yeux : — « Il ne faut jamais, mon enfant,
me faire de semblables questions. — Mais enfin, mon
Père, je vous le demande en grâce, dites-moi ce que
vous savez, je vous garderai le secret. » Alors se re-
cueillant il se leva et dit presque à voix basse : —
« Tout ce que je puis vous dire, c'est qu'elle était au
ciel le jour de l'Assomption. » Or, la jeune religieuse
était morte le 13 juillet.
Ici se présente naturellement un trait que nous te-
nons, comme le précédent, de plusieurs témoins im-
médiats, et que nos lecteurs ont pu pressentir en lisant
le dix-huitième chapitre de cette histoire.
Au mois de mai 1855, le P. Barrelle passa quelques
jours à Montpelher chez les Dames du Sacré-Cœur,
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 277
dans une maison de campagne distante de quelques
minutes de la maison que ces dames habitaient alors.
Il y avait encore deux jours avant son départ, et une
conférence à la communauté était promise pour le
lendemain. Or, le matin du jour convenu, il fit dire
qu'il ne pouvait tenir sa promesse. L'émoi fut grand;
car, à moins d'impossibilité physique, jamais le bon
Père ne refusait une instruction.
A toutes les objections il ne répondit que par mo-
nosyllabes, allégua qu'il avait besoin d'être seul et se
montra inflexible. La sévérité habituelle de ses traits
était altérée ; il portait sur son visage la préoccupation
et une profonde tristesse. Evidemment il s'était passé
quelque chose d'insolite. On crut à une grave indis-
position, et pour se délivrer des importunités chari-
tables dont on l'entourait, le Père dut se décider à un
aveu.
Il avoua donc confidemment à l'une des religieuses
que son âme souffrait, en effet, beaucoup; il avait
passé une nuit des plus douloureuses. Le P. Maillard,
son ami, lui était apparu portant sur sa figure l'ex-
pression d'une extrême souffrance. — «Quoi! mon
Père, vous ici! on m'avait annoncé votre mort M —
Oui, c'est moi. Je viens vous demander des prières. »
Le P. Maillard ajouta qu'il avait à expier de légères
imperfections qu'il indiqua, mais que les témoins ont
oubliées. Il demanda neuf messes, et neuf jours plus
tard vint annoncer sa délivrance.
^ L. P. Maillard est mort le 13 mai 1855.
TOM. II. 16
278 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
Le P. Barrelle passa cette journée dans sa chambre
à prier et à gémir. Longtemps il demeura sous une
impression douloureuse ; elle dura plusieurs mois et se
faisait sentir plus vivement lorsqu'il offrait le saint
sacrifice.
Plaçons ici un ou deux traits encore, qui montrent
dans le saint religieux des lumières de Tordre pro-
phétique.
En 1842, le P. Barrelle étant de passage dans une
ville importante, une religieuse qui ne l'avait pas revu
depuis quatorze ans vint se confesser à lui. Sa santé
s'était affaiblie; elle ne pouvait plus se lever à l'heure
de la communauté, et une infirmité grave lui causait
souvent des défaillances. C'était pour elJe une grande
affliction de ne pouvoir suivre la règle. — « Mon en-
fant, lui dit le Père, désormais vous vous lèverez
comme vos sœurs; je vous l'ordonne, et je vous pro-
mets que votre santé n'en souffrira plus. » Dès le len-
demain la religieuse obéit ponctuellement; elle fut
instantanément guérie de son infirmité et des défail-
lances qui en étaient la suite. Le mal n'a plus reparu.
Nous tenons le fait de la propre bouche de cette reli-
gieuse, aujourd'hui supérieure d'une importante com-
munauté.
Une sœurcoadjutrice de la maison de Saint-Joseph,
près de Marseille, était sujette depuis son enfance à
des attaques d'épilepsie. Fort jeune encore, la sœur
Depardon, cartel était son nom, avait été admise chez
les Dames du Sacré-Cœur, quoique l'on connût son
infirmité. Dieu avait ses desseins sur cette àme inno-
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 279
cente et fidèle; sans lui accorder sa guérison, il lui
donna assez d'énergie pour suivre exactement la règle,
et pour rendre par son travail d'utiles services; on lui
permit de prononcer ses premiers vœux.
Durant de longues années la sœur Depardon rem-
plit avec autant d'intelligence que d'activité le difficile
et fatigant emploi de sous-lingère du pensionnat. Ses
crises étaient fréquentes ; mais, par une douce atten-
tion de la Providence, elles n'avaient guère lieu que
pendant la nuit. Peu de personnes dans la maison
connaissaient son infirmité et ses souffrances. A cet
état si pénible vint s'ajouter une épreuve plus rude
encore. Le temps de sa profession étant arrivé, à rai-
son de sa santé, on ne crut pas pouvoir lui accorder
la joie de faire ses derniers vœux. La bonne sœur ac-
cepta cette croix avec humilité.
Elle eut occasion de confier sa peine au P. Barrelle;
elle exprimait surtout la crainte que son infirmité ne
la fît enfin renvoyer du Sacré-Cœur. Le Père la con-
sola, puis d'un ton affirmatif il ajouta : — « Tranquil-
lisez-vous, ma fille, vous ne quitterez jamais le Sacré-
Cœur, et vous y ferez votre profession sur votre lit
de mort. »
Dix ans plus tard la parole du P. Barrelle se réalisa
de point en point. La sœur Depardon mourut à Saint-
Joseph en prédestinée, après avoir reçu toutes les
consolations de la religion et prononcé dans la joie de
son àme ses derniers engagements.
Un jeune homme de bonne famille, encore à la fleur
de l'âge, se trouvait atteint d'une maladie de langueur
280 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
qui le conduisait infailliblement au tombeau. Il voyait
venir sa dernière heure, et loin de se résigner à mou-
rir, il entrait dans des accès de désespoir à la seule
pensée de la mort. On avait épuisé près de lui toute
consolation, il s'irritait de tout ce qu'on pouvait dire
de plus capable d'adoucir son esprit; enfin il était à
craindre qu'il n'expirât daiis un accès de son déses-
poir.
Une cause inopinée amène le P. Barrelle dans
cette maison. On lui parle de l'état effrayant du ma-
lade. Il veut le voir, et dès qu'il l'aperçoit il s'émeut
de compassion, adresse au pauvre mourant des paroles
de tendresse et lui donne toutes les marques d'une
vive amitié. Ce cœur ulcéré se dilate et s'épanche, il
explique au bon Père sa douleur et ses craintes. —
u Eh quoi! mon fils, vous craignez la mort? Ah! vous
ne savez pas ce que c'est que mourir; mais je vous
l'enseignerai, alors vous n'aurez plus de terreurs. »
Le jeune homme à ces mots, percé comme d'un trait
de lumière, ouvre son cœur aux pensées de la foi et
se trouve subitement changé. — « Ah! mon Père,
que j'étais insensé! maintenant j'ai tout compris, je
mourrai sans crainte! » Le Père en se retirant le
bénit et lui promit de revenir. — « Mais quel est
donc ce prêtre? disait le jeune homme; à coup sûr
c'est un grand saint. »
Le P. Barrelle revint quelquefois auprès du malade.
Les paroles pleines d'onction qu'il lui adressa en
firent un fervent pénitent. Autant il avait redouté la
mort, autant il la désirait ensuite ardemment. Il
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 281
mourut dans de grands sentiments de joie et de re-
connaissance envers Notre-Seigneur, de ce qu'il avait
envoyé son ange pour lui enseigner le chemin du ciel.
Quelquefois le charitable Père avertissait de leur
dernière heure ses enfants spirituels.
Une ancienne supérieure de communauté à qui il
avait donné des soins assidus reçut un jour un billet
ainsi conçu : « Le temps est venu de ne plus songer
qu'à l'éternité. Le monde dira : Pauvre Mère! moi je
dis : Heureuse Mère , qui va enfin jouir du repos
éternel! » La mère L*** relut cette lettre tout le long
du jour. Elle se coucha de bonne heure et voulut,
avant de s'endormir, qu'on lui relût encore les paroles
du Père. — « C'est singulier, disait-elle, il écrivait
la même chose à la Mère Joséphine la veille de sa
mort. » Le lendemain matin, à trois heures, la
Mère L*** fut frappée d'une attaque de paralysie qui
lui enleva toute connaissance pendant les vingt-quatre
heures qu'elle vécut encore.
Un dernier fait, oii se montre l'intervention provi-
dentielle dans les démarches du saint homme.
En 1843, le P. Barrelle sortait, un matin , de notre
résidence de Marseille, lorsque dans la rue Longue-
des-Gapucins il est accosté par une dame inconnue. —
« Mon Révérend Père, allez pr-omptement rue Petit-
Saint-Jean , tel numéro , il y a là une personne en
grand danger de mort. » Le P. Barrelle se rend en
toute hâte à la maison désignée. Il s'informe s'il n'y a
pas de malade. Au rez-de-chaussée, au premier, au
second étage, il ne se trouve aucun malade. U y a
16.
282 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
bien, lui dit-on, un jeune étranger au troisième
étage ; il était bien portant hier, mais nous ne l'avons
pas vu de la matinée; or, il était dix heures du matin.
Le P. Barrelle monte, il pousse la porte... le mal-
heureux jeune homme était là , le rasoir en main ,
s' apprêtant à se couper la gorge. La surprise, l'appa-
rition presque surnaturelle de ce prêtre vénérable
paralysent sa résolution. Il écoute, il se rend, il se
convertit. Peu après il fut admis dans le cercle reli-
gieux, et, après plusieurs années d'une vie édifiante,
il mourut saintement. Ce jeune homme a souvent
affirmé qu'il n'avait laissé soupçonner à personne son
funeste projet. Quant à la dame inconnue, le P. Bar-
relle ne Ta jamais revue nulle part.
Les dernières années du P. Barrelle au collège
d'Avignon furent mélangées de beaucoup d'amer-
tumes et de beaucoup d'angoisses intérieures, dont
nous verrons le secret dans les chapitres suivants.
C'est alors qu'il écrivait ces paroles : « Tout ce que
j'ai désiré se change en amertume, tout ce qui me
plaisait se tourne en épines. Je ne désire plus rien, si
ce n'est d'être, s'il se pouvait, flagellé sur la place
publique pour l'amour de Jésus-Christ. »
Ce fut un nouveau sacrifice pour son cœur, quand
l'obéissance religieuse, cédant cependant à ses de-
mandes réitérées, de nouveau le transplanta du collège
Saint-Joseph à la résidence de Lyon. Il avait beau-
coup travaillé et beaucoup souffert dans cette ville
d'Avignon, dans ce collège fondé de ses mains; or,
c'est la souffrance qui a le privilège de préparer au
DERNIER SEJOUR A AVIGNON. 283
cœur les plus fortes chaînes. Quand il quitta ses en-
fants, ses frères, ces lieux otjl il avait vécu dix années ;
quand, averti intérieurement que c'était un suprême
adieu, il s'éloigna de ce dernier théâtre de son zèle et
de tant d'âmes qu'il avait aimées , il y eut un brise-
ment dont la douleur ne put être mesurée que de
Dieu seul, mais dont ce cri d'adieu donne quelque
idée : « Pour aimer comme on doit aimer, ah ! com-
bien il faut mourir! »
Mais un écrit confidentiel nous fera mieux com-
prendre encore cette grande résignation. On voit que
le bon religieux y console deux douleurs en une seule.
Ces lignes sont datées du 15 août 1859, huit jours
avant le départ pour la résidence de Lyon.
« La tribulation et l'angoisse m'ont trouvé sur leur
» chemin et se sont jetées sur moi. Vos ordres, Sei-
» gneur, sont le sujet de ma méditation. » Ainsi s'ex-
primait un jour David. Quel est le juste ou celui que
Dieu veut rendre tel par l'application de sa croix qui
ne puisse et ne doive tenir ce langage? Les tribulations
ne manquent à personne : le cœur est en tous plus ou
moins angoissé , mais qu'il en est peu qui s'excitent
en pareille rencontre à considérer la pure volonté de
Dieu, et qui cherchent en elle seule et dans leur par-
faite conformité à ce qu'elle envoie de pénible et de
mortifiant, la consolation que leur état réclame!...
C'est de ce petit nombre d'élus qu'il nous faut être,
et pour cela il nous faut nous oublier avec tout ce
que soulève en nous de pensées, de souvenirs et de
sentiments un cœur par trop sensible , et considérer
284 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
uniquement les dispositions toujours bonnes, toujours
sages, toujours admirables du divin et éternel vouloir.
» Dieu! si mille ans, au dire du Saint-Esprit, ne
sont que comme le jour d'bier, déjà passé, que peut
donc nous paraître ce Fort petit nombre d'années qui
nous restent à parcourir sur la terre de l'exil, et cer-
taines petites portions de ce fort petit nombre d'an-
nées, qui renferment quelque chose de plus amer que
les autres? 11 ne vaut pas même la peine d'y penser;
comment nous en affliger si fort? Je veux par consé-
quent de nos âmes une mesure de courage et d'éner-
gie , qui s'élève par la grâce au niveau de la mesure
d'épreuve à laquelle nous sommes soumis. Nous de-
vons la trouver en nous, parce qu'il est écrit que
Dieu nous donne en proportion de ce qu'il nous de-
mande, pour que nous ne faiblissions pas sous le joug
que nous avons à porter. Si pour cela il nous faut
n'avoir pas plus d'égard à nous-mêmes et à nos peines
que si nous n'existions pas, pourquoi liésiterions-nous
à prendre ce moyen? Je l'attends de vous comme de
moi-même, avec la conviction que Notre-Seigneur ne
nous fera jamaiset nulle part ni faux bond, ni défaut.
» Nous ne saurions nous le dissimuler. Mille fois
Notre-Seigneur a parlé de passion , de croix et de
mort. Si nous eussions eu une vraie faim et une vraie
soif de ces aliments exquis et divins, en les voyant
actuellement couvrir notre table, nous en tressailli-
rions de joie, nous en donnerions à notre Tout hon-
neur, bénédiction et louanges, et nous ne souffririons
pas que notre sensibilité vînt couvrir d'un crêpe noir
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 2S5
cette plus belle portion de notre vie qui est en vérité,
au jugement de Dieu, de ses anges et de ses saints,
l'aurore d'un délicieux et bien glorieux jour. Con-
cevons bien ceci et rions du tentateur, qui fonde l'es-
pérance de sa victoire sur ce qui doit infailliblement
amener la plus honteuse et la pins irréparable de ses
défaites, par la vertu du sang, des mérites et de la
grâce du divin Agneau. Cessons d'avoir })eur de lui,
et faisons-le plutôt pâlir et trembler par la fermeté de
notre confiance intérieure, et par la plénitude de
notre patience, de notre foi et de notre abandon
total à la main détruisante mais salutaire de notre
meilleur et unique Ami. »
Le P. Barrelle arriva à Lyon le 29 du mois
d'août 1859. 11 y demeura jusqu'au 4 juin 1860,
époque de son départ pour la fondation de Glermont.
A la fin de septembre 1859, il fit faire aux jeunes
professeurs de Mongré les exercices de la retraiîc
annuelle.
Au mois de novembre, il donna la retraite aux
élèves du collège Saint-Michel, à Saint-Etienne. Il
était épuisé, et pourtant il parlait avec un ton de vé-
hémence et de conviction qui émerveillait tout le
monde. — « Je n'y comprends rien, disait-il, je n'en
puis plus, et cependant j'accomplis ma tâche sans
peine. » Cette retraite marque dans les souvenirs du
collège.
Quoique le bon Père se livrât sans répit au travail
du zèle, deux triduum aux Anglais à la fin de no-
vembre et à la Ferrandière au milieu de décembre,
286 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÉIME.
un autre à nos théologiens de Fourvières, sont pres-
que les seules œuvres que nous ayons à signaler
durant son séjour passager à notre résidence de Lyon.
Mais sa correspondance nous laisse voir et l'infati-
gable courage de l'apôtre et les langueurs résignées
de l'exilé.
» Mercredi 16 novembre 1859.
» Demain matin je me rendrai à la Ferrandière
avec une gorge grandement enrouée, pour faire deux
instructions par jour, et confesser la nombreuse com-
munauté. Que Notre-Seigneur me soit en aide! Jus-
qu'à présent sa douce et maternelle charité ne m'a
pas fait défaut, et j'en ai ressenti la protection d'une
manière visible. Il m'a livré et abandonné à la sainte
obéissance; je suis la marche qui m'est tracée par
elle; si je succombe, cela me sera bon. Au travail
succédera alors le repos, et ce repos ne sera pas sans
souffrance : tout ira donc alors en perfection, selon la
sainte volonté de mon Père et divin Ami.
» Priez pour ma faiblesse, et aussi pour qu'il plaise
à ce bon Maître de hâter le moment où l'iniquité sera
ôtée et le vêtement changé. Ah! que ce moment se
fait attendre! Ici-bas tout est court, fort court; c'est
la vérité, mais s'il l'est, il ne nous paraît pas l'être;
et de là nos langueurs dans l'attente. Ces langueurs
augmentent en. proportion du désir. Heureusement
les distractions de notre vie aident le cœur à ne point
sentir autant l'ennui et l'amertume des retards. C'est
ce que j'éprouve par la succession des œuvres qui me
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 287
sont confiées, et qui me laissent peu de jours de
répit, à cause de la préparation qu'il faut que j'y
apporte et qui exige que j'aie à peu près constam-
ment la plume dans les mains. La tête en est parfois
fatiguée. Mais il faut toujours aller, aller jusqu'à la
mort et la mort de la croix, selon que le veut notre
Amour.
» Dieu! Dieu! arrivera-t-elle donc bientôt, cette
heure fortunée? Il me semble que plus elle tardera,
moins je serai préparé. Mais, d'autre part, je crois que
ce ne sera point à nos mérites, mais uniquement à
ceux de notre Amour, que tout sera accordé : c'est
ce qui me console et m'encourage.
» Par moments je me jette, comme un plongeur qui
s'abîme, dans l'océan sans fond des humiliations eu-
charistiques de ce ravissant Ami , et de là , je crie au
Père, au Verbe et à leur Esprit pour qu'ils veuillent
bien m'en faire l'application. D'autres fois je crie avec
David notre père : « Souvenez-vous de ma substance,
» Seigneur, et de' ce qu'elle est.» Ah! sainte, sainte et
suradorable humanité de notre Jésus, que ne vous de-
vons-nous pas ! il a plu au Père de tout mettre en elle et
en elle seule, puisque Marie, les anges et les saints ont
une participation seulement de l'immensité qui est
dans cette délicieuse humanité. Dieu! devons-nous
l'aimer et nous jeter sur elle, comme sur notre pâ-
ture, car elle est à la fois notre pain, notre viande,
notre breuvage, notre résurrection, notre vie, notre
douceur, notre substance, notre couche, notre repos,
tout, tout, tout, dans les ténèbres de la nuit profonde
288 CHAPITRE TRENTE-DEUXIEME.
comme dans les splendeurs du jour le plus riant, dans
le temps et dans l'éternité.
» Joseph S. J. »
Une touchante lettre, datée dujourde Pâques 1860,
nous montre la souffrance et Famour perfectionnant
à l'envi le cœur du saint Jésuite.
« Ce pauvre de Lyon, que vous demandera-t-il au-
jourd'hui dans l'état de pénurie et de presque aveu-
glement où il se trouve vis-à-vis de lui-même? Arrivé
au jeudi saint, il paraît que le corps se trouvait un
peu épuisé, car le samedi saint , j'ai dû interrompre
les cérémonies que je faisais chez nos bonnes Sœurs,
pour reprendre haleine^; la respiration et les forces
jiic manquaient. J'ai pu terminer l'office, et parler ce
matin environ trois quarts d'heure. Notre-Seigneur
en soit béni !
» Pendant ces trois derniers jours, mon âme a suivi
notre bon Maître sur le chemin de sa Passion, mais de
quelle manière? Je l'ignore. J'allais comme je pou-
vais et je savais, c'est-à-dire pauvrement, selon mon
ordinaire, ne distinguant en moi que le désir de m'u-
nir à mon Sauveur et l'impuissance de vouloir ou de
faire autre chose. J'ai ainsi passé à peu prés tout
mon temps entre la paix et la souffrance, entre l'ac-
tion intérieure, toute pénétrée d'imperfection, et la
stupidité provenant en grande partie, ce me semble,
d'une certaine dose de fatigue physique, jointe aux
* Les Sœurs de Sainî-Clinrles, rue des Quatre-Cliapeaux.
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 280
ténèbres ordinaires. Oh! que voilà un triste serviteur
de Dieu, n'est-ce pas? Je n'en ai pas eu néanmoins le
cœur resserré, et j'ai poursuivi simplement ma route,
adorant la sainte volonté de mon Dieu et me traî-
nant à quatre pattes, puisque je n'avais ni pieds pour
marcher, ni ailes, à plus forte raison, pour voler.
» Ainsi en est-il. Pourquoi n'aimerais-je pas ce qui
est conforme à la justice et en même temps le fruit de
la sagesse et du bon plaisir divin? Mieux vaut mar-
cher par ce chemin que par le nôtre. Si nous nous
obstinions à voir mieux ailleurs que là, nous nous
séparerions de notre Amour. Pas d'autre route quand
on veut le suivre en vérité. Je le disais ce matin à
nos Sœurs, c'est par la passion et par la mort que
l'on arrive à la gloire de la résurrection. Tout cela
se touche comme les ponts jetés sur les rivières tien-
nent à leurs deux bords. Il n'y a donc pas lieu à se
plaindre quand on souffre de quelque manière que
ce soit : c'est là le gage infiniment précieux de la
gloire et du bonheur qui s'approchent. Puissions-
nous le comprendre, le goûter, et diriger d'après cela
notre conduite intérieure et extérieure jusques à la
fin de notre vie sur la terre de l'exil !
» Ah! la terre d'exil!... vous devez comprend] e
tout ce que ce mot réveille dans mon âme... et
cependant le désir en moi est tellement macéré, qu'en
désirant autant que par le passé, je ne désire pourtant
plus et je me livre sans réserve à cette foi, à cette
confiance, à cette patience dans l'enceinte desquelles
il veut que nous nous renfermions. Tout cela ne peut
TOM. ÎI. 17
290 CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.
se faire et ne se fait pas sans souffrance et sans lan-
gueur; mais le bon plaisir divin absorbe tout, et
l'âme, grandement sensible toujours , est néanmoins
comme insensible. Voilà bien Dieu! car ici rien ne
ressemble à la nature.
» Ab ! le bon ami que nous avons en notre Jésus 1
et comme il se révèle au naturel dans la tendresse de
son Cœur! Rien n'arrête plus le cœur, quelque nîisé-
rable qu'il soit et qu'il se sente. Il se livre, il se fond,
il s'écoule en plénitude dans ce très-pur océan où il
veut en se lavant se perdre , et en se perdant s'unir
comme substantiellement, pour en être à jamais, à
jamais inséparable. Quel bien donc, quel tout petit
atome de bien peut se trouver ailleurs qu'en cette
délicieuse, unique et uniquement unique plénitude?
Ah ! Jésus, Jésus nous est tout, tout dans le temps et
dans l'éternité où, abîmés en lui, nous entrerons par
lui et avec lui dans ce sein du Père, auquel nous
sommes unis, et soumis en unité avec lui, pour la
gloire très-pure de la Trinité bienheureuse! Atten-
dons, et attendons encore. Ce jour viendra pour
nous. Il est bon et bien bon de souffrir de cette at-
tente et de ces langueurs quand on est sûr d'arriver
à cette immense plénitude...
» Je veux tout et je ne veux plus rien que la volonté
de mon Ami et de ma Substance. Je crois, j'espère,
et il me semble aimer de tout mon cœur. Enfin, je
suis à la fois triste et content, languissant et plein de
vie, faible et fort, plein de désirs et mort à tout
désir, affamé de lumières et résigné à ne plus rien
DERNIER SÉJOUR A AVIGNON. 291
voir, consentant à mourir et à vivre, et en repos sur
le sein et dans le cœur de Dieu.
» Mais je veux qu'au milieu de tout cela, car c'est
la vérité et c'est ce que Notre-Seigneur y voit, vous
vous souveniez qu'il y a une foule d'imperfections et
de misères qui, sans la charité infinie de mon Père,
gâteraient tout et lui feraient rebuter tout... Ah! que
cette divine charité est donc miséricordieuse! Atten-
dons dans la paix et dans le plus intime abandon.
» Toutes mes bénédictions.
» Joseph S. J. »
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292 CHAPITRE TRElN TE-TROISIEME.
CHAPITRE XXXIII.
RECTORAT A CLERMONT.
Le P. Rarrelle fonde le noviciat de Glermont. — Installation. —
Derniers ministères : Retraite aux Ursulines et à Rellecroix.
— Divin voisinage. — Langueurs de l'exil.
Depuis longtemps la pensée des Jésuites se repor-
tait avec espérance vers ces contrées d'Auvergne
autrefois témoins de leur premier dévouement à la
France.
Quel charme ne doit pas cette province à sa con-
formation , à la fertilité de son sol , aux fécondes ar-
deurs de son soleil et à l'austérité de ses frimas! Ses
montagnes, tantôt ardues, tantôt solennelles, cachent
dans leurs replis de frais et capricieux vallons; et, de
leurs crêtes élevées, on peut voir, s'étendant au loin
sous une opulente végétation, les plaines de la Lima-
gne chargées des produits les plus riches et les plus
variés.
On aime dans ses habitants, pour peu qu'on ait
pris le temps de les connaître, sous l'apparente in-
souciance de la forme, une bonhomie pleine de
finesse, une nature pleine de cœur, et dans ce cœur
une ardente foi.
Sensibles sans doute à ces mérites, les enfants de
RECTORAT A GLERMONT. 293
saint Ignace se sentaient d'ailleurs attirés par des sou-
venirs et des espérances. Si Paris avait été le premier
berceau de l'ordre , Billom avait été le premier
théâtre de ses travaux scientifiques dans le royaume
de France; et ces traditions, noblement renouées
en 1826, il lui tardait de les reprendre avant que la
mémoire s'en fût affaiblie.
Lorsque, en 1859, après un intervalle de trente
années, M^' Féron eut accueilli ce désir, conformé-
ment à la requête unanime, présentée dix ans aupa-
ravant par les curés titulaires du diocèse, ce fut avec
un profond espoir que les Jésuites vinrent poser les
bases d'un noviciat de la Compagnie , dans ce pays
non moins fécond à Dieu et à son Evangile qu'aux
hommes et à leurs désirs terrestres. Car si la sève
chrétienne y fait germer pour l'Église de belles mois-
sons et y garde toujours vigoureuse l'antique foi de
nos pères, on peut dire aussi que les sueurs de ses
prêtres y font germer des apôtres. L'Auvergne est
demeurée pour le sanctuaire un terrain fertile, comme
si ses premiers évéques y avaient répandu avec leur
sang l'onction de leur sacerdoce.
Une pépinière apostolique avait donc bien là sa
place, et devant soi un avenir plein de promesses.
Le P. Barrelle, en 1827 et en 1828, y avait conquis
dans tous les cœurs ses titres de naturalisation. C'est
à lui que la Compagnie confia la nouvelle fondation.
La reconnaissance, la vénération, la joie lui firent un
charmant accueil, a Nous reviendrons, et moi je re-
viendrai » , avait-il dit dans un adieu prophétique.
294 CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME.
Enfin l'heure du retour venait de sonner; et le P. Bar-
relie revenait donner plus que sa jeunesse, son talent
et son activité , il venait donner son dernier soupir.
Glerniont seia le lieu du repos à celui qui ne savait
qu'un repos légitime, le repos éternel. Il y laissera sa
dépouille, son cœur; et, scellée sur sa tombe véné-
rée, la chère alliance des fils d'Ignace et des enfants
de saint A.vit ne sera point brisée.
Oui nous racontera mieux que le P. Barrelle son
installation dans la nouvelle demeure? Voici com-
ment il en parle à une supérieure de communauté,
le 6 juin 1860 :
«Je vous avais promis, ma chère fille, de vous
donner de mes nouvelles. Me voici.
» Bénissons d'abord Notre-Seigneur ensemble de
ses mille charités envers ses plus pauvres enfants. Oui
pourra jamais lui rendre de dignes actions de grâces
de cette miséricorde, dont il daigne garder le sou-
venir en son cœur? Heureusement toute la reconnais-
sance de l'homme est dans l'amour, et comme il
n'est rien de plus facile que d'aimer le délicieusement
Aimable, nous pouvons très-facilement reconnaître
l'immense charité de Jésus pour nous. Aimons-le, et
il sera pleinement satisfait.
» Lundi soir, à cinq heures, nous débarquions à
Glermont, et huit minutes après nous entrions dans la
nouvelle demeure que nous avait préparée la divine
Providence. La maison, dont l'aspect n'est pas dis-
gracieux au dehors , et présente même quelque peu
d'élégance, a trois étages et un modeste grenier. Elle
RECTORAT A GLERMONT. 295
n'était point faite pour une communauté, et, quoi
qu'on fasse, on ne pourra lui en faire prendre les
formes. Néanmoins, on ne s'y trouve point mal, quoi-
que le bâtiment y ait peu de largeur. Il y aura pour
dix-huit à vingt novices, quelques Frères et cinq ou
six Pères, sans compter un petit corps de bâtiment
pour des retraitants, mais il aura besoin d'être achevé.
Ce qui me plaît le plus ici, c'est le silence et la soli-
tude. Nous sommes loin du bruit, touchant à la ville
d'un côté, et ayant vue de l'autre sur la campagne.
Cette vue est agréable, et élève le cœur à Dieu. De
plus, nous avons trois jardins contigus l'ua à l'autre,
avec assez d'ombrage pour favoriser un saint recueil-
lement.
» Tout cela , avec le repos du cœur , semblait pour
le moment ne pas laisser grand'chose à désirer ; et
cependant j'y désirais le meilleur... notre Jésus, je
veux dire. Point de chapelle encore ; mais aujourd'hui
tout se prépare pour que le Maître soit chez nous
demain. Nous sommes quatre, deux Pères et deux
Frères. Le Verbe fait chair sera le cinquième et le
premier en même temps. Je l'y mettrai moi-même
après l'avoir enfanté dans cette nouvelle Bethléhem,
de la parole de ma bouche et de mon cœur. Puis,
nous serons à côté l'un de l'autre, le serviteur avec
le Maître, l'enfant entre les bras de son Père, et l'ami
datis le cœur du plus tendre et du plus familier des
Amis. Demandez-lui pour moi la grâce de l'amour
simple, caressant et livré à toutes ses tendresses.
Ainsi j'attendrai les fêtes de son Cœur.
29f) CHAPITRE TRENTE-TROISIEME.
" Aimons, aimons, aimons J'infiniment Aimable.
» De loin connne de prés, tout et toujours à vous.
» Joseph S. J. »
La fête du Sacré-Cœur écoulée, le P. Barrelle re-
prend son compte rendu aux bienfaitrices de la rue
Bansac :
« Clermont, le 15 juin 1860.
u Nous voilà , mes bien chères filles , vers la fin de
la grande fête. Plusieurs fois je me suis vu et trouvé
avec vous et avec vos premières communiantes, mais
sans prendre part à ce tracas qui d'ordinaire accom-
pagne les grandes réunions et les grandes solennités.
J'avais donc la douceur de la fête, sans en avoir
l'agitation : vous aviez le plus, et j'avais le mieux; je
ne le devais point à mon mérite; il était pour moi le
fruit de la caducité plus que de toute autre chose.
Tout à côté pourtant, je sentais bien qu'à mon repos
et à ce qui l'avoisine il manquait une sorte d'assaison-
nement. Les fêtes purement fêtes, sans rien de sen-
sible, ont pour l'homme, tel que Notre-Seigneur l'a
fait, un je ne sais quoi d'imparfait, qui les prive
d'une partie de leur saveur. J'y ai trouvé matière à
un petit sacrifice, et, vous le savez, tout sacrifice est
bon. A?nen.
» Qu'avons-nous donc fait ici, petit troupeau que
nous sommes? Nous avons imité Marie et Joseph dans
leur sollicitude autour de l'Enfant nouveau-né, et
nous avons suppléé à notre médiocrité par notre pro-
preté , et encore il a bien fallu le concours d'une
RECTORAT A GLERMOINT. 297
grande charité. Béllianie, vous devez en savoir quel-
que chose, est venue à notre aide avec sa hbéralité
accoutumée; c^est de ses langes que nous avons en-
touré le pauvre Enfant ; c'est de sa cire que nous
l'avons éclairé, et son Cœur en était content. Puis
Mv l'abbé de Meydat nous a prêté un ornement con-
venable, ou plutôt nous l'a lui-même gracieusement
apporté, Sctns que nous lui en eussions manifesté le
désir; et j'ai célébré la sainte messe au milieu des
, flambeaux de Béthanie, entre deux de nos F'rères
seulement; pas d'autre assistance.
» Seulement je m'étais permis de demander à
Notre-Seigneur qu'il voulût bien, pour la gloire de
son Cœur, nous envoyer de son ciel quelques-uns de
nos amis d'entre ses saints et ses anges. J'ai la con-
fiance que sa tendre charité m'aura exaucé. Telle a
été notre fête. Il est cinq heures, vous êtes au salut.
Nous n'en aurons point. C'est le désert; et il m'est
bon, parce qu'il n'est pas solitude. Jésus est à deux
pas de moi, et vous y êtes aussi, mes bien chères
filles, personnifiées dans la lumière qui brille à côté
de son tabernacle. Oh! priez bien, pour que je me
prépare dans mon désert à l'accomplissement parfait
de toutes les pensées de Dieu sur ma pauvre et vieille
âme. •
» En vérité, mes filles, je ne sais plus ce que je fais
sur la terre. Oh! qu'il me serait bon de la quitter
pour aller là où la céleste charité ne dédaigne pas de
m' attendre! Mais encore, ah! prends patience, mou
cœur, ce jour viendra. Meurs avant de mourir, etbien-
17.
298 CHAPITRE TRENTE-TROISIEME.
tôt viendra la vie, et la pleine jouissance de la vie.
Plus le vide s'opère, plus la plénitude s'approche, et
alors , ô quel immense bonheur!
» Je vous bénis du fond de mon cœur, vous et
toutes mes bonnes fdles de Béthanie.
» J. Joseph S. J. »
« Prends patience, mon cœur, meurs avant de
mourir, et bientôt viendra la vie et la pleine jouis-
sance de la vie. » Le P. Barrelle désormais est tout
entier dans cette parole. Il sent que ses liens se dé-
nouent et qu'en lui retirant la vigueur corporelle le
Seigneur l'avertit de son prochaih passage. « Je ne
tarderai pas à mourir, disait-il, je sens que rien ne
m'attache désormais aux choses terrestres. »
Impuissant à l'action, il se compare à l'enfant de
Bethléhem qui, emmaillotté dans ses langes, n'opère
pas moins efficacement l'œuvre de la Rédemption.
C'est pourquoi, tant que lui reste la prière, c'est-à-
dire jusqu'au dernier jour, il se dépensera devant Dieu
pour le bien des âmes ; il puisera à la source des grâces,
et ses frères en distribueront pour lui les eaux vives,
chèrement achetées par les gémissements de l'exil.
C'est une vie toute nouvelle, une existence tout in-
térieure qui est son nouveau partage, et le prestige
qui environne son nom depuis 1828, dans ce pays où
le cœur ne connaît pas l'o^li, il n'en pourra pas
profiter pour lui-même ; ce prestige s'étendra sur sa
communauté comme un héritage anticipé qui couvrira
d'honneur ses modestes commencements.
RECTORAT A GLERMONT. 299
TjC p. Barrelle essaya cependant quelques minis-
tères. Cinq retraites aux enfants et trois retraites de
communautés furent les derniers efforts de sa parole.
Nous ne passerons pas sous silence sa retraite aux
Ursulines de Glermont.
Ce couvent , qui est au premier rang à Glermont
pour l'éducation secondaire des jeunes filles, avait eu
le bonheur, on s'en souvient, de recevoir les derniers
soins du P. Barrelle s'éloignant de l'Auvergne et de
la France. Son zèle y avait marqué une empreinte
profonde, et la tradition de son éloquence et de sa
sainteté, perpétuée dans le souvenir des plus anciennes
religieuses, avait communiqué aux plus jeunes un pieux
désir de l'entendre. Ce désir ne fut pas trompé, et
l'attente de leur piété fut de beaucoup dépassée.
« Je le vois encore, dit l'une d'elles, je le vois à
cette grille recueilli, exténué, ardent cependant et
saintement enthousiaste, les deux mains croisées sur
sa poitrine haletante et nous redisant sous mille for-
mes , jusqu'à l'épuisement : — « Mes filles, mes filles,
«aimez Dieu! aimez Dieu! aimez-le uniquement,
» éperdument! »
» Sa retraite peut se résumer dans cette parole :
« Tout au profit de mon amour unique. »
M Combien nous fûmes touchées de son amour pour
la solitude, de son indifférence à toute chose créée!
Pendant toute la retraité, il passa tous ses moments
libres avec Dieu dans la sacristie , sans sortir une seule
fois; et quand M. l'aumônier l'invitait à faire une pe-
tite promenade pour se distraire : — «Merci, disait-il,
300 CHAPITRE ÏRE.NTE-TROISIÉME.
» le bon Dieu me distrait assez. » En effet, son entre-
tien avec Dieu était continuel; il se promenait lente-
ment dans la sacristie, laissant ouverte la porte du
sanctuaire afin de saluer souvent d'une (jënuflexion le
ravissant Ami de son cœur, et, se croyant seul, il
s'épuisait en élans de tendresse, en soupirs enflammés.
» Sa patiente charité le mettait à la disposition de
chacune , et il ne refusa jamais un conseil , un encou-
ragement , une consolation. »
On trouvera volontiers ici quelques pensées recueil-
lies de cette fervente retraite :
Sur l'amour. — « Dieu est charité. Or Dieu, dit
l'Ecriture, nous créa à son image. Voilà pourquoi il
nous fit aimants, essentiellement aimants. Désormais
je ne cherche plus comment je reconnaîtrai les bien-
faits de mon Dieu; j'ai un cœur, cela suffit. O Dieu!
soyez l'objet unique, l'objet envahisseur, l'objet maî-
tre de mon cœur; son objet épuisant !...
» Restez dans l'amour, dit l'Apôtre. Marchez,
allez, venez, mais restez dans cet heureux cercle
tracé autour de vous par votre Dieu : l'ainour.
» Dieu a aimé le monde qu'il a fait, l'homme qu'il a
créé par son Verbe , et après l'avoir tiré des profon-
deurs du néant et façonné à sa propre image, il le
comble d'un déluge de biens. Le premier flot c'est
son Verbe, c'est l'océan de la Divinité. Le second
c'est son Saint-Esprit. cœur de l'homme, que tu es
un sanctuaire auguste !
» L'amour est unique; c'est son essence. Voici la
règle, le principe de sainteté invariable : Ceci, cela
RECTORAT A CLERMOINT. 301
tourneia-t-il au profit ou au détriment de mon amour
unique? J'ai des yeux, des oreilles, un goût, pour
voir, pour entendre, pour savourer; mais, mais la
règle : cela tournera-t-il au profit de mon amour uni-
que? — Oui? — C'est bien! — A son détriment? —
Exclu! mille fois exclu! J'ai un esprit pour juger,
une mémoire pour me souvenir, une volonté pour me
prononcer, j'en puis user; mais la règle, la règle!...
Jugements, souvenirs, ne blessez-vous point Famour
unique? Volonté propre! Ah! toile, toile, crucifige :
elle tue l'amour.
» Un autre caractère de l'amour, c'est qu'il tâche
de faire toujours davantage. Encore plus, encore
mieux; voilà sa tendance, c'est dans la nature de
l'amour. Dieu le Père a répandu avec profusion ses
biens sur la terre, il a inondé les déserts de sa gloire.
S'est-il restreint au juste, au convenable? N'a-t-il pas
fait le plus , le mieux?...
» Le Fils n'a-t-il point dit : J'ai soif, soif du plus,
soif du mieux pour l'homme ! Il pouvait nous sauver
par un seul acte intérieur, par une goutte de sang,
et il est resté trente-trois ans ici-bas, et il n'a dit :
« Tout est consommé 5» , que lorsqu'il ne lui restait
plus de sang dans les veines.
» Le Saint-Esprit ne nous donne pas une flamme,
mais la fournaise; pas un don, mais tous les dons.
Ah! pauvres âmes, pourquoi le faites-vous gémir?
Pourquoi le tenez-vous captif? Ne voyez-vous pas qu'il
ne demande qu'à s'épancher? Livrez-vous à lui, et,
fussiez-vous des vers de terre, il vous donnera des ailes
302 CHAPITRE -TRENTE-TROISIÈME.
pour voler, voler toujours. Madeleine, Pélagie, Thaïs,
rUarie Egyptienne, vous êtes les ouvrages de FEsprit-
Saint. Marie-Madeleine a causé d'inconcevables peines
à Marthe, à Lazare, à Jésus, par ses retards et ses
recherches. Mais cette femme est devenue par l'amour
un vaisseau de pureté , et elle conduit au ciel la pha-
lange des vierges sous la bannière de l'amour. Cou-
rage donc ! courage ! espérance ! »
Reconnaissance. — « Tout en nous, tout hors de
nous, est un moyen de parvenir à Dieu, de le bénir,
de nous unir à lui. Chaque objet, chaque créature est
un échelon de cette échelle mystérieuse qui porte à
son sommet le Très-Haut. Chaque bienfait est un flot
qui vient baigner nos pieds et sur lequel nous devons
nous élever pour arriver jusqu'à Dieu.
» Chaque saison , chaque jour, chaque heure vient
nous jeter des flots de grâce. Ah! si jusqu'ici nous
n'avons pas su remercier l'Amour, reprenons notre
cantique de bénédiction : Agimus tibi grattas. Sachons
découvrir la bonté de notre Dieu : cette nature qui
nous réjouit, c'est sa main qui l'a revêtue de sa parure ;
cet air que nous respirons, c'est le souffle de son
anjour qui nous fait vivre; ce vêteijient que nous por-
tons, c'est un tissu de ses bienfaits; cette cellule que
nous habitons est pleine des témoignages de sa pater-
nité miséricordieuse.
» N'ouvrons pas tant de livres, seulement celui de
la nature et celui de la grâce. Chaque créature en
forme un chapitre. Et toutes ces créatures, mises sur
notre chemin , sont autant de voix qui nous crient :
RECTORAT A GLERMONT. 303
Je suis un messager d'amour. Chaque Jjienlait de Dieu
est un tison d'amour qu'il nous jette. D'où vient donc
que nous n'en sommes pas consumés? Notre volonté
doit être comme un bois desséché que nous jetons
dans les flammes de l'amour. »
Imitation de Jésus-Christ. — « Nous sommes des
tailleuses; un patron nous est donné. Il faut faire à
l'étoffe toutes les échancrures que le patron demande.
Et ce divin patron, c'est Jésus-Christ.
» Jésus est notre sacristie. Le prêtre , suivant les
jours, se revêt d'ornements de diverses couleurs pour
monter à l'autel. Nous, nous devons aller prendre en
Jésus-Christ, suivant les diverses circonstances, les
saints ornements des vertus, pour aller ensuite offrir
notre sacrifice. L'humilité a une couleur bien foncée,
mais la pureté est blanche et la pauvreté est or.
» Jésus est la voie, la porte de la justice. Admirer
les exemples de Notre-Seigneur, c'est bien; mais sou-
venons-nous qu'il est notre porte et qu'après avoir
contemplé les magnifiques ornements de cette porte
auguste, nous devons entrer par elle dans nos propres
appartements pour les parer des mêmes vertus. »
Humilité. — « Deux vertus sont essentiellement la
base des autres : l'humilité et la pauvreté. L'humilité
creuse un abîme en nous; la pauvreté élève un mur
autour de ce vide pour que rien au monde ne puisse y
tomber et le remplir. Alors Dieu voyant cet abîme
qui rappelle, se précipite dans l'âme.
» Jésus, Marie, Joseph, ces géants du paradis, fai-
saient de toutes petites choses ; et vous , grande
;îi)4 chapitre treinte-troisjeme.
épouse de mon très-petit Dieu, vous, vous ne voulez
accomplir que de l'extraordinaire!
» C'est une fleur d'agréable odeur que la petitesse.
Respirez-en la suavité. Le jardin où elle brille avec le
plus d'éclat est le Cœur de Jésus. Ob ! quelle humilité
que la sienne !
» Il n'y a rien de plus vil qu'une âme qui s'estime,
ou qui ne sait pas se mépriser. »
Obéissance. — « Nous sommes des blocs de pierre
enfoncés dans la montagne et cimentés par le péché.
Pour être mis dans le céleste édifice il faut rouler en
bas, ras de terre, et ce n'est que dans le vallon que
Jésus nous travaille et nous polit.
» Et erat siibdùus illis. Jésus rassemble tous les
trésors de sa divinité , toutes les perfections de son
humanité, sa sagesse, sa lumière, sa sainteté; il en
fait un immense faisceau, et il le lie et le relie par la
corde sacrée de l'obéissance : et erat subditus illis; il
se met dessous. »
Zèle. — « La charité couvre la multitude des pé-
chés. J'ai un passé affreux qui, semblable à une mer
houleuse , porte jusqu'à moi les débris de mes nau-
frages. Mais je vais sauver les âmes et je serai sauvé.
Un ange descendra du ciel, il portera une épaisse
couverture tissue de mes actes apostoliques, et Dieu
ne verra plus mes crimes.
» Les âmes apostoliques sont semblables à des ai-
gles qui fondent sur leur proie, qui l'eidèvent avec
eux jusqu'à leur hauteur. Ils prennent, ces aigles
divins, une âme, la ravissent, la déposent aux pieds
RECTORAT A GLERMONT. 305
du Bien-Aimé, et reprennent aussitôt leur vol pour
courir après une autre conquête.
5) Il viendra un temps , dit Zacharie , où une fon-
taine sera dans Jérusalem, et tous seront altérés.
Jésus est la fontaine d'eau vive puisant dans la source
de la divinité et déversant sa plénitude sur les âmes.
L'âme apostolique est aussi cette fontaine , et Jésus-
Christ doit en être la source. Or, de même que le
tuyau d'une fontaine s'enfonce dans la source, de
même il faut que cette âme soit unie à Jésus-Christ
au dedans, soit plongée, immergée dans Jésus-Christ
et entretenue par Jésus-Christ. — Il faut pour que
l'eau s'écoule pure et abondante, qu'il n'y ait aucune
obstruction dans le canal; voilà ce que fait l'examen.
Il faut que cet écoulement soit facilité, hâté; voilà ce
que fait Toraison. L'examen, semblable à une sonde,
nettoie le canal et donne passage libre à l'eau ;
l'oraison, comme une pompe foulante, presse l'eau,
la pousse, la fait jaillir avec abondance. Et alors la
fontaine arrose tout le jardin adjacent et répand la
fertilité. — Mais sans examen, sans oraison, point
d'apôtre, point d'âmes sauvées ! »
La retraite au couvent de Notre-Dame , à Issoire,
eut lieu au mois d'octobre 1860.
Celle des Dames du Sacré-Cœur, à Bellecroix, sur
la paroisse d'Iseure, près de Moulins, avait commencé
le 10 août 1860. La maison de Bellecroix eut le bon-
heur d'entendre la dernière retraite que l'Apôtre du
Sacré-Cœur ait donnée à cette congrégation dont il
lut comme le second père.
;30G CHAPITRE TREiN TE-TROISIEME.
Le fruit fat ce qu'il était toujours quand cette âme
sacerdotale, livrant la carrière à la divine charité,
s'épanchait au milieu de cœurs avides de Dieu et
capables de comprendre Jésus-Christ. Non moins
grande fut l'édification. La chapelle du pensionnat
était alors dans une vaste salle, qu'avoisinait la
chambre du Père. La nuit donc, s'étant bien assuré
d'abord que nul domestique ne couchait dans son
voisinage, et qu'il était dans une solitude muette, il
sortait de sa chambre et passait la nuit devant le saint
Tabernacle. Cependant son cœur allait s'enflammant
peu à peu, éclatait en soupirs et en gémissements...
et, réveillées dans les étages supérieurs, les reli-
gieuses, accourues discrètement à ses plaintes pour
lui porter secours, le trouvaient sur le marchepied de
l'autel, où, comme saint François Xavier, il cherchait
son unique repos dans le bonheur d'être aux pieds de
Jésus-Christ.
Il advint qu'à son exemple une partie de la com-
munauté obtint de passer en prière les heures du
sommeil, se reprochant de dormir pendant que le
samt homme veillait et priait pour elle. Celui-ci,
quand sonnait le réveil, rentrait discrètement chez
lui; on l'en voyait ressortir un quart d'heure après,
afin qu'on ne pût soupçonner ses saintes pratiques.
Mais quel moyen de surprendre ces regards vigilants,
avides de bons exemples , et dès longtemps instruits
sur les mérites du fervent religieux?
De retour à sa solitude de Clennont, qui ne renfer-
mait encore qu'un Père et un Frère coadjuteur, il
RECTORAT A GLERMOIST. 307
reçut de Bellecroix des témoi(}nages effectifs de gra-
titude. On venait délicatement en aide à sa pauvreté.
Voici sa réponse :
« 29 août 1860.
» Ma bonne et digne Mère ,
» La paix de Notre-Seigneur .
» Vous me parlez de reconnaissance. Eh ! Seigneur,
qu'ai-je donc fait? Pauvre canal, je vous ai transmis
ce qui se trouvait sur mes lèvres. La grâce a fait le
reste, tout le reste; au Cœur de Jésus l'action de
grâces ; à nous rien, le rien. Et cependant que n'ai-
je point déjà reçu, sans compter ce que j'ignorais et
ce que je n'ai appris qu'à mon retour ici, lorsque j'ai
décacheté votre riche enveloppe !
» De plus , voilà que vous réitérez vos charitables
instances pour le tableau de notre divin Cœur. N'est-
ce pas vouloir ajouter de nouvelles dettes de ma part
aux anciennes? Et comment voulez-vous que je me
libère après cela? Vous me forcez donc à être insol-
vable! Mais enfin, puisque votre charité veut vaincre,
je ne saurais lui résister. »
Or le tableau vint bientôt, peint par l'une des reli-
gieuses de Bellecroix. Il devait être Tunique orne-
ment du petit salon transformé en chapelle provisoire,
et dédiée au Sacré-Cœur de Jésus. Notre-Seigneur,
montrant son Cœur embrasé, y avait pour auréole
les neuf chœurs des anges.
308 CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME.
Voici le remercîment du P. Barrelle :
« Clerinont, 9 décembre 1860.
» Ma digne et bonne Mère ,
H La paix de Notre-Seigneur .
» Je ne me doutais pas, malgré la connaissance que
j'ai de votre charité, qu'elle en viendrait à me visiter
ici pendant mon absence.
» J'étais dans une petite ville peu éloignée d'ici,
Saint-Amand de Tallende, où je donnais quatre jours
de retraite à un pensionnat des Dames de la Miséri-
corde, et c'est alors que votre charité me cherchait
à Glermont.
» La retraite finie, je rentrais dans mon gîte, et
l'on me donne la bonne nouvelle. Je n'avais point à
tonner ni à éprouver des regrets, puisque le visiteur
m'attendait. Nous avons pu nous voir et nous donner un
regard réciproque. Quiconque nous eût vus en ce
moment-là n'aurait pas' manqué de dire : Ils s'aiment
bien! Assurément c'était pure vérité,
» Veuillez donc recevoir mes humbles remercî-
ments du sensible plaisir que vous m'avez causé,
vous, ma bonne Mère, et la main habile et amie qui
vous a si bien secondée par sa piété et son pinceau.
» Nous tenons tant l'un à l'autre, que nous n'avons
pu encore nous séparer, et nous voilà, en ce moment-
ci même, en présence. Délicieuse compagnie! Vous le
savez : les neuf choeurs des anges sont avec nous;
seulement ce bel Amour, on le voit, est triste et
demande consolation. Je vais, ou plutôt nous allons
RECTORAT A GLERMOINT. 309
faire de notre possible et de notre mieux pour alléger
le poids mortel de ses peines.
» II ne vous en bénira toutes que plus abondam-
ment, et je l'en supplie.
» Votre reconnaissant serviteur.
» J. Joseph S. J. »
Une retraite fut demandée au P. Barrelle pour les
pauvres d'une maison de charité, tenue par les Sœurs
de Nevers. — « Oui, dit-il, je la donnerai moi-même,
et j'y tiens, car ce sont des pauvres de Jésus-Christ. »
A Aigueperse, le mardi 8 janvier 1861, il com-
mença une retraite aux petites fdles qui sont élevées
par les Sœurs de la Miséricorde. Quelques jeunes
personnes, faute de 'place, n'avaient pu y assister. Il
les réunit et leur dit : — « Allez dans la ville, mes
enfants, et invitez encore les jeunes fdles de vos
amies qui voudront profiter avec vous des saints
exercices. » Il en fit ainsi de petits apôtres. Un bel
auditoire se trouva réuni, captivé et gagné par la
sainte parole.
Cet auditoire enfantin lui coûtait la même prépara-
tion que les plus graves assemblées. Le bon Père se
préparait avec autant de zèle, et parlait avec le même
feu, se consumant d'efforts, livrant son temps et ses
forces. — « C'est bien de la peine pour de petits en*
fants, lui dit le bon curé. Ménagez-vous, mon Révé-
rend Père, je vous en prie. — iSon, non. Dieu le
veut! Dieu le veut! » Ce fut comme un suprême
effort; le Père revint épuisé.
Intérieurement, le travail de l'âme sous l'opération
310 GliAPlTRE TREINTE-TROISIÈME.
divine était bien autrement douloureux. Notre-Sei-
gneur lui faisait acheter par la souflrance intérieure
tous les succès de la grâce. Ecoutons-le :
« Je viens de terminer ma petite retraite; le tra~
vail n'a pas été petit. Ma marche a été pénible, Notre-
Seigneur le permettant ainsi, comme vous le savez,
pour les raisons que vous connaissez. Cette tâche m'a
été singulièrement laborieuse à cause de mon immense
vide et de mon écrasante pauvreté. Dieu! comme
tout mon intérieur a été sous la meule! J'allais cepen-
dant, et la grâce m'a paru opérer dans mon petit et
modeste auditoire, selon la capacité de l'âge et de
l'intelligence. Tous semblaient être contents, et me
montraient une filiale affection. Je dis tous au lieu de
dire toutes; car à part M. le curé et son vicaire, je n'a-
vais que les religieuses et les enfants au nombre de qua-
tre-vingts, et les personnes pieuses à mes instructions.
» Le Saint-Esprit m' avait pris et attiré pour ainsi dire
à lui dès le moment de mon départ, et je l'invoquais
dans le cœur comme une belle colombe. Je le sentais
alors me nourrissant, me remplissant et me consolant.
Son action intérieure a continué à se faire sentir pen-
dant toute la retraite, plus ou moins, sans m' enlever
cependant à la pression broyante de ma totale impuis-
sance; mais alors il me suggérait cette parole de saint
Paul : « Que la charité du Père , la grâce du Fils et
la communion du Saint-Esprit soient avec moi. » J'ai
fait, dans ma misère, ce que j'ai pu, et dit ce que
j'ai su pour faire connaître et aimer mon bon Père.
Puissé-je avoir laissé là des grains qui restent pour
RECTORAT A GLERMOi>JT. 311
se développer au jour de la moisson! Priez afin qu'il
en soit ainsi pour la joie de notre bien-aimé Jésus. »
Le P. Barrelle ne donna plus qu'une courte retraite
aux Enfants de la Providence , et un triduum aux
pensionnaires de la Visitation de Glermont. Encore,
ce dernier écho d'une éloquente parole qui avait si
efficacement semé l'Evangile en tant de contrées
diverses, semblait-il expirer sur ses lèvres. «L'amour
divin était l'unique ressort de sa voix et pouvait seul
suppléer les forces physiques qui, le discours achevé,
lui faisaient complètement défaut. »
La direction spirituelle d'une petite communauté
religieuse, les confessions extraordinaires des sœurs
de la Miséricorde à Saint-Amand de Tallende , enfin
le soin d'un certain nombre de consciences qui s'é-
taient mises sous sa conduite, voilà le résumé de ses
derniers travaux. De rares instructions familières dans
quelque communauté dépassèrent bientôt la mesure
de ses forces, et à partir du 19 janvier 1862, il ne fit
plus à nos religieux les exhortations domestiques dont
jusqu'alors il avait pris la charge. Ce jour-là était le
second dimanche après l'Epiphanie , solennité du
Saint Nom de Jésus et fête patronale de la Compa-
gnie. Ce nom adorable a eu les derniers accents
de cette voix qui savait lui donner une si douce
harmonie.
Une prédication restait encore au P. Barrelle, celle
de sa présence; une éloquence incomparable, celle de
sa grande vertu.
On remarquait que son grand âge, son air angéli-
âl2 CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME,
que, une pieuse et touchante sérénité répandue sur
ses traits, et, quand il priait, je ne sais quel doux
rayonnement émanant de son cœur vers le tabernacle
ou vers la croix, lui donnait avec saint Jean l'Evan-
géliste, un de ses patrons, une heureuse ressemblance.
En le voyant passer dans les rues on se demandait
avec surprise : — « Quel est donc ce prêtre qui semble
toujours porter le bon Dieu?» Un saint prêtre de
Clermont l'appelait le paratonnerre de la ville. Un
autre disait : — « C'est une perle précieuse dans
l'Eglise de Jésus-Christ. »
Mais le Seigneur s'apprêtait à lui donner place dans
les trésors de son éternité. Il le retirait du monde
extérieur et le purifiait au dedans.
Au mois de juin 1861, il écrivait déjà :
« La suppression de l'ouvrage extérieur facilite
l'intérieur, et n'est-ce pas une vraie jouissance que de
pouvoir s'appliquer à son unique Amour sans l'em-
barras et les distractions des créatures? »
Et quelques mois plus tard, faisant allusion à la
construction d'une église : « A Bellecroix, Jésus
construit et reconstruit. A Clermont, rue Bansac, il
se plaît à saper certains édifices par la base. Ah! que
n'achève-t-il bientôt, et tout sera enfin consommé.
Serait-ce donc un malheur? Oh! pas du tout, mais
bien le comble du bonheur. Est-elle donc, par le
temps qui court, si douce la vie?... Ne marchons-
nous pas dans la boue, et ne respirons-nous pas les
miasmes de toutes les iniquités? L'amour non-seule-
ment n'est pas aimé, mais tout conspire et concourt
RECTORAT A GLERMO.NT. 3ia
efficacement à l'éteindre. Où se trouve encore ce
beau feu? On le prostitue à soi et aux créatures; il
n'en reste plus pour la Beauté et pour la Bonté infi-
nies. La chose est-elle supportable? Oh! bienheureux
ceux qui meurent dans le Seigneur ! »
Maintenant donc , dans cette thébaïde de ses der-
niers jours, au milieu de quelques novices fervents et
de trois ou quatre religieux rompus à la régularité et
au zèle, la charge du saint Recteur se bornait pres-
que, et sans inconvénient, à la responsabilité de la
prière et à la présidence de la vertu.
Gomme il portait bien ce double fardeau !
Dès les premiers jours, il avait établi sa chambre
auprès de la chapelle, dont, plusieurs mois durant,
il se constitua l'unique sacristain. Lui-même prépa-
rait l'autel , balayait le sanctuaire et le corridor qui
y conduisait, époussetait le pauvre mobilier, purifiait
les burettes, et son cœur se reposait complaisamment
dans ces soins donnés au cultp du divin Maître. Tout
était tenu avec un cachet de propreté, seul luxe de
ce commencement, qui trahissait dans sa minutieuse
attention une œuvre de tendresse.
« Mon Père, lui disait une pieuse bienfaitiice, tout
doit manquer à votre chapelle. » 11 répondit joyeuse-
ment : — « Ma fille, le bon Jésus n'est pas difficile.
A Nazareth tout était pauvre. La bonne Mère tenait
seulement tout bien propre... » Et il ajoutait de gra-
cieux détails sur la sainte Famille.
Quelle joie presque enfantine lorsqu'il reçut d'Avi-
gnon une crèche selon l'usage méridional, offrant aux
TOM. u. 18 .
314 CHAPITRE TREINTE-TROISIÈME.
regards les diverses scènes de la Nativité. Il décrivait
chaque personnage avec la candeur d'un enfant qui
vient de recevoir ses étrennes. Tout ce qui lui rap-
pelait son Jésus et se rapportait à lui lui donnait
de douces allégresses. Il aimait affaire par la pensée
de fréquents pèlerinages aux Saints-Lieux. Pour s'ai-
der à cette pieuse pratique, il avait dans sa chambre,
en face de sa table, une forte carte murale, offrant
le plan détaillé de la Terre-Sainte et de Jérusalem.
C'est sur ce plan que pendant plus d'une année il
suivit pas à pas Notre-Seigneur dans sa carrière mor-
telle. Le jour où l'Eglise célébrait quelque trait spé-
cial de la vie du Sauveur, si quelque novice avait la
bonne fortune d'entrer dans la cellule du P. Recteur
et de jeter sur la grande carte un regard furtif , ce
regard n'échappait pas au P. Barrelle. Il en prenait
occasion d'un entretien spirituel. S'il pensait être
écouté avec plaisir, il se levait, s'approchait de la
carte, et montrant le lieu de la scène, il commentait
en quelques paroles pleines de feu et de piété le récit
du Nouveau-Testament. On le sentait : son cœur
était là tout entier dans ces lieux sanctifiés par la
présence et par les actions du Dieu fait homme. Son
ardeur se montrait tout entière dans l'entraînement
inséparable de pareils entretiens.
Elle était telle qu'un novice ne crut pas pouvoir
mieux témoigner sa reconnaissance au P. Recteur,
qu'en faisant, à son insu, une neuvaine pour obtenir
la faveur signalée accordée à quelques saints d'un
pèlerinage surnaturel en Terre-Sainte.
RECTORAT A CLERMONT. 315
« Connaissant les sentiments cle notre vénéré Père,
dit un novice de Glermont, j'allai le trouver un jour
pour réchauffer mon âme en l'entendant parler de ce
qu'il aimait. Mon attente ne fut pas trompée. Mal-
heureusement ma mémoire n'a conservé fidèlement
que les dernières paroles de cet entretien. Elles
avaient trait au saint abandon entre les mains de
Dieu. — « Il faut se laisser conduire comme un petit
» enfant par Notre-Seigneur. Groiriez-vous qu'il m'a
» été offert d'aller en Terre-Sainte, et pourtant je n'y
» suis pas allé. Je découvrais un jour, comme nous
» devons le faire, mes désirs au R. P. Provincial, il
)) me dit : — Mon Père, si vous voulez aller à Jéru-
» salem, vous n'avez qu'à dire un mot, je puis vous
» y envoyer maintenant. Mon cœur tressaillait, j'hé-
» sitai, cependant je n'ai pas dit le oui décisif; il faut
» en tout se laisser conduire par le bon Maître. »
Quel transport n'excitait pas en lui le tabernacle,
où ce n'était plus la froide représentation du Sau-
veur Jésus, mais son Jésus en personne, vivant si
près de lui qu'ils semblaient n'avoir qu'une même
demeure.
Sa chambre, en effet, c'était encore le sanctuaire.
De plain-pied avec la chapelle, car ces deux pièces
étaient deux petits salons attenant l'un à l'autre, elle
communiquait avec celle-ci par une porte qui s'ou-
vrait souvent et qui, même fermée, ne les séparait
guère. Un même recueillement semblait régner de
l'une à l'autre, et le bon Père se sentait vivre in-
cessamment sous Tinfluence immédiate du saint ta-
bernacle.
316 CHAPITRE TRENTE-TROISIEME.
« Que je suis heureux! disait-il; c'est peut-être ici
la seule maison de la Compagnie où la chambre du
supérieur communique ainsi avec la chapelle. Quand
l'église sera construite, il n'y aura plus le même
avantage; mais alors je serai parti. »
Excité par ce délicieux voisinage, plus que jamais
il remplissait sa chambre de soupirs ardents, et lui
confiait d'amoureux colloques. On peut le dire : l'o-
raison était sa nourriture, son élément, son repos.
Plus encore : elle était comme la respiration de sa
vie, qui s'exhalait en élans vers le tabernacle et vers
le paradis. Un mélange d'amour et d'humilité don-
nait à ces aspirations habituelles un caractère par-
ticulier. C'était comme un gémissement, un com-
posé indéfinissable d'humihation et de joie , de
supplication et de reconnaissance. De sa chambre
l'explosion s'en faisait entendre dans les appartements
voisins et dans la chapelle, et les murs indiscrets la
laissaient échapper au dehors; sans le savoir, il ren-
dait ses frères témoins invisibles des secrets de son
âme. Pour amortir l'écho de ses gémissements et leur
laisser une liberté plus entière, on fut obligé de dou-
bler la porte qui séparait sa chambre de la chapelle
domestique.
Entendons-le confesser ses langueurs dans une lettre
confidentielle :
«Je suis toujours à la recherche de mon Jésus, et
mon pauvre cœur en est toujours plus affamé; et,
comme vous le savez, c'est dans les endroits des
saintes Ecritures où il en est traité plus directement
KEGïORAT A GLERMONT. 317
que j'aime à aller puiser cette bonne et consolante
nourriture, mais que goûte seul le palais de la foi.
Quand on Fa une fois goûte'e , Dieu ! Dieu ! combien
le reste paraît insipide ! quel vide î quelle pénurie !
quel rien affreux! en tout ce qui n'est pas notre
Jésus! Ah! Jésus! aimable et si aimant Jésus!... Et
voilà cependant que l'immense multitude, en son dé-
lire, se persuade que dans ces fanges qui les envelop-
pent se trouvent la vérité et le bonheur, tandis que
vous, Jésus, lait et miel du paradis, vous n'excitez en
eux que des nausées ! Y a-t-il illusion, abrutissement
comparable à celui-ci?... Et les hommes, si ce n'est
un bien petit nombre, ne voudront jamais en sortir!
Cette vue m'a déchiré le cœur, et j'ai prié avec in-
stance pour ces pauvres aveugles. »
Et encore :
« Ce matin à l'oraison une très-vive lumière m'est
venue, comme un trait qui me donnait l'espérance de
voir bientôt mon exil finir. Ah! Jésus! Jésus!... voilà
encore une illusion aimable de mon cœur et de mon
amour. Veuillez en agréer le sacrifice. Oh! que vous
m'êtes chère. Unité ^ ! amour, que tu m'es un amer
faisceau de myrrhe ! N'importe , j'aime , oh ! oui ,
j'aime son amour, et je crois de toute l'étendue de
mon cœur à l'excès de son amour pour moi. Le Bien-
Aimé dont je jouis sera toujours, toujours mon bien-
aimé, et moi, oui, moi abject, je suis et serai tou-
^ C'est ainsi qu'il nommait toujours la sainte humanité de Notre-
Seigneur dans l'Eucharistie, en vue de la communion.
18.
318 CHAPITRE TREINTE-TROISIÉME.
jours son fils, le fils de sa substance, qui se cache ici,
dans son cœur; et je le tiendrai, le baisant sans cesse,
entre mes bras, sur mon sein, dans mon cœur; car
il est le seul bien; il m'est d'autant plus aimable, qu'il
fait davantage souffrir et languir ce cœur qui l'aime
si passionnément. Je délire, peut-être, mais vous le
savez , ce consolant et rassasiant délire en soulageant
mon pauvre cœur, l'aide à soutenir son mvstérieux
martyre... Ah! qu'est doncFamour! comme il m'est
cruel ! Mon Dieu , laissez-moi vous le dire : toujours,
toujours attendre ! Attendre, me répond mon cœur,
attendre sans se lasser jamais, au milieu des ennuis
qui naturellement sont provoqués par la plénitude du
bien qui est l'objet de cette attente. C'est, je le com-
prends bien, une participation qui m'est faite à l'état
dans lequel a vécu Jésus-Christ notre amour, et dans
lequel il vit encore en son tabernacle eucharistique.
Ainsi nuit et jour le consumait la flamme de la
divine charité. Elle allumait en son cœur une soif de
Dieu qui ne pouvait s'étancher que dans de conti-
nuelles communications avec le Dieu du tabernacle.
Puisqu'il ne pouvait s'échapper corporellement de
son exil terrestre, du moins son àme s'élevait-elle
vers la sainte patrie et trompait par d'incessants en-
tretiens avec le Ciel les tristes langueurs de l'attente.
Il ne s'arrachait plus que par une nécessité de cha-
rité ou de zèle à son profond recueillement; encore
ne pouvait-il entièrement cacher la violence qu'il
devait se faire ; et sitôt qu'il avait accordé au pro-
chain ce que demandait la vertu, par la pente désor-
RECTORAT A GLERMONT. 319
mais naturelle de tout son être, il revenait à sa chère
cellule et à ses colloques embrasés.
Ce n'est pas qu'une marque la plus légère d'im-
patience ou d'ennui vînt désobliger le visiteur qui
interrompait sa prière ou sa contemplation. Mais,
après avoir accueilli d'un regard doux et profondé-
ment bon, d'une parole bienveillante, mais grave et
mesurée, celui qui avait à lui parler, la sobriété de
ses réponses, l'ensemble recueilli et significatif de sa
personne et de sa cellule insinuait assez de soi-même
qu'il n'y avait place que pour les pourparlers néces-
saires ; et quand on se retirait , le sourire reconnais-
sant dont il accompagnait son adieu semblait im
merci donné à la discrétion.
Se rendait-il au parloir , refoulant promptement en
lui-même le désappointement de ses inclinations à la
solitude, à peine il se trouvait en présence des
étrangers que son front revêtait une bénignité parti-
culière. A son regard affable, à son grand geste ac-
cueillant et satisfait, on pouvait se persuader qu'on lui
causait, en le visitant, une joie proionde. Il écoutait, il
s'informait avec intérêt, il rappelait agréablement les
plus lointains et les plus minutieux souvenirs ; mais
rarement il s'asseyait, et quand il n'avait à remplir
qu'un devoir de civilité , bientôt on comprenait que
le bon Dieu l'appelait ailleurs. Il laissait en s'éloi-
gnant l'impression que produit un être surnaturel ;
on ne regrettait que plus vivement qu'un homme
dont la présence était si profitable eût tant de répu-
gnance à se laisser voir.
320 CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME.
Mais son secret était à lui. Il le cachait humble-
ment à tous les regards , il eu augmentait le trésor
dans les mystérieuses communications de sa sainte
solitude. Avare de loisirs si fructueux, il en disputait
au temps les moindres parcelles.
Or, cette secrète richesse qu'il a voulu d'une main
trop modeste ensevelir dans l'oubli, dont il a détruit
les moindres indices, la Providence nous en gardait
la révélation. Malgré les précautions de son humilité ,
quelques épanchements sont demeurés comme un
débris précieux échappé à sa prévoyance. En abor-
dant au port de son éternité , il a laissé ce débris sur
nos rivages. Nous en offrirons quelque chose au lec-
teur dans les chapitres suivants.
. — »»Meoo@ogc
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 321
CHAPITRE XXXIV.
CONFIDENCES SPIRITUELLES.
Exil loin de Jésus. — Dieu inconnu. — Amour pour la Croix. —
Détresses intérieures et repos dans l'amour. — Compte rendu de
deux retraites.
Pendant que le P. Barrelle était dans l'une de nos
résidences à titre de supérieur, mourut un religieux
remarquable et qui laissait autour de soi de g^rands
regrets. On vint du dehors lui demander de faire in-
sérer dans les journaux un article nécrologique.
L'humilité, sa conseillère habituelle, lui suggéra de
décliner la proposition. Hors les cas exceptionnels,
croyait-il, mieux vaut laisser à l'ombre mystérieuse
qui eut ses préférences la mémoire d'un religieux,
que d'en occuper l'opinion publique. N'ayant qu'une
ambition parmi les hommes, celle d'être en oubli à
toute la terre, il aurait cru faire injure à ses
frères que de ne les point estimer épris comme lui
de ce vertueux désir. Oh ! ce n'est point lui qui
aurait songé à écrire ses mémoires sur son lit de
mort, pour édifier la postérité. Persuadé qu'il oc-
cupait en ce monde une place usurpée , il ne
pensait qu'à disparaître, à s'effacer, s'il était pos-
322 CHAPITRE TRENTE-Q QATRIÈME.
sible , du souvenir des hommes , satisfait s'il pouvait
vivre dans le souvenir de Dieu.
C'est pourquoi dans les dernières semaines de sa vie
il fit la revue de tous ses papiers , et chaque jour il
hvrait à son garde-malade, pour les jeter au feu,
tout ce qui pouvait, en quelque façon, rappeler
honorablement sa personne et ses écrits. Le bon Frère,
novice encore, et candide par nature, était un exécu-
teur bien choisi de ses hautes-œuvres. Aveugle en
son obéissance, il nous l'a raconté lui-même avant
de rejoindre au ciel son saint Recteur, il ne lui vint
pas en pensée que peut-être il brûlait des trésors.
Ainsi l'édification a perdu des richesses regretta-
bles. L'humble rehgieux poussa plus loin la pré-
voyance. Il lui est arrivé, avec une personne qui eut
souvent les confidences de son âme , de se faire re-
mettre en dépôt la correspondance abondante de
plusieurs années , et , sans doute , comme il disait ,
pour l'exercer au sacrifice et désapproprier son cœur,
mais plus encore pour détruire un monument de sa
propre sagesse, de livrer aux flammes ce recueil
chèrement conservé. Nous avons perdu par là, nous
dit le correspondant du bon Père , un code complet
et remarquable de direction spirituelle.
. Le lecteur en pourra juger dans ce chapitre même
par les lettres que nous citerons à la fin. Elles sont
presque toutes adressées à la même personne à une
époque plus récente ; et, par une permission divine ,
ces débris de confidences surnaturelles ne se sont
pas trouvés, eux aussi, à la portée du religieux
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 323
mourant. Dieu voulait nous conserver ce ténioignage
authentique d'une parfaite vertu.
A côté de cette source inattendue, le Seigneu
nous en a ouvert une autre également précieuse : le
souvenir de pieux entretiens écrits à l'heure même
des confidences , ou gravés dans la mémoire comme
sur l'acier, par une personne qui eut une part pres-
que unique dans ses intimes épanchements.
Nous commencerons par les confidences orales , où
se mêlent çà et là, sans désignation , quelques extraits
conservés des lettres anéanties; puis, selon Tordre
chronologique, les épanchements de la correspondance.
Afin de ne pas excéder la juste mesure, nous ren-
voyons au recueil des lettres spirituelles la plus no-
table partie de ces documents précieux.
Le P. Barrelle allait volontiers prêcher, dans une
maison religieuse, les membres de la communauté
ou de pauvres enfants. Avant ou après, se sentant
dans un milieu qui dilatait son âme, il la laissait quel-
quefois s'échapper en communications.
« Un jour donc, c'est la supérieure qui parle, je le
trouvai fort oppressé. Je lui demandai ce qu'il avait :
« Rien autre , me dit-il avec sa simplicité ordinaire ,
» qu'un surcroît de langueur. Ah! l'exil! l'exil! comme
» il pèse sur mon cœur! Gomme cet éloignement de
» Jésus me brise le cœur! Ah ! bon Jésus! cher Jésus !
» divin Ami, murmurait-il en montant l'escalier, où
w êtes-vous donc?... je vous cherche et me lasse à
» courir après vous, et toujours vous m'échappez! »
» Arrivé au salon de la communauté : « Enfin, mon
324 CHAPITRE TRENTE-QUATRIEME.
» enfant, dit-il, j'ai besoin de parler de Jésus, et je
» viens vous trouver, parce que vous comprenez ma
« peine et que vous avez pitié de ma faiblesse. Je suis
5) si misérable! Parlons donc un peu de notre Jésus.
» Ah! il est si aimable, Jésus! Jésus, c'est la vie!
« Jésus, c'est la vérité! Jésus, c'est la voie! Jésus,
» c'est... c'est le ciel!... Mais que dirai-je? Non, je
» ne puis dire ce que je comprends. Jésus, c'est Jésus!
V je ne puis rien dire de plus. Hé! qui comprendra
» jamais ce que renferme ce nom Jésus, et ce que
>' c'est que mon Jésus? Mon Jésus, c'est l'ineffable,
» c'est l'infinie beauté du Père , l'image de ses divines
» perfections; c'est son Paradis éternel!... »
» Et après être demeuré comme anéanti dans un
silence de profonde admiration pendant lequel il sem-
blait que son cœur voulait s'échapper de sa poitrine
par la force de ses soupirs , il ajouta : « Cependant ce
» Jésus si admirable, qui fait toutes les délices du
') cœur de Dieu lui-même, n'est point aimé des hom-
V mes, et n'en est pas connu. O mon Jésus si aimant
» et si peu aimé ! que ne m'est-il donné de gagner le
» cœur de tous les hommes à votre amour! Ah!
» que ne me faites-vous un incendiaire du feu de votre
» charité! Ah! Jésus! Je ne sais plus ce que je dis; ce
') que j'éprouve me met hors de moi. Mais pourquoi,
» Jésus, êtes-vous si aimable? Mon cœur est trop petit,
» il déborde. »
» Et toujours plus suffoqué, il poursuivait ses élans
avec plus de véhémence. Tout à coup son visage se
trouva resplendissant. « O Jésus ! ô Amour ! s'écriait-il,
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 325
» à transformation de l'homme en Dieu par Jésus en
» son Eucharistie!... » Et en disant ces mots, ses
regards demeuraient fixés vers le ciel. Que se passa-
t-il dans son âme? je Fignore; ce que je puis assurer,
c'est qu'il s'opéra en lui une sorte de transfiguration
pendant que, transporté et ravi par l'ardeur de son
amour, il s'écriait : « Non, non, ce n'est plus moi
» qui vis, c'est mon Jésus qui vit en moi!... » Puis,
un peu après , revenant à lui , étonné de me voir, car
il avait oublié, paraît-il, qu'il n'était point seul : —
K Gomment se fait-il que je sois ici? » Et, tout confus,
sans donner le temps de répondre, il s'enfuit avec
précipitation.
» Dans un autre de ces entretiens intimes, il dit :
« Je suis hors de moi depuis ce matin, ayant au cœur,
» comme un glaive à deux tranchants, ces paroles de
» saint Paul : Au Dieu inconnu! Ah! pleurons, pleu-
» rons avec des larmes de sang, l'oubli où le laissent
» ses créatures! Dieu!... mais qui le connaît! qui le
» connaît ! » Et en même temps qu'il répétait ces
mots, comme si un éclair de lumière se fût échappé
de son cœur, je croyais voir tout ce que renfermait ce
mot Dieu dans le sens que le prononçait le Père d'un
ton inspiré; et comprenant le besoin de son cœur, je
lui répondis : « J'ai tout compris! Dieu, c'est Dieu!
» — Aînen, amen, amen, reprit-il avec véhémence;
» c'est le chant du ciel : répétons-le avec lui. » Et il
s'abîma dans un profond silence d'adoration. Puis ,
après un peu de temps, il se leva et s'en alla sans
dire autre chose.
TOM. H. 19
326 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME.
» Un jour, pendant l'octave du très-saint Sacre-
ment, il se surpassa en expressions de tendresse en
parlant de son Jésus, au point que je suis dans l'im-
puissance de les retracer ici. A la fin de son entre-
tien , il me disait avec sa digne simplicité : « Mais ne
» pensez-vous pas que votre Père est fou? Ah! Jésus,
» pardonnez-moi si je déparle en parlant de vous ;
» vous le savez, cher mien, si j'en agis ainsi, c'est
» que vous avez été fou de moi, et, en retour, c'est
M bien juste, vous le voyez, je suis fou de vous. «
Que de fois semblables expressions sont tombées
de ses lèvres et de sa plume !
Le divin amour se manifestait dans ce bon Père
par son ardeur pour la croix.
On s'étonnait un jour de le voir dans un état de
jubilation extraordinaire. « Vous ne savez pas, dit-il,
que je commence tellement à prendre goût à la souf-
france que j'en suis affamé. En vérité, la Sagesse in-
carnée s'entendait parfaitement aux bons morceaux
quand, pendant tout le cours de sa vie, il se reput
sans cesse de croix, de mépris et d'humiliations. Je
comprends pourquoi. Ah! qu'il avait donc bon goût,
ce cher Maître , et qu'il est admirable dans ses voies !
j'en suis ravi. Je ne sais pourquoi il a plu à ce cher
de mon cœur de saturer mon àme de ce pain délicieux
pendant cette semaine d'une manière ineffable. Voyez-
vous, ce tendre ami avait, je crois, donné carte blan-
che à toutes les créatures de me servir à souhait ce
mets de son divin Cœur. C'était à la façon des flocons
de neige, quand les vents se croisent, que cela m'ar-
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 327
rivait; je n'avais qu'à recevoir et à ouvrir la l)ouche
de mon cœur; et ce rien de cœur s'en nourrissait
avec un appétit et un goût insatiables qui lui en fai-
saient désirer l'augmentation. »
« De son côté , mon bon Père semblait prendre un
singulier plaisir à me voir aux prises avec tant de
sortes de contradictions à la fois, et j'étais heureux de
lui procurer cette satisfaisante récréation , pensant en
moi-même à ce que faisaient autrefois les athlètes pour
réjouir les curieux qui allaient jouir du spectacle de
leurs luttes. Oh! ne faut-il pas que je récrée un peu ,
moi, le cœur si pressuré de mon bon Père? Cette
pensée me remplissait de joie, et j'aurais voulu me
voir, si cela avait pu lui être un peu agréable, jeté
dans un amphithéâtre, comme saint Ignace. Mais je
n'en suis pas digne! » Et des larmes coulèrent de ses
yeux , et il murmurait en soupirant : «' Non , non ,
Jésus, mon amour, je n'en suis pas digne, je n'en
suis pas digne; c'est encore trop que, dans votre
bonté, vous vouliez bien me gratifier de ces quelques
parcelles de votre précieuse croix ! »
Se tournant ensuite vers son interlocuteur : —
. « Promettez-moi donc d'offrir pour moi tout ce que
vous ferez cette semaine, pour remercier mon bon
Père de la large part qu'il m'a faite de ses souffrances. »
Quelque temps après, l'ayant revu, il lui dit avec
une agréable gaieté : — « Vous êtes, à ce que je" vois,
un fort bon commissionnaire, mon enfant, et je ne
manquerai pas de vous députer souvent auprès de
Notre-Seigneur pour lui offrir mes remercîments; sûr
a28 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME.
qu'il ajoutera toujours de nouveaux dons à ceux qu'il
nous a déjà faits. C'est à en être ravi d'admiration.
Depuis que je vous ai constitué mon intermédiaire
d'actions de grâces, je me suis aperçu que mon bon
jMaître a pris goût à me voir ballotté par les mille
caprices des créatures , et , de plus , il a trouvé bon
d'y ajouter l'action sensible des démons. J'étais sous
leur action comme une sorte de chiffon entre les dents
et les griffes d'un petit chien; et vous savez comment
ces petits animaux amusent quelquefois leur maître
en secouant les guenilles qu'on leur jette. Eh bien,
ceci vous donne l'idée la plus vraie de l'état où je me
trouve, par l'effet de l'incommensurable charité de
mon Jésus. Et j'aime à me voir ainsi à la merci de
toutes créatures , hommes et démons, pour la joie de
mon unique amour.
» Puis enfin, ne faut-il pas accomplir toute justice,
ayant mérité par mes péchés d'être à la merci des
chiens de l'enfer pour une éternité? Puisque mon très-
miséricordieux Seigneur veut bien, par un effet de
son incompréhensible amour, changer cette expiation
éternelle en une passagère, n'est-il pas juste que je
lui donne cette satisfaction avec toute la joie de mon .
cœur? »
« Comme je le voyais en proie à de très-grandes
souffrances, ajoute le narrateur, j'avais un peu de
peine à entrer dans ses vues, et je lui objectais bien
des raisonnements. — « Laissez, laissez-moi de côté
« toutes ces raisons humaines; dit-il; ne voyons en
» toutes ces choses que la joie que nous donnons à
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 329
^ notre cher et bien-aimé Jésus. Ah! je suis si heu-
» reux, moi, de boire à la coupe de ses abjections!
» Pauvre Maître , personne ne veut de cette boisson ,
» on la laisse toute pour vous; et moi, votre enfant,
» je ne voudrais pas la partager avec vous! Oh! que
» je serais ingrat si j'agissais ainsi, bon et tendre
«Maître! Vous en avez assez bu pour votre pari;
» ô bon Ami, laissez-nous la nôtre, je vous en supplie! »
» Puis me regardant avec vivacité comme pour me
demander mon adhésion : — « Par hasard , est-ce
»j que, vous aussi, vous n'en voudriez pas?... Ah! s'il
» en était ainsi, je vous renierais pour mon enfant, et
» vous n'auriez plus de part avec moi. précieuse
» humiliation! je te chéris et t'embrasse pour le reste
» de ma vie. Oui, ce doit être là l'objet de notre uni-
» que ambition et de nos désirs. Et puisque Notre -
» Seigneur Jésus-Christ s'est rendu abject pour notre
» amour, aimons, aimons à notre tour cette chère
» abjection pour son amour. »
Que si l'on venait à trouver trop rigoureuse la
conduite de Notre- Seigneur à son égard : « Sommes-
nous sots et inconséquents! répondait-il. Nous disons
et nous savons par la foi que depuis que notre bon
Maître est mort sur la croix, elle est devenue le plus
précieux héritage qu'il puisse léguer à ses enfants
chéris, parce que par elle seule peut se faire en nous
l'application des mérites de la Rédemption ; et cepen-
dant, chose inconcevable, nous avons peine à l'accep-
ter! Si on disait dans le monde qu'un négociant a
laissé un gain de cent pour prendre le cinq, on en
330 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME,
rirait et on regarderait comme un insensé celui qui
agirait ainsi; et cependant c'est ce que nous faisons
tous les jours, en fuyant la croix, les humiliations et
les sacrifices. Mais c'est le cent que cela. Et nous
nous plaignons quand il nous arrive!
» Notre-Seigneur avait bien raison quand il disait
que les enfants de ténèbres sont plus habiles dans leurs
affaires que les enfants de lumière! Ah! pauvres
aveugles que nous sommes, au lieu de nous réjouir et
de faire un gracieux accueil aux choses et aux per-
sonnes qui nous présentent une perle pour acquérir
les richesses du ciel , nous sommes tristes et nous
nous inquiétons. Quelle pitié ! Pour nous , je ne veux
pas qu'il en soit ainsi. Je veux qu'à l'aspect de tout
ce qui crucifie nous soyons joyeux; souvenez-vous
bien de cela, mon enfant, et ne paraissez jamais
devant moi avec un visage triste quand vous aurez
des afflictions; sinon vous serez sévèrement reprise;
car nous lisons dans les saints Livres que le Seigneur
aime qu'on lui donne en riant et avec joie '. »
«Eu effet, ajoute le témoin, toutes les fois qu'il
m'arrivait d'être un peu triste : — «Allons, allons,
» me disait-il en m'abordant, enlevez-moi ce crêpe;
» c est la joie que je veux voir briller sur votre front.
» iN'est-ce pas là la plus belle auréole de la Croix?
» Qu'est-ce donc que vous faites, pauvre enfant? vous
» gâtez tout en agissant ainsi. »
Une autre fois, il discourait sur ce que nous devons
1 Hilarem datorem dilifut Deus.
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 331
à Dieu pour les divers bienfaits que nous recevons
sans cesse de sa libéralité : — « Chose singulière,
s'écria-t-il avec transport, ô mon bon Maître, on
oublie toujours de mettre au nombre de vos plus
grands bienfaits les croix dont votre bonne providence
nous gratifie. Cependant, ma fille, je ne vois pas,
après la grâce du baptême et de notre sainte vocation,
de faveur plus précieuse que celle de la Croix. Ah !
la Croix, là Croix! qui pourra jamais en comprendre
le prix?
« O trésor! perle sans prix! Croix chérie, pour la-
quelle on n'a cependant que des dédains ! bonne et
bénite Croix, vous m'avez ravi. En vous considérant
toute ruisselante du sang de mon Jésus, mon cœur
s'est épris du plus ardent amour pour vous. A votre
aspect, tout en moi tressaille. Venez donc, ma toute
belle; venez, venez vous abriter sous mon toit. En
vérité , vous me captivez , et je trouve entre vos bras
des charmes indicibles. »
« Je ne sais pourquoi, disait-il encore, je n'ai jamais
pu vivre un seul jour sans croix. Quand j'en suis
privé, tout me manque; c'est elle qui adoucit à mon
cœur les langueurs de l'exil. Sans elle, j'aurais de la
peine à les soutenir, et bien que je sente, à certains
moments surtout, d'une manière très-vive la pointe
de la douleur, j'y trouve une force qui m'aide à sup-
porter les retards de l'Epoux. La Croix est pour mon
âme ce que fut pour Samson le rayon de miel qu'il
trouva dans la gueule du lion qu'il avait terrassé. Ah!
que je suis reconnaissant envers Notre-Seigneur de
m' avoir mis au cœur, et surtout de m'y conserver,
332 CHAPITRE THENTE-Q U ATR FÉME.
malgré tant d'infidélités et d'ingratitudes, ces senti-
ments pour la Croix ! »
» Oui, je vous l'assure, la souffrance est à mon
àme ce qu'est une source d'eau pour le voyageur altéré
et épuisé de fatigue. A certains jours surtout, où je
sens peser davantage le poids de la séparation de
mon unique Ami, je languis, j'agonise. Alors, je ne
sais plus où j'en suis, et, ne pouvant partager avec
personne ce poids si accablant, je me meurs de ne
pouvoir mourir. Je suis sans vigueur et comme sans
vie. Je vais en me traînant. Oh! triste vie! Mais
voilà que mon bon Père, en me voyant ainsi, m'envoie
tout aussitôt, pour me raviver, ou une épine de sa
couronne , ou une goutte de son fiel , enfin n'importe
quoi, et je respire. Alors, à la vue de cette par-
celle de sa chère Croix, je suis tout réjoui. Ah ! quel
mystère que ma vie! Priez, priez toujours pour ce
pauvre misérable, et conjurez Notre-Seigneur de ne
jamais me priver de sa chère Croix , qui fut toujours
sa compagne fidèle jusqu'à la mort. Oh! qu'elle soit
aussi toujours, toujours la mienne! »
L'amour de la Croix lui paraissait le corollaire
obligé de sa vocation au sacerdoce et à la vie reli-
gieuse.
« Quelle reconnaissance je dois à Dieu de l'insigne
faveur qu'il m'a faite en m' appelant au sacerdoce et
à la Compagnie! Cet état m'a toujours apparu comme
devant être la continuation pour moi de la vie de
Jésus -Christ sur la terre. Et Jésus-Christ, qu'a-t-il
été?... Prêtre et victime : telle doit donc être ma
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 333
vie ; et , de toute nécessité, je dois achever en moi ce
qui manque à la Passion de Jésus-Christ. Voyez-vous
notre Jésus? Sur l'autel il offre à son Père les mérites
de ses souffrances passées, car étant impassible, il ne
saurait souffrir maintenant. Cependant, pour que le
sacrifice soit complet, il faut une immolation passive
unie à la mystique immolation de Notre-Seigneur
Jésus-Christ; et c'est le prêtre qui doit accomplir cet
acte, s'il veut que son holocauste soit d'une agréable
odeur à l'adorable Trinité, et fructueux pour les
âmes; mais s'il n'entre pas en part des souffrances de
Notre-Seigneur par quelque endroit, son ministère
sera stérile , car ce ne sera que par l'application qui
lui sera faite des douleurs de son Maître qu'il entrera
en participation de l'œuvre de la rédemption des
âmes.
» J'ai toujours entendu lés choses ainsi , et voilà
pourquoi toujours j'ai éprouvé une sorte de faim de la
Croix. Ah! que j'aime à me pénétrer de cette pensée
quand je vais offrir le saint sacrifice : Jésus, sur la
Croix, était prêtre et victime, et toi, tu dois l'être à
ton tour. Alors je sens mon cœur s'élancer vers la
Croix, et la demander avec instance, afin que, dans
l'excès de ma nullité, par ce moyen, mon ministère
soit profitable à mes frères.
» Quel tort n'est-ce donc pas que d'inviter Notre-
Seigneur à m'épargner les quelques minimes tribula-
tions que sa charité m'envoie! Et de quel bien cette
fausse pitié priverait les âmes, si mon bon Père dans
sa sagesse ne poursuivait sa marche providentielle!
19.
334 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME.
Laissons, laissons-nous donc à la merci de son action
détruisante , et conjurons ce cher de nos âmes de
n'en cesser l'opération que quand nous cesserons de
respirer, alors que nous consommerons notre grand
sacrifice.
Cet amour de la Croix le portait à faire faire des
neuvaines dans l'intention d'en obtenir. Ecrivant aux
personnes placées sous sa direction, il leur disait :
« J'ai été exaucé ; la croix ou l'humiliation m'est arri-
vée : redoublez vos actions de grâces. L'ingratitude
tarit la source des bienfaits. Je serais désolé si, faute
de reconnaissance, j'étais privé de la moindre par-
celle de la Croix de mon Jésus. »
Nous empruntons ce qui suit à une de ses lettres :
«J'ai faim! j'ai soif! sitio! Encore plus, encore
plus! Je me sens pressé et comme suffoqué par la
violence du désir qui m'est au cœur de voir s'accom-
plir en moi le grand consummatum est de tout mon
être sur la Croix. Père, Père, Abha , Pater, que tout
me soit aussi, comme à votre Fils, amertume et an-
goisses , croix et mépris ! Combien je serais heureux ,
un jour, si ce bien-aimé de mon cœur me faisait boire
à plein bord au calice de ses humiliations et de ses
opprobres! Quelle joie pour moi si ce cher mien
me faisait la grâce de passer par le jugement des créa-
tures, s'il me fallait subir, pour son amour, des sen-
tences de condamnation, et recevoir en même temps
comme des soufflet^ sur mes deux joues et des cra-
chats sur mon visage; s'il m' arrivait de passer pour
un visionnaire , un fanatique , et bien d'autres choses
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 335
encore; de porter une croix et de m'y voir cloué sur
un calvaire, sans que ceux qui m'aiment pussent faire
autre chose que prier pour moi, et compatir à mes
angoisses, et à tout ce que mon Père voudra me
faire la grâce de souffrir pour les âmes et pour la
sainte Eglise : oui, je serais heureux !
M Puis enfin, alors seulement que je serai effacé du
cœur et de l'esprit des hommes, mon Père se sou-
viendra de moi; et du grain mort et enterré sortiront
des fruits ahondants. Mais, mais combien, pour arri-
ver là, il me faudra subir de passes amères et détrui-
santes ! L'enfer doit agir; mais souvenez-vous que
Notre-Seigneur n'a vaincu que parce que ses ennemis
et Satan l'ont fait souffrir; et il a vaincu, non par sa
résistance, mais en cédant au mal, par sa patience,
par son humilité, par sa douceur, par une totale ab-
négation de soi. On l'a jeté, ce cher Maître, dans une
fournaise de tribulations. Il s'y est laissé consumer :
ainsi, le cas échéant, voudrais-je faire pour lui, afin
de vaincre comme il a vaincu; mais, rien et nul que
je suis, combien j'ai besoin jusqu'alors de me confor-
ter dans la citadelle des plaies et du Cœur de mon
Jésus !
» Quoique toutes ces choses semblent bien amères à
la nature, mon cœur les appelle par d'ardents désirs,
quand, à la lumière de Dieu, elles se présentent à
mon esprit , en voyant que c'est par ses humiliations ,
par ses plaies et ses tortures que Jésus nous a sauvés.
C'est par ce moyen que nous avons tout re<^.u, et que
nous recevrons sans cesse : donc, si nous voulons
336 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME,
arriver au même résultat , il nous faudra passer par
le même chemin. »
Bien qu'il désirât extrêmement d'être réuni à son
bon Maître, le P. Barrelle était néanmoins tellement
désireux, disait-il, de se rendre conforme à Jésus
crucifié , que « s'il arrivait à ce cher Unique de son
cœur de lui donner à choisir entre ces deux choses,
il serait étrangement partagé. Car, d'un côté il lan-
guissait tant d'être avec son Jésus, et de l'autre il
sentait un si véhément désir de souffrir pour lui qu'il
ne savait auquel des deux céder; cependant, ajou-
tait-il, la Croix l'emporterait, je pense , en vue de la
gloire qui en reviendrait à mon Dieu. »
11 s'agissait une autre fois de ce qui peut procurer
un peu de vraie joie en cette vie : « Oh ! dit-il avec
véhémence, rien, rien! non, rien autre chose que de
voir arriver le règne de Dieu et de souffrir. »
Arrêtons notre plume. C'en est assez pour mettre
à découvert les sentiments de cet amant sincère de
la Croix. Quand on l'a vu, comme nous, durant les
derniers mois de son passage sur la terre, doux et,
pour ainsi dire , docile à la souffrance , la contempler
toujours comme un messager du Calvaire, et d'un
regard calme qui puisait toute sa lumière dans les
plaies mêmes de Jésus-Christ, sourire à sa propre
démolition, dans le désir d'être avec Jésus sur la croix
avant de lui être uni dans le Paradis, on sait alors
que sa vie, aussi parfaitement que ses lèvres, parlait
la langue sublime du Calvaire.
Estimera-t-on peut-être que ce langage deux fois
COINFIDENGES SPIRITUELLES. 337
admirable de ses œuvres et de son cœur est aisé à un
saint comblé , dit-on , de faveurs exceptionnelles et
soutenu par l'abondance des célestes consolations?
Erreur vulgaire des imparfaits, propre à couvrir
d'une facile excuse la médiocrité du courage. Il faut
toujours, si Ton veut suivre de près le Roi des pré-
destinés , consentir à boire son calice et , sur ses
vestiges, marcher par le chemin royal de la Croix.
Volontiers nous compterons pour rien les contra-
dictions sans nombre qui, dans les vingt dernières
années de la vie du P. Barrelle , ont marqué ce que
nous pouvons appeler la période apostolique de sa
carrière. Quelle vie en est exempte? Il est vrai : le
Seigneur les faisait germer sous ses pas ; il vit ses in-
tentions travesties, ses œuvres traversées, souvent
l'opposition lui arriva d'où le soutien devait être at-
tendu, et, à une époque où les plus irréfléchis se
croient les plus sages, on osa bien le juger insensé,
de si loin les vues de la foi dépassent le niveau du
vulgaire ; enfin le retentissement de ces peines multi-
pliées fut mille fois douloureux dans cette organi-
sation si vive. Mais il en concentrait les tortures dans
la sérénité d'un humble silence; pas une plainte ne
les révélait à son entourage , à peine éveillé sur ce
secret martyre par quelques interjections résignées.
Comme sa patience était muette, sa conduite était
imperturbable; rien de tout cela ne se mêlait à la
trame de ses actions et n'en dérangeait l'harmonie;
si bien qu'il nous a paru superflu de le signaler au
passage.
338 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME.
Quelqu'un venait-il à lui parler des contradictions
dont il était l'objet : — « Jésus et Marie, répondait-il,
sont les deux parfaits modèles des prédestinés.
Nous devons les contempler et faire selon qu'il nous
est montré. Ne voyez-vous pas avec quel respect le
Sauveur, en vue de la volonté de son Père, a laissé
faire les démons et les hommes pour tout ce qui
devait concourir à sa Passion? Ne saurons-nous pas
imiter notre modèle? Laissons agir les créatures, elles
ne sont que les instruments de Dieu. »
Et si l'on insistait pour qu'il se défendît dans l'in-
térêt du moins de la vérité : — « Taisez-vous , taisez-
vous, vous m'êtes un Satan. Non, vous aurez beau
dire, a^ous ne me ferez jamais dévier de la ligne de
conduite que Jésus nous a tracée. Ah! je me garderai
bien de perdre sur la fin de ma vie une belle occa-
sion d'imiter le bon Maître. Fallût-il le suivre sur
la croix, eh bien, avec sa grâce, je m'y laisserais
clouer à quatre clous! »
Ce n'est donc point à ces mécomptes venus des
créatures , ce n'est pas même aux persécutions sensi-
bles du démon, dont nous avons touché quelque
chose , qu'il faut mesurer les angoisses de ce cœur
généreux et son mérite dans l'amour pratique de la
Croix.
Mais ce dont il faut tenir compte , ce sont les dé-
tresses intérieures par où le fit passer la grâce, inef-
fables désolations qui « sans un secours spécial de la
charité de son Jésus, l'auraient souvent réduit à
mourir. » Tel est son aveu réitéré.
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 339
« Qu'il est donc cruel cet amour ! comme il me tor-
iure de ses mortelles langueurs ! Il m'attire, ce cher
mien, et excite en moi une faim et une soif insatiables
de le voir, de m'unir à lui, et cependant alors que
je m'élance vers lui pour m'en saturer selon toute la
véhémence de mon besoin, qui est infini, je m'en
sens rejeté. Je le mérite, je l'avoue, mais ce senti-
ment de mon indignité, bien loin de me consoler, ne
fait qu'accroître la faim et la soif qui me consument;
j'en suis réduit à l'extrémité, mon cœur s'agite alors ,
et il est défaillant et me cause d'atroces douleurs
physiques et morales.
» Je soupire et je cherche Celui que je sens aimer
uniquement et dont j'ai tant besoin; je l'appelle,
mais plus je le cherche, plus il feint de s'éloigner de
moi. Mon âme déborde d'angoisses alors, contrainte
qu'elle est de comprimer sa peine, afin de la dérober
à la connaissance des créatures qui m'entourent, et
qui sont loin de soupçonner mon martyre, je leur
semble même fort singulier, mais qu'y faire? Mon
cœur est épris et si fort passionné pour cet Unique,
que, loin de lui, je me trouve comme le poisson hors
du sein de l'onde; j'éprouve incessamment toutes les
angoisses du trépas. Ah! souffrez que je vous le dise,
ô mon Jésus , vous êtes bien cruel de tant me faire
languir! Hé! cher Maître, laissez-moi vous rencon-
trer; par pitié, commandez que j'aille à vous, ô
Jésus ! »
Une autre fois, il s'épanche ainsi :
« Je ne sais ce que mon bon Maître veut faire de ce
340 CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME,
mauvais serviteur; mais il me semble qu'il prend un
singulier plaisir à répandre l'amertume sur tout ce qui
entre en contact avec moi. Par un endroit ou par un
autre , tout ce qui récrée les autres et leur fait plaisir
est un supplice pour moi. Ah! c'est que tout ce qui
est créé me paraît si indigne et si vil depuis que, par
une grâce singulière de la charité de mon Père, j'ai
compris et connu mon Jésus, que je ne puis plus rien
voir, ni plus rien entendre hors de lui. Les entretiens
des créatures me sont à charge. Elles s'intéressent à
mille choses inutiles, et cependant une seule est né-
cessaire; et cet un nécessaire c'est Jésus. Mais on n'y
pense pas, on ne s'en occupe pas.
« adorable Jésus! vous qui faites l'objet éternel
des joies éternelles du paradis , que vous êtes donc
peu goûté de la presque totalité de vos créatures ! On
cherche des récréations, des distractions, on en prend
partout, excepté en vous! délicieux délassement
des anges et des saints ! combien cela me fait souffrir! »
COINFIDENGES SPIRITUELLES. 341
•CHAPITRE XXXV.
CONFIDENCES SPIRITUELLES.
Ce qu'il faut entendre par Vaction des divins attributs sur les âmes.
— Le P. Barrelle obtient du Sauveur de participer aux états
crucifiants de sa vie mortelle. — Il consacre à Dieu son libi^e
arbitre. — Gracieuse humilité. — Ardeur guerrière. — Compte
rendu de la retraite de février 1860. — Retraite de décembre 1860.
Pour achever de connaître l'âme généreuse qui vient
de se révéler au lecteur, nous citerons quelques ex-
traits de lettres confidentielles où le P. Barrelle rend
compte au dévouement filial de ses dispositions inté-
rieures et des mystères de l'action divine au temps où
Dieu achevait son^cœur, avant de l'appeler au repos.
Mais nous touchons tout d'abord à l'un des secrets de
la théologie mystique : l'action des attributs divins sur
les âmes.
S'il est vrai que le bonheur appartient à Dieu par
essence, si la félicité est une des prérogatives de sa
nature, en un mot, si par son fonds la béatitude est
essentiellement divine, l'indispensable condition de
la félicité est de ressembler à Dieu,' et le bonheur dé-
coule de cette auguste ressemblance comme un effet
de sa cause naturelle. De là vient que la loi de la
ressemblance avec la Divinité a été gravée dans la
racine de notre être, et que nous en avons reçu dans
342 CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME,
notre substance même, marquée à V image du Père
céleste, tout à la fois les premiers linéaments et le
germe originel. Cette ressemblance est tout le dessein
de Dieu, tout l'objet de notre prédestination. Nous
avons à devenir « parfaits comme notre Père céleste
est parfait » ; les divines prévoyances, en reconnais-
sant à l'avance les élus, les voyaient prédestinés à
devenir le portrait ressemblant du Fils éternel de
Dieu ' ; et la vision du paradis aura pour résultat
suprême d'achever dans le bonheur cette divine simi-
litude*. Car, dans ce face à face éternel, pur et lim-
pide miroir de ses infinies perfections, nous renverrons
à la souveraine Beauté la fidèle et resplendissante
image de son essentielle béatitude.
Or, comme c'est la lumière elle-même qui remplit
le cristal de l'image qu'il reflète, ainsi c'est le modèle
divin qui opère lui-même dans nos âmes sa chaste
ressemblance. Par la foi, nos pensées sont l'écho de
ses pensées; par la charité, nos affections sont l'écho
de son amour; et puisque tout mouvement de vertu
consiste à céder aux prévenances de sa grâce, l'unique
obstacle à cette auguste similitude est l'indocilité de
la liberté humaine.
Lors donc que, par une docilité constante, l'âme
se dégage des fautes, des défauts, des imperfections
volontaires; souifiise sans obstacle à l'action du Soleil
de justice, elle commence à entrer pleinement sous
1 Quos prœscivit, et praedestinavit conformes fieri imagini Filii
siii.
2 Similes ei erimus quoniam videbimns eum sicuti est.
GOJNFIDENGES SPIRITUELLES. 343
l'influence efficace des attributs divins, comme une
toile obéissante s'imbibe des couleurs dont la couvre
l'artiste habile, comme un métal purifié est pénétré
de la flamme; et, par la plus merveilleuse des opéra-
tions, ce qui est de l'âme, sans s'anéantir, disparaît
dans ce qui est de Dieu.
Alors les divins attributs , qui sont comme les traits
de la Divinité , enveloppant la créature de leur sub-
stantielle beauté, elle arrive, selon la mesure du don
céleste, à la pleine vérité de cet oracle : que Jésus-
Christ sera le vêtement royal des enfants de Dieu ; que,
transformés par cette union et véritablement déi-
formes , 'ils entreront en com,m,unication de la divine
nature * .
Pour arriver à subir la domination souveraine des
attributs divins, jusque-là que toute vie dans l'âme
soit la vie même du Fils de Dieu^, il faut qu'elle soit
livrée sans réserve à leur secrète opération. Ce n'est
pas assez de céder au Saint-Esprit par des actes in-
termittents et réitérés , il faut lui avoir remis la direc-
tion totale de la volonté. De là vient que les saints se
sentent pressés d'abdiquer, pour ainsi dire, leur libre
arbitre en faveur de la grâce, afin de conquérir à
l'avance quelque chose de cette liberté parfaite du
paradis qui délivre les élus de la servitude du péché.
Alors ils éprouvent de violents attraits pour le dé-
pouillement de soi; ils donnent à Dieu non-seulement
1 Gal. III. — II Petr. I.
^ Vivo, jain non ego, vivit vero in me Gliristus. (Gal. ii.)
344 CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME.
les actes de leur volonté, mais la source même, et,
renonçant autant qu'il se peut à se diriger et à se re-
prendre, ils résignent leur volonté tout entière dans
les mains divines. Dès lors aussi, constamment atten-
tifs au gouvernement intérieur, dont le Seigneur tient
le sceptre au secret de leur âme, ils se maintiennent
pratiquement dans la sublime oblation de saint Ignace
de Loyola : « Recevez, Seigneur, etc.. "
Heureux ceux qui ont fait, en la perdant de la
sorte , la vraie conquête de la liberté ! Cette noble
servitude à l'action divine est l'incomparable déli-
vrance des enfants de Dieu. Quand le Seigneur la
leur accorde en agréant leur holocauste, alors ses
divins attributs travaillent cette âme bienheureuse :
sa sainteté s'applique à en purifier toutes les puis-
sances, sa simplicité à en ramener toutes les inten-
tions à l'unité du divin vouloir; sa justice s'exerce à
en tirer, comme d'une hostie dévouée à tous ses excès,
des satisfactions pour les péchés qui couvrent la terre,
en union de la divine Victime qui est la propitiation
du monde. En un mot, les divins attributs ne laissent
rien subsister dans le cœur qui leur est livré, de ce
qui procède de l'homme terrestre. Ils en poursuivent
la destruction avec une impitoyable bonté, afin d'éta-
blir sur ses ruines l'homme céleste, l'homme nouveau.
Tel est le caractère de son action : c'est qu'elle
paraît toujours détruire. Elle réduit l'âme en agonie,
elle lui fait jeter des cris de détresse : au dedans ,
Dieu , armé de sa rigueur, semble irrité contre l'âme ,
elle croit souvent que Dieu la rejette; au dehors,
CONFIDENCES SPIRIT CELLES. 345
tout se tourne en amertume , et la contradiction l'en-
vironne ; sa vertu même n'est pas comprise des plus
vertueux; elle préconise, elle aime, elle pratique
héroïquement l'abnégation, le renoncement, Thumi-
lité; et ces fortes vertus, vraiment trop austères pour
la foule des imparfaits , lui sont reprochées à l'égal
d'un crime. Elle souffre ainsi de mystérieuses et inex-
primables tortures. Mais qui donc mit jamais dans le
creuset la pierre ou de vils métaux? Sortie de ce
creuset, l'âme est digne des regards, digne de l'amour
et de l'admiration de Dieu même.
11 fallait rappeler ces pensées pour faire comprendre
au lecteur certains passages de ce qu'il va lire.
Environ huit ans avant sa mort, en 1856, le P. Bar-
relle , à la suite de communications surnaturelles, fît
l'acte solennel d'une pleine donation de lui-même au
Cœur de Jésus. Il entra en ce temps-là dans une voie
d'immolation et de consomption de tout son être,
sous l'action immédiate des opérations divines. Elle
résuma tous les états souffrants de la vie mortelle et
eucharistique de Notre- Seigneur Jésus-Christ; ce
divin Sauveur voulant faire de ce saint homme une
reproduction parfaite de lui-même, selon cette parole
qui lui fut souvent adressée d'en haut de la part de
son divin Maître : Je veux qu'il soit semblable à moi.
Conformément à ses ardents désirs, Dieu le fit passer
par une série ininterrompue de douleurs intérieures
et extérieures, qui ne furent guère connues que du
ciel et qui l'ont vraiment consumé.
Un jour, dans un entretien spirituel, il lui échappa
346 CHAPITRE TRENTE-CIINQUIÈME.
de faire cet aveu : « J'ai demandé avec de vives in-
stances une grâce à Notre-Seigneur, et j'ai tout lieu
de penser que j'ai été exaucé : c'est qu'il me fasse en-
trer en participation de tous les états crucifiants où
il a passé durant sa vie mortelle et qu'il continue
encore dans les anéantissements eucharistiques. Je
me suis offert en union avec lui , aux attributs divins
de son Père céleste, comme une victime de répara-
tion , afin qu'il se contente en plénitude en moi et sur
moi, et qu'il étende son souverain domaine sur tout
mon être, selon toute la mesure des ingratitudes des
hommes. »
Et dans une autre circonstance :
« Oui, oui, depuis que je me suis tout donné à
mon Jésus et que, par l'effet d'une charité toute gra-
tuite de son Cœur, il lui a plu de me découvrir ce
qu'est Dieu et tout le néant de la créature, je n'ai
plus rien prisé que le règne plein en moi de ses divins
attributs. Ce domaine a été violé par le péché; il faut
que mon doux Maître rentre dans ses droits par la
Croix. Par elle seule peut s'opérer la défaite de la
nature viciée, et, en proportion de son action, s'éta-
blira en nous le souverain domaine de la justice, de
la sainteté et de l'amour. Or donc, mon âme, de
Favant vers la Croix ! et que tout pour moi se change
en amertume , en souffrance , en mépris ! . . . »
Une autre fois :
« Que nous serions heureux si chacune des actions
de notre vie était comme un coup de pinceau qui re-
trace en nous l'image de notre Jésus ! Voyez-vous , il
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 347
faut absolument que tout en nous s'encadre comme
un beau portrait dans toutes les œuvres du bon Maî-
tre. Oui, son Cœur est le moule où doit s'écouler et
se former le nôtre; puis sa Croix est le ciseau qui
doit achever et perfectionner son image en tout notre
être. C'est surtout par la Croix qu'il complétera cette
œuvre en nous; car il en est de notre ressemblance
avec lui comme d'un bloc de pierre ou de bois dont
on voudrait faire une belle statue. Pour atteindre son
but , le sculpteur se sert d'instruments tranchants ; il
coupe , il enlève , puis il trace des ciselures , des
traits, enfonçant toujours plus avant son instrument.
Le bon Jésus en fait autant avec sa Croix. O bonne
et précieuse Croix ! viens , viens avec toutes tes
rigueurs ; hâte-toi de tracer sur ces troncs informes
de nos âmes cette divine ressemblance; apporte avec
toi, s'il le faut, le fer et le feu : j'y consens, pourvu
que tu fasses de moi un autre Jésus. »
Il écrivit encore le 30 avril 1860 :
« Depuis que notre Jésus m'a fixé, pour la joie et
pour la gloire de son Cœur, sous l'action de ses divins
attributs, ses opérations en moi sont toujours de plus
en plus crucifiantes, consumantes, et, par moments,
singulièrement détruisantes. C'est une conséquence
naturelle de l'abandon que je lui ai fait de tout mon
être. Il n'y a donc à y trouver à dire , mais bien à
acquiescer à tout par un joyeux Alléluia. Ce matin à
l'oraison, je me suis trouvé fixé sous l'action de sa
divine justice , qui m'a tenu et me tient encore sur la
Croix. » .
348 CHAPITRE TRENTE-GIJNQUIÈME.
Enfin, à une autre époque, nous trouvons dans ses
lettres ce qui suit :
« Dans les temps passés, Notre-Seigneur m'avait
parlé sur le libre arbitre, et cela à plusieurs reprises.
Il y revient encore aujourd'hui : il veut donc que
nous y réfléchissions de nouveau. Faisons-le, et nous
en conclurons que le sacrifice de ce libre arbitre lui
étant si agréable, nous n'avons plus à hésiter de le
lui livrer tout entier, et nous deviendrons par là
même sa joie et ses délices. Il me semble que l'acte
de ce sacrifice est exactement formulé par notre saint
Père saint Ignace dans la prière intitulée : Recevez, Sei-
gneur, toute ma volonté, etc. Proférons-le et profé-
rons-le encore en unissant notre cœur au cœur en-
flammé de ce grand sainte Réalisons-le ensuite dans
notre conduite intérieure et extérieure, donnant, don-
nant toujours , ne nous lassant jamais de sacrifier,
après l'avoir fait mille fois, el alors même que son
Esprit nous pousserait jusqu'aux dernières limites ,
comme il y poussa Abraham , Moïse et un grand
nombre de ses saints; ne reculons point et immolons
* Nous citons l'acte de donation tel que le fit le P. Barrelle et
tel qu'il l'avait lui-même donne à des âmes généreuses :
i< Nous voici devant vous, Seigneur Jésus, votre Cœur nous veut
pour sa joie et pour sa gloire. Le nôtre se plaît à se donner à
vous. Oh ! pienez et recevez tout absolinnent en nous, selon votre
désir et vos desseins, en plénitude et à toujours pour le temps et
pour l'éternité. Amen, amen, amen.
» Joseph Barrelle.
» Ex toto, in œternum et ultra Jesu Domino suo per Mariam et
Joseph. »
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 349
jusqu'à la dernière brebis, au dernier agneau de notre
troupeau. Voilà la pratique dont il est facile de voir
la pleine et juste application. C'est ce que l'auteur de
V Imitation appelle suivre, nu, Jésus-Christ nu. Vous
le comprenez; c'est la nudité du Calvaire, c'est la
perfection du dénûment intérieur et extérieur, dont
Jésus-Christ, ainsi que nous le voyons en saint Fran-
çois d'Assise, est la récompense, au delà de tout ce
qui peut s'imaginer. Que la grâce nous anime donc à
ce point-là, qui nous est nécessaire pour être Jésus-
Christ , et Jésus-Christ nous ! »
Il est temps d'arriver à la pieuse correspondance
que nous avons annoncée, et d'y entendre les vertus,
à l'envi, s'épancher d'un cœur fervent.
Trouvera-t-on , par exemple, plus gracieux épan-
chement d'humilité que la lettre suivante :
« Le 19 octobre 1858.
« Je vous obéis, mon enfant, et je prends la
plume, comme Abraham prenait son bâton de voyage,
sans savoir où je vais. Car, tandis que vous avez, vous,
quelque chose toujours à me dire, je me trouve, moi,
sans rien du tout. Or, est-il facile, en pareil état,
d'entretenir personne au monde? On n'a guère alors
que le silence et l'anéantissement pour refuge; et c'est
ce à quoi je me trouve forcément réduit. Ne vous en
étonnez donc point, et pensez que c'est une souffrance
de plus à joindre aux autres; toutes souffrances ce-
pendant fort minimes en elles-mêmes, et qui pren-
nent leur amertume et leur pesanteur moins dans leur
TOM. n. 20
350 CHAPITRE TRENÏE-GIi^ QUIÈME.
propre nature que dans l'extrême faiblesse du sujet
sur lequel Notre-Seigneur les fait tomber.
" Ces pauvres petits grains de poussière deviennent ,
à cause du néant, que je suis et que je reste, et à
cause de lui seul, des rocs et des montagnes qui me
broient. Joignez-y, pour vous mettre mieux dans la
vérité par rapport à moi, une autre appréciation de
votre Père, tout autre que celle que vous auriez pu
vous former jusqu'à présent, et dites : Il n'est que
cela! en vérité, ce n'est pas grand' chose, puisque en
cherchant à en exprimer quelque suc, je n'y trouve
absolument rien ni pour moi , ni devant son Sauveur
et son Dieu. Et ces paroles seraient la justice et la
vérité; je n'aurais nullement à y redire; elles ren-
draient ce qui est, ce que je sens, ce que je devrais
sentir encore plus intimement et plus vivement.
» Aussi n'ai-je nulle raison de me plaindre de la
position qui est faite à ma misère. Je vois trop claire-
ment que Notre-Seigneur ne recevant rien de moi que
des crudités et des amertumes, je ne saurais prétendre
à recevoir de lui qu'un semblable retour. Il fait bien,
très-bien; mieux encore, car il me supporte; mieux
encore , car il ne cesse de me conserver ses dons les
plus précieux. Ah! que sa charité est grande! Et voilà
pourquoi je me contente de me recommander le
plus humblement que je puis à sa miséricorde, par ce
cri si souvent répété : Seigneur, ayez pitié de moi!
Faites-lui pour moi la même prière, et ce sera assez.
» Ces quelques paroles vous rendront palpable ma
situation intérieure, qui se compose de deux sortes
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 351
de peines, la première est ma nullité devant Notre-Sei-
gneur, et la seconde est cette haie d'épines que fait
surgir autour de moi ma situation présente, telle que
vous la connaissez avec ses soucis, ses prévisions, etc.
M J'abandonne assurément tout à Notre-Seigneur ;
mais, comme je vous l'ai dit plus d'une fois, je souffre,
et l'amertume remplit mon coeur. Oh ! il en sera,
après tout, comme le voudra ce bon Maître, ni plus
ni moins, j'accepte et je veux tout; seulement, qu'il
me prenne en pitié, et que je n'aie pas le malheur de
lui déplaire.
» Je vous ai obéi , ma fille , et je termine en vous
bénissant.
j» Joseph S. J. »
Le P. Barrelle s'anime d'une ardeur guerrière
contre Satan, en esprit d'amour :
« 28 octobre 1858.
« L'aiguillon qui me pique et me presse maintenant,
est l'audace et la rage de Satan , auquel vraiment je
voudrais tenir tête et arracher les proies qu'il a entre
les dents. Au moins, je désire vivement opposer
dépit à dépit, ennuis à ennuis, amertumes à amer-
tumes, et, pour notre divin Ami, devenir d'autant
l'ennemi de ce sot et stupide ennemi, qu'il cherche
avec plus de rage à diminuer la gloire de ce cher
Maître. Mais vous sentez et je sens que, sans la force
d'en haut, notre néant n'y tiendrait pas. Voilà pour-
quoi nous avons besoin, dans notre action, comme
352 CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME.
dans notre repos aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-
Christ , d'appeler sa vertu, pour qu'elle devienne
notre vêtement, et que par elle, et pour Jésus, elle
nous procure une victoire qui lui soit douce et glo-
rieuse. Oui, j'ai faim et soif de cela, comme de la
plus grande confusion de ce superbe qui, après tout,
ne travaille qu'à ramasser et ne ramassera, au der-
nier jour,- comme son magnifique gain, que la boue
et l'ordure des pécheurs et des péchés de la terre. Il
aura lieu de s'en glorifier! Nous le verrons là, quand
il n'aura que la honte éternelle et le désespoir le
plus affreux pour partage. Et cela n'aura point de
fin.
» Il n'y en aura pas plus pour nous, mon enfant,
si nous avons le bonheur et si notre Ami nous fait la
grande grâce de lui être fidèles dans le combat et
dans les mille avanies qui déboucheront sur nous des
entrailles de l'enfer. Toujours aimer et toujours être
aimés, sans que rien nous tire pour un instant de
l'immensité de ces amoureuses délices! Jésus! quel
bien vous nous avez acquis par votre sang , vos op-
probres et votre mort!... Par votre amour, J'aime
mieux dire; car c'est à lui que nous devons tout cela.
» A l'amour, l'amour, mon enfant; rien autre; et
l'amour d'une volonté généreuse et forte, plus encore
que celui du cœur, de ses douceurs et de ses senti-
ments. Je ne sais, mais ce matin et depuis un jour ou
deux, je sens naître en moi comme l'esprit des batailles
et une sorte d'élan contre les légions de l'enfer.
Combien de temps notre Ami me fera-til cette grâce?
CONFIDEINGES SPIRITUELLES. 353
Je ne laisse pourtant pas de ne voir rien en moi, mais
tout en lui.
)j Mon cœur s'offre souvent à lui , comme désirant
lui servir de lit et de repos. Pauvre Maître! le con-
soler devrait être le pain et le miel de notre vie. Qu'il
nous l'accorde, et cela nous suffît. Je lui baise ses
cinq plaies et je m'arrête à son Cœur, en lui criant :
Amour, amour! Oh! vienne d'ici l'amour, avec la
véhémence d'un feu qui consume en nous tous les ob-
stacles jusques aux plus petits! Âyneriy mille fois «me/i.
M Je vous bénis de toute mon âme. Périsse Satan
et toutes ses machinations.
» Joseph S. J. »
Un autre jour, le cœur du P. Barrelle se repose
dans l'amour.
« Le 11 novembre 1858.
«... Les tendresses de notre Jésus font s'écouler
mon pauvre cœur dans l'amour infini du sien. Je ne
sais ce qui, depuis ce matin, l'attire vers moi et me
pousse doucement vers lui. L'amour en moi prend
quelque chose de tendre, et, dans ce sentiment, je le
tiens comme embrassé et présent, sans que rien me
gêne et m'en sépare; avec un désir fort calme en
moi, celui de le voir et de recevoir de lui une bles-
sure d'amour, qui me fasse languir dans sa recherche
et dans son attente.
» Mais que j'en suis donc loin et que je sens en
moi d'empêchements à cette délicieuse rencontre!
Oh! si j'étais pauvre en vérité ! je serais pur en vérité
20.
354 CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME.
par là même. Car, comme je le lisais ces jours passés
dans récrit d'une de mes filles, à laquelle bien des
paroles sont adressées par l'Esprit-Saint: La pureté est,
dans une âme, la vérité du rien, c'est-à-dire la parfaite
pauvreté ou humilité. Alors cette béatitude recevrait
en moi son parfait accomplissement, non-seulement
dans le ciel mais encore sur la terre : « Bienheureux
» les purs de cœur, parce qu'ils verront Dieu. » Mais
que le ver se contente de ramper, et qu'il suffise à la
taupe de se traîner en ses souterrains et ses ténèbres.
Je suis l'un et l'autre, ma part est faite. Je l.a veux.
Seulement si mes désirs viennent de Notre-Seigneur,
je le prie de les entretenir , de les faire fructifier à sa
gloire et à mon bien. »
Dans la lettre suivante il rend compte de sa retraite,
commencée le 30 février 1860.
« Je me suis trouvé, à l'ouverture du livre, en face
du premier chapitre de l'Évangile de saint Jean, et la
lumière s'étant faite en moi, j'ai pu goûter ces mots :
« Tout a été fait par lui... rien sans lui... En lui
» était la vie... et cette vie était la lumière des
» hommes. Et cette lumière luit dans les ténèbres, et
» les ténèbres ne l'ont pas comprise... etc. n Je ne
puis vous rendre ce qui s'opérait en moi, si ce n'est
par un triple cri de mon cœur que vous comprenez,
qui le nourrissait et le soulageait : Verbe , vie !
O Verbe, lumière! O Verbe fait c hair, /o rce e/ sagesse
de Dieu, mais dans votre chair crucifiée! Je voyais
tout dans ce Verbe, tout, tout, absolument tout;
tout dans Tordre de la grâce , de la nature et de la
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 355
gloire, et par conséquent tout poiu^ nous et en nous.
Oh! dès lors, con}ment ne pas se livrer à lui sans
réserve? Et je ne cessais de redire : O Verbe vie! ô
Verbe lumière! regardant simplement et amoureu-
sement mon crucifix, et sentant que mon âme trouvait
là abondante pâture.
M J'ai passé ainsi ma première journée de retraite.
Puis voulant , ce matin , dans la méditation , me tenir
dans la grotte de Gethsémani avec mon Sauveur en
agonie (car nous en faisons l'office aujourd'hui), j'en
ai été soudain retiré pour en revenir à mon Verbe
vie et lumière; et j'ai célébré la sainte messe en
l'honneur du Verbe vie, me réservant pour les jours
suivants les deux autres attributs qui restent.
« Je suis venu, moi, la vie, disait Jésus, pour que
» vous ayez la vie, et toute l'abondance de la vie. »
Et je lui ai répondu soudain : Et nous sommes venus,
nous, ô notre unique Amour, vers vous pour recevoir
tout cela de vous. Oh! nourrissez-nous, Vie, Pain de
vie, et notre vie, et qu'il n'y ait plus rien en nous
que vous, ô Vie de notre vie! C'est où j'en suis, avec
une sorte de plénitude qui inonde mon âme, et dont
je ne puis plus sortir. J'en suis abîmé et comme
perdu... Cependant une langueur intérieure continue
avec cela. Que voulez -vous? l'âme est tellement
blessée par la flèche que vous savez , que je continue
de cheminer en langueur dans l'attente, bien que,
par moments, mon Père me serve une bien délicieuse
pâture!
» J'ai continué ma marche toujours sur la même
356 CHAPITRE TRENTE-GIiXOUIÈME.
route; et j'ai dit ma messe à Jésus lumière, et je lui ai
demandé communication abondante de cette vraie
lumière qui est lui et lui seul. Je continue d'alimenter
ma pauvre âme du Verbe lumière, qui est non-seule-
ment Pain de vie pour le cœur, mais encore Pain
d'intelligence pour l'esprit; mais cette lumière n'est
pas comprise, comme cette vie n'est pas goûtée, ou
du moins elle l'est de si peu de personnes, que c'est à
en tomber de stupeur, et à en éprouver la plus amère
indignation. Mais, ô miséricorde, sortant à gros bouil-
lons des plaies et du côté ouvert de Jésus-Christ cru-
cifié , grâce à toi tout est réparable , et tout , en un
clin d'œil , est réparé pour qui veut se livrer à toi , et
^mesurer sa confiance sur toi. Voilà pourquoi il est
écrit : « Au jour où s'allumera le feu de sa colère,
» bienheureux seront tous ceux qui se confieront en
» lui! »
» J'ai commencé et poursuivi mes oraisons sur
cette troisième parole : Verbe en sa chair crucifié,
force de Dieu. Il nous l'a communiquée cette force ,
comme sa vie et sa lumière. Mais est-ce avec des résul-
tats plus heureux pour Lui et plus fructueux pour
nous? De la part des hommes toujours même exclu-
sion , toujours Bethléhem qui n'a pas de logement
pour Lui; toujours Nazareth qui ne veut rien voir
que de commun et d'insipide en Lui; toujours Jéru-
salem qui le chasse de son enceinte et le mène à la
mort des infâmes. Et Jésus, victime, toujours aussi
recevant le mal pour le. bien, et la haine pour
l'amour.
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 357
» Ah! Jésus! Jésus! La part reste donc abondante
pour les âmes de foi, qui reconnaissent sa force dans
son abjection, dans sa nudité, dans ses tourments et
dans sa mort, et qui veulent puiser là, dans leur
immense faiblesse, la puissance dont elles ont besoin
pour se vaincre généreusement elles-mêmes, et pour
triompher du tentateur. Jésus crucifié. Force de
Dieu, animez-nous des sentiments qu'avait de vous le
grand Apôtre, et que nous arrivions à dire, en vérité,
avec lui : Je mettrai mon plaisir dans mes faiblesses,
et elles seront ma gloire, pour que la force de Jésus-
Christ habite en moi; car il se fait tout pour et dans
les vrais humbles.
» Reste un quatrième mot : Jésus crucifié , la
sagesse de Dieu. C'est pour demain; et ce sera l'ob-
jet de ma quatrième messe, qui sera suivie samedi
d'une cinquième tout à la gloire de l'adorable Trinité.
Et déjà ma triste barque se verra de nouveau atta-
chée à cette terre de l'exil, loin de ce lieu qui nous
attend, nous désire et nous appelle, ce me semble, et
par ses habitants et par notre unique Ami! Mon cœur
se resserre à cette perspective ; mais telle est encore
la volonté, tel est le bon plaisir de ce Jésus crucifié,
qui nous veut encore sur la Croix avec Lui, répandant
encore goutte à goutte, sinon le sang du corps, du
moins le sang du cœur, et tendant ainsi, par l'épui-
sement de tous nos désirs, de toutes nos affections
les plus véhémentes et les plus passionnées, à la mort
de notre propre amour, de notre propre volonté et
de nos intérêts personnels. Elle est belle, oh! bien
358 CHAPITRE TRENTE-CINQUIEME,
belle, bien précieuse, cette mort, puisqu'elle porte
en ses entrailles la plénitude de notre vie, de notre
lumière, de notre force et de notre sagesse qui est
Jésus.
)) Oh! qu'elle nous vienne au plus tôt. Père, Père
et amour de nos âmes. Ah! Notre-Seigneur sait
combien je le désire. Abandonne -toi , mon triste
cœur, à son amoureuse Providence, et mange, en
attendant dans le calme, le pain amer qui t'est servi.
Il t' arrive de la table même de Nazareth, de Gethsé-
mani et du Calvaire, jusqu'à ce qu'un autre plus
doux vienne le remplacer. Je voudrais pleurer...
Mais non, non! mieux vaut que je m'ensevelisse sous
la croix du Golgotha , et que , mort à tout ce qui est
de la terre, mourant à moi-même et à ma volonté,
j'attende au sein de l'espérance la venue de l'Epoux !
Patience! patience! c'est par beaucoup de tribulations
qu'on entre dans le royaume des cieux. Il faut que
le grain meure afin qu'il fructifie avec abondance.
Amen, alléluia!...
« C'était hier samedi; et j'ai passé ma journée avec
Marie et Joseph, que j'ai priés, sollicités, fatigués
peut-être, quoique enfin mon pauvre cœur fût d'ac-
cord avec eux et le divin Enfant. Oh! combien cette
journée a été laborieuse pour moi! Elle s'est toute
passée en souffrances, en clameurs, en actes d'adhé-
sion et d'abandon , en attente et pleine déception de
tout ce que désirait mon âme. Et seul, tout seul, ne
recevant rien d'en haut, ne pouvant recourir à nulle
âme qui vive sur la terre, je suis resté ainsi , non pas
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 359
à fouler le pressoir, mais sous la pression de la justice
de Dieu qui me foulait, sans savoir si j'ai satisfait ou
mécontenté mon unique Maître, sa Mère, saint Joseph
et tous nos amis du Ciel.
» Mon âme, le comprends-tu enfin ce mot : « Il
M faut mourir pour ressusciter , il faut tout perdre pour
» tout gagner? » Elle a de la peine à se faire à ce lan-
gage pratique , et elle est fort amére à son goût cette
mort qui réduit au plus complet dénûment et vous
laisse là isolé , nul , en face de sa propre décomposi-
tion , vivant cependant encore de désirs, que tout
se plaît à broyer; aimant malgré cela l'Unique , mais
pour sentir davantage et plus vivement la nécessité
où on le met , par le fond de sa propre misère , de re -
trancher le pain dont on a faim. C'est cela, unique-
ment cela; et bien qu'il y ait de la part de ce cher
Dieu sagesse , justice et charité , et rien que de par-
faitement bon, la nature, l'amour de soi, la propre
volonté, comme je le disais plus haut, ne peuvent ni
ne veulent le goûter. Eh bien ! tant pis pour elle! elle
sera bien forcée de se résigner.
» A la suite de cela, je montais à l'autel. Arrivé au
premier Mémento, voulant offrir mes intentions, je
sentis surgir du plus intime de mon âme comme un
vent violent qui, balayant tout, ne m'a laissé que la
possibilité de crier à Notre-Seigneur, avec une sorte
de véhémence : Mort à ma propre volonté! mort à
mon propre amour! mort à tout ce qui peut mettre
obstacle à l'écoulement parfait en moi de vos divins
attributs! C'a été ma seule intention possible.
360 CHAPITRE T [lElNTE-CINQUIÈME.
» D'après cela, j'ai compris de quoi j'avais le plus
de besoin, ce à quoi je devais le plus m' exercer et
me laisser exercer par Notre-Seigneur et par toutes
les créatures ; et ce qu'il me reste par conséquent à
faire pour arriver à l'union divine... Hélas! et voilà
donc ce qui va me faire encore languir!... Voilà une
nouvelle masse d'eau froide jetée dans une chaudière
dont je ne sais point attiser le feu , et dont il me fau-
dra attendre la pleine évapOration ! Que je suis donc
malheureux si Notre-Seigneur ne me vient point en
aide ! Ah ! criez vers Dieu pour moi ; criez vers
Marie et Joseph, et redoublez vos clameurs afin de
m' obtenir la prompte évacuation de tout ce qui met
en moi obstacle à mon union parfaite avec ce Tout
de mon cœur, dont j'ai faim, et qui me rejette encore
pour un peu de temps loin de son Cœur. Ah! quel
besoin j'éprouve de demeurer à toujours avec ce cher
et bien-aimé Seigneur; mais le temps n'en est pas
encore venu. Priez! priez! »
Naturellement se rapproche, par la nature du sujet,
le compte rendu de la retraite de décembre , la même
année, terminée le jour de Noël. Il est daté du 23 jan-
vier 1861.
« J'ai beau faire effort pour occuper mon esprit de
certaines vérités dont on se sert dans une retraite, je
ne puis m'y fixer; et toujours je retombe dans mes
deux cercles ordinaires, qui sont la Trinité du Ciel ou
celle de la terre. Oh! ce Père! ce Verbe, cet Esprit
tout amour! Puis ce Jésus enfant, cette douce Mère
et saint Joseph! ils me rà\issent tellement, que je ne
COJNFIDENCÉS SPIRITUELLES. 361
puis un instant m'en distraire. Je trouve tout là, tout;
c'est une plénitude et une dilatation dans laquelle
mon âme trouve une pâture qui la rassasie. Je trouve
dans mon Père un repos qui ne me laisse rien à désirer.
« Le Seigneur me conduit, pourrais-je dire avec David ,
» rien ne pourra me manquer; il m'a placé dans un
M lieu de vrai pâturage. » plénitude! adorable Tri-
nité, Père, Fils et Saint-Esprit, soyez-moi vie tou-
jours! Jésus, Marie, Joseph, soyez-moi voie tou-
jours, afiii que j'arrive à la vérité qui est Vous toujours.
Amen!
» Oui, ce cœur en revient toujours à sa pente,
comme le petit ruisseau vers l'océan qui doit l'en-
gloutir. Pauvre cœur! tu es passionné pour le beau,
pour le bien , et c'est pour cela que tu y tends de
tout ton être; et comme ce bien ne se trouve qu'en
Jésus, cela explique cette pente qui l'y entraîne in-
cessamment et avec une véhémence toujours plus
forte, surtout après le saint Sacrifice, au point que si
mon bon Maître n'en tempérait l'ardeur, je tomberais
de défaillance. Heureusement sa charité suspend les
effets sensibles de ses opérations intérieures sur le
cœur, pour donner quelque repos à cette nature finie,
autrement j'en mourrais.
» Mon impression en entrant en retraite a été un
entraînement et un écoulement de tout mon être dans
la simplicité de Jésus enfant; j'en ai une image sur
ma cheminée, aux pieds d'une autre fort grande, qui
représente Notre-Seigneur montrant d'une main son
Cœur, et de l'autre, qui est la droite, ce petit Enfant
TOAI. II. 21
362 CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME.
placé pour ainsi dire au bout de son doigt; il semble
me dire : Voilà ton berceau , voilà ton moule ! ber-
ceau de la divine enfance! ô moule de la divine sim-
plicité! Je me couche dans ce berceau- je me délecte
à me fondre dans ce moule; et c'est tout pour ce
pauvre cœur. Il ap[)elait le Saint-Esprit qui est l'Es-
prit de son Père, tout amour, pour qu'il vînt, de son
bec, décharner et décharner encore, afin de réduire
tout mon être à sa plus simple» expression pendant
cette retraite; car les urnes doivent être vides d'abord
pour être remplies d'une eau très-pure, et pour que
ces eaux soient changées en vin, par un acte de la
volonté de Jésus Notre-Seigneur.
» C'est singulier, je n'ai pu retirer mes regards de
ce cher petit Enfant. Ah! c'est que, vous le savez,
il a charmé et ravi mon cœur, et l'amour que ce
cœur a conçu pour lui est s' grand, que j'en suis con-
sumé. Puis, de Jésus enfant passant à ce grand tableau
de Jésus-Christ, déposé sur ma cheminée en atten-
dant qu'il soit placé, je pensais en moi-même que
cette couronne épineuse était notre époque. Mais je
fus surtout saisi soudain, à la vue de la Croix qui
s'élevait nue au milieu des flammes qui sortaient de
son Cœur; ce qui m'a donné la certitude que ce mou-
vement subit venait de Dieu. Il me semblait l'entendre
me dire : Voici ta part; c'est cette Croix qui s'élève
du Cœur de Jésus sans crucifix; il faut que tu sois en
tout semblable à moi. Je me rappelais alors que j'étais
fils... Si je suis Jils, je suis héritier. Elle est donc à
moi, cette Croix qui termine et consume ce Cœur,
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 363
cette Croix qui s'élève du milieu des flammes de
l'amour, et qui en est tout entourée. Oui, oui, elle
est mienne, et j'ai dit positivement et avec une très-
grande ardeur à mon Père : Père, Père, je la veux
isolée, nue, sans son crucifix; il lui en faut un cepen-
dant : Eh bien! j'épouse son isolement, et ce sera
comme fils et comme héritier que je prendrai la place
de mon Père, J'y achèterai ainsi, par lui et avec lui,
par mes souffrances et mes tortures intérieures, et
toutes les peines dont il vous plaira de m' abreuver,
les âmes que vous voudrez sauver... Mais je n'y serai
pas seul. Et, au même instant, toute cette série de
douleurs qui m'a été montrée fut déroulée à mes
veux. Oh! que de choses! Et après avoir renouvelé
mon acte de donation , je me livrai à toute l'action
des divins attributs par la Croix. Amen.
» Et n'allez pas dire : Mais quoi, n'est-ce donc pas
assez de privations, d'ang^oisses et de sacrifices? Non,
non. Dans les desseins de Dieu, nous devons en épuiser
la coupe jusqu'à la lie, c'est-à-dire jusqu'à la mort,
sans nous lasser jamais d'ajouter douleur à douleur,
sacrifice à sacrifice, en disant toujours, pour la joie
du Cœur de notre tendre Ami : Encore [)lus , Sei-
gneur, encore plus ! Toujours souffrir etjamais mourir !
» J'ai donc été occupé toute la journée à contem-
pler ce petit Enfant que je voyais devoir être notre
moule, dans lerpiel Jious devions nous écouler, pour
y prendre cette foi soumise, cette simplicité, cet
abandon et celte humilité que Notre Père attend de
nous, pour l'accomplissement de ses desseins. J'en-
364 CHAPITRE ÏRE.N TE-GIINQUIÈME.
trais, comme je le pouvais, en lui; de là sortait une
bien ardente prière. Oh! que n'a-t-elle été exaucée en
plein! car il nous la faut, cette transformation qui
doit en être le résultat. Vous le voyez. Seigneur Jésus!
M De Jésus je passais à la Croix, à la petite croix
noire qui s'élève au-dessus du Sacré-Cœur dans un
tourbillon de flammes. Les impressions qui me saisis-
saient à la vue de cette croix étaient vives et pleines
de tendresse: je m'y voulais, je m'y unissais, me sou-
venant que pareille croix m'avait été montrée, et que
mon Père, me saisissant' par le bras, avait dit ces
paroles : Au Calvaire! au Calvaire! Et cette parole
du Cantique des cantiques retentissait à mon cœur :
« Je suis noire, mais je suis belle » , fille de Jésus...
« aussi le Roi m'a-t-il aimée et introduite dans sa
« chambre. » Quelle est cette chambre? son Cœur,
d'où, à la fin des temps, la croix est sortie, sans per-
sonne entre ses bras, comme pour s'offrir en épouse
à qui voudra s'unir à elle dans l'incendie de l'amour.
N'est-ce pas une offre bien capable de tenter? Ah!
ma fille, ma fille, c'est à qui aura plus d'amour que
Jésus donnera la préférence. amour! ô amour!
ô amour! Esprit-Saint, venez, venez et mettez tout
en feu dans nos âmes!... Et, avec la Croix et l'amour,
que nous faudrait-il de plus pour la perfection de
notre béatitude? Sur la Croix, que n'a pas laissé notre
si aimant Jésus ! Dans l'amour, n'est-ce pas tout, tout,
ue mon àme y trouve
» C'était à mon tour aujourd'hui d'entrer en lutte
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 365
avec le chien; et, me trouvant si mal et si fatigué, je
me suis tourné vers mon Père, et je lui ai dit que je
ne savais plus comment faire. Peu après, il m'a attiré
dans son adorable Sacrement, m'a comme entouré
de son Eucharistie, ainsi que d'un nuage, et dès ce
moment je me suis trouvé dans une paix parfaite qui
m'a refait totalement. Oh! c'est là mon air natal, ma
famille, ma nourriture, mon breuvage, mon paradis
terrestre... C'est tout, tout, tout pour moi. « C'est
» mon repos ; j'y habiterai^ parce que je l'ai choisi
M pour mon partage. »
» Sacretnent et sacrifice! Sacrement par sa pro-
fonde obscurité, par ses mystères en nous, par ce qu'il
représente de la conduite du Verbe fait chair en nos
âmes; pain et vin séparés et unis. Sacrifice, car, tou-
jours vivant, toujours il est immolé le Verbe eucharis-
tique. Voyez-vous encore où nous conduit la lumière
de Jésus? n'en est-il pas ainsi de nous?,.. Sacrifice!
sacrifice! Quelle pensée, mon Dieu!... Oui, oui,
mais non sanglant, quoique tout y porte le sceau de
la destruction, de la mort, de l'anéantissement et de
la sépulture.
» Et cependant, vous le savez, cher Nôtre , nous
voudrions bien réellement mourir pour vous et avec
vous. Votre Isaac est là; il est décidé à mourir. Que
Notre-Seigneur et Ami nous introduise dans sa lumière,
nous submerge dans son amour, et ne permette pas
que nous fassions jamais divorce avec sa Passion, sa
chère et belle Croix et sa Mort.
» Voilà donc où je suis venu aboutir, conduit par
366 CHAPITRE TRENTE- CINQUIÈME.
la lumière de Dieu, devant Vaiitel du grand sacrifice
demeurez-y avec moi jusqu'au moment de sa con
sommation. Je me fixe là ; faites-en de niéme et livrons
nous. Àîne7i, ainen. »
*«0000®000«
CONFIDENGES SPIRITUELLES. 367
CHAPITRE XXXVI
CONFIDENCES SPIRITUELLES.
L'exil terrestre. — Alternatives de mystérieuses agonies et de saintes
délices. — Parfait abandon. — La foi pure. — Confiance dans les
divines miséricordes.
En reprenant le cours de notre admirable corres-
pondance, nous retrouvons tout d'abord le bon Père
dans les langueurs de l'exil terrestre :
« 15 avril 1860.
» Il faut, je le vois bien, que toute mon ardeur
naturelle soit purifiée en moi par cette longue attente
de mon Jésus qui me fait languir. C'est une mort
lente qui achève ma sanctification ; mais je me suis
livré à Notre-Seigneur pour faire, en tout et toujours,
toutes ses volontés. C'est un cercle que je me suis
tracé, et dans lequel je me suis enfermé pour n'en
plus sortir jusqu'au bout; et c'est pour moi en même
temps une véritable mort; car, puis-je vous le laisser
ignorer? la vie m'est à charge, elle est pour moi un
vide et un ennui accablant. Je ne suis allégé que dans
les moments d'oraison, où la paix s'assied sensible-
ment dans mon âme, l'attirant à soi comme pour la
sustenter, en la tenant unie par le fond à la sainte
368 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
Eucharistie et à la divine substance qui s'y trouve.
Mon âme alors se repose et se nourrit en même
temps, mais sans rien de distinct. Elle s'écoule vers
son amour, dont elle reçoit l'écoulement; et c'est
tout.
» Cette impression me prend souvent ailleurs,
n'importent le temps et le lieu; c'est comme un
rafraîchissement qui me soutient et m'aide à pour-
suivre ma route. Hors de là, je ne sens que moi, c'est-
à-dire le poids de mes imperfections et des misères
sans nombre dont je suis la vivante fourmilière; ce
qui m'humilie et me serre même parfois le cœur, en
vue de la peine que je cause à mon Père.
» Dans ce temps-là, je crierais volontiers avec Job :
«Je m'ennuie de vivre! » Mais la conformité au
divin Vouloir reste toujours au milieu de mon pauvre
cœur languissant dans l'attente de son Jésus. Qu'y
faire en effet? « Le Seigneur me conduit et rien ne me
» manquera » , dois-je dire avec David. Il a été bien
plus long le temps de l'attente de tous ces saints, et
ils ne perdirent jamais courage; et ils ne s'affaiblirent
jamais dans leur foi ni dans leur admirable confiance.
Mon Dieu, rendez-nous participants de leur esprit,
comme nous en avons besoin; moi surtout à certains
moments où je me trouve, ce me semble, dans l'état
d'âme dont le chapitre troisième des Lamentations de
Jérémie vous donnera une vraie description.
» Cependant croyez bien que côte à côte de tout
cela marche, avec mes désirs, mes langueurs et mes
peines, une conformité entière aux décrets de la Pro-
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 369
vidence, de la stabilité et de la justice, infiniment
aimable en tout, de mon Dieu et de mon Père; et je
ne voudrais pas pour tout au monde qu'il chanjjeât
en quoi que ce soit le moindre iota de ce que récla-
ment ses adorables attributs. Ab! qu'il satisfasse en
plein sa divine justice !
» Me sentant donc un grand désir de voir enfin se
terminer mon exil, je le seconde et le nourris; mais,
d'autre part, aimant mieux la volonté de ce bon Père
que toutes mes ardeurs, je les lui sacrifie à plein et je
m'avance ainsi entre ces deux contraires en appa-
rence, mais formant cependant une véritable unité.
Ah! Jésus! Jésus! votre sainte et adorable volonté et
non pas la mienne. »
Viennent ensuite les consolantes intermittences des
saintes délices. Le P. Barrelle venait de lire les com-
munications spirituelles d'un cœur fervent. A son
tour, il épanche sa propre ferveur : * ^
« Votre journal, ma fdle, m'a rassasié, m'a rempli,
fait comme déborder dans le cœur de mon Père, de
ma Substance, de mon Unique, de mon Tout. Je ne
saurais vous rendre ce qu'il peut voir lui seul, parce
que tout en moi est son ouvrage, et que c'est de sa
plénitude qu'arrivent à moi ces filets qui, je le pres-
sens bien, se changeront en ruisseaux et en torrents,
jusqu'à ce que mon pauvre et riche cœur entre dans
un océan immense.
» Oui, ce temps viendra; car mon Père ne com-
mence rien sans la volonté et la puissance de le mener
à sa fin. Or, concevez-vous ce qu'éprouve une âme
21.
370 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
qui, sans aucun mérite précédent, et n'ayant d'autre
droit qu'à un rebut éternel, se voit, par une mer-
veille à jamais inouïe, introduite dans une sphère
comme celle où je me vois? Ah! ^rand Dieu! Il n'y
a ici qu'un mot à dire : Taisons-nous î et qu'il nous
suffise d'admirer, en nous fondant de reconnaissance
et d'amour dans le cœur qui nous attire avec tant de
douceur et de force, pour nous transformer en soi.
Tel est l'état où je me trouve. C'est un doux et bien
doux accablement, qui favorise cependant l'action
intérieure, provoquée par cette pensée que notre
Père du Ciel doit recevoir ses créatures dans le
moule de son cœur.
" Il faut donc que la fonte se fasse, et elle ne peut
avoir lieu que dans le creuset et sous le feu de l'a-
mour... puis, la fusion dans le moule, et une fusion
qui s'étende à tout ce qu'il y a de formes , de plis et
de replis dans le moule divin. On laisse ensuite le tout
se refroidir, pour qu'il y ait pleine consistance... et
le moule s'ouvrant alors, la nouvelle créature paraît.
Oh! qu'elle est belle et gracieuse quand elle porte
avec une exacte fidélité tous les traits de ce moule
divin !
» Telles sont les opérations par lesquelles nous
avons à passer. Elles sont toujours lentes quand les
ouvriers sont de purs hommes, et le métal pur métal ,
mais quand c'est le Saint-Esprit qui est le fondeur,
et un cœur qui se livre à lui avec amour et pleine-
ment, qui est le métal, oh! que tout est plus facile,
plus rapide et plus prompt ! Notre unique affaire doit
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 371
donc être maintenant de nous fondre et de nous écouler
à plein dans notre moule, et c'est ce qui s'opère en
moi comme naturellement, avec une paix et une faci-
lité qui m'étonnent. Naturellement encore, mon cœur
est porté tantôt à se verser tout d'abord dans le sein
et dans le cœur si pur de notre sainte Mère, pour en
devenir plus pur et plus propre à prendre toutes les
formes de son moule, et tantôt à se mettre entre les
mains de Marie et de Joseph, ou à s'appliquer à leurs
cœurs, pour qu'une première transformation en eux
rende la seconde plus parfaite encore.
» Dieu! que n'inspire et que ne fait l'amour, quand
il entre dans une âme! Il la remplit d'une telle sim-
plicité, il lui inspire une si lar^je confiance, il lui
donne une si ^^rande liberté, qu'elle va droit sans
crainte aucune à son ravissant objet, par la certitude
qu'elle sent et qu'elle a d'être aimée et d'aimer. Or,
je vous le dis en toute simplicité, voilà où je me
trouve, et ce que je fais délicieusement, malgré des
moments d'ennui de vivre qu'amènent nécessairement
les combats extérieurs avec l'état intérieur. Mais
abandonnons le tout aux tendresses et à la savou-
reuse sagesse de notre éternel Ami , et faisons en
toute humilité, simplicité, patience et charité, la
part de travail qui nous est assignée. C'est là pour
nous l'unique nécessaire.
., 9 mai 1860. ..
Bientôt l'agonie intérieure recommence sa mysté-
rieuse immolation. Puis, de nouveau Dieu montrera
372 CHAPITRE TRE^■ TE-SIXIÈME.
son visage, pour le voiler encore et ]e manifester de
nouveau :
«< 24 novembre 1860.
» Ma dernière lettre et la décharge de cœur qu'elle
contenait a commencé à m'alléger du poids qui me
broyait. Dieu a bientôt dissipé le reste des nuages qui
m'environnaient encore, et fait succéder en mon âme
la joie à la tristesse, par le témoignage si sensible et
si touchant de l'incompréhensible charité du Père,
du Fils et du Saint-Esprit envers une aussi misérable
créature.
» En effet, de bien longues niais bien douces heures
se sont passées ce jour-là pour elle dans de délicieux
rapports avec son Dieu. C'est à la personne du Père
plus spécialement que j'ai été intérieurement appliqué
dans ces moments-là. Gela venait de ce que pour la
première fois, d'une façon du moins très-sensible et
très-distincte, cette adorable Personne daignait fixer
les regards de son cœur sur ma pauvreté et mon indi-
gnité, et qu'elle m'apparaissait ne faisant qu'un avec
le Verbe, mon Père, dans sa sollicitude amoureuse
pour moi. Non pas que je ne le crusse par la foi; car,
ainsi que le dit Notre-Seigneur Jésus-Christ, « Mon
» Père et moi ne faisons qu'Un», mais j'avoue que
jusqu'à ce jour la foi me laissait une certaine crainte
de la majesté et de la sainteté du Père, crainte que
je n'avais pas en traitant avec le Verbe incarné. Or,
en voyant le Père s'occupant avec son Verbe de ce
rien qui est moi, et unissant son intérêt à celui de son
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 373
Fils pour mon âme, j'ai été sensiblement attendri et
dilaté.
» Mon Dieu, être aimé de vous! quel bonheur! et
d'où peut-il me venir? J'en ai vraiment joui, et ma
paix en est devenue plus sensible, quoique je crusse
voir dans le Saint-Esprit qui allait et venait, descen-
dait à moi et montait, se rapprochait et puis s'éloi-
gnait encore, quelque chose qui semblait me dire :
Son infinie délicatesse trouve encore à désirer en
loi. Eh! Seigneur, pouvais-je m'en étonner, et ne
pas tomber pleinement, et sur-le-champ , d'accord
avec vous? Ce point, cette nuance qui me peinait au
fond, n'enlevait rien pourtant au bonheur de mon
âme, que j'*ai goûté pendant ces jours. Cependant il
y a eu des intervalles où les brouillards de l'ennui
reparaissaient, et où je devais, par conséquent, pos-
séder mon âme par la patience et supporter avec mon
propre poids celui de la vie.
» Je n'ai rien à dire à cette marche de la divine
Providence qui tantôt m'élève et tantôt m'abaisse
par le sentiment de ces grandes misères, pour mon
plus grand bien; mais j'ai beaucoup à m'humilier et
à me confondre en moi-même de moi-même, en
même temps qu'à m'anéantir devant mon Dieu, et à
crier à ses pieds miséricorde, parce que les choses
n'en seraient point là en moi, si je n'étais, par ma
faute, en dessous et bien en dessous de ce que je
devrais être. Cependant le malaise est fort grand
alors, le cœur est dans l'exil. Ni le ciel ni la terre,
rien plus qui l'élargisse. Il lui faut la patience et la
374 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
prière. Ma plus grande souffrance alors me semlile
être la pensée du déplaisir que je cause à mon Jésus
et les entraves que je mets ou que je suis fort exposé
à mettre aux parfaites opérations de son bel et tendre
amour.
» Et voilà, Seigneur, ce qu'est l'homme depuis
que le péché l'a dénaturé! Non, vous n'êtes pas
étonné de l'entendre alors vous crier du fond de son
amertume et de ses an^joîsses : « Otez, ôtez de dessus
moi ces vêtements souillés, et donnez-moi la nouvelle
tunique! » et de le voir partout où il est, partout où
il va, traîner à sa suite ses gémissements. Mais ce que
vous demandez, ce que vous voulez, cher Maître,
c'est la douceur intérieure, c'est l'humilité confiante,
c'est l'exercice fidèle de la poursuite et de l'amour;
c'est la retenue au dedans, sans qu'il en paraisse rien
au dehors, de cette espèce demartvre; c'est la mesure
d'activité extérieure possible au milieu de ce delà-
brement complet de toutes les forces de l'àme. Hélas!
en ceci il me semble que j'ai bien des reproches à me
faire; car, dans cet état, je ne voudrais pas avoir
autre chose à faire que de rester aux pieds de mon
divin Sauveur; et cependant les âmes!...
» Jésus, mon Père, c'est vous, c'est vous seul
qui puissiez me consoler quand je m'afflige, me réjouir
quand je suis triste, me raviver quand je suis pris de
langueur. Ah! qu'alors votre douce voix se fasse
entendre ! qu'alors mon âme se dégage de ses entraves
et de ses ténèbres, pour s'élancer vers vous, et que
vous saisissant des bras de sa tendresse, plongeant
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 375
son cœur dans votre Cœur, elle se livre à vous, se
fonde en vous.
» Ah! qu'il est bon ce Père! qu'il est suave et beau
cet Esprit! Ce nom de Beau que je lui donne, sans
doute est remarqué par vous, mon enfant. C'est que
l'Esprit-Saint est amour; et, en vérité, il n'est rien
au ciel ni sur la terre de plus beau. Je vois cela d'une
manière confuse que je ne saurais rendre; mais j'en
touche par le cœur toute la vérité. Oui, Esprit du
Père et du Fils, rien, rien n'est beau comme vous;
vous êtes avec ce Père et ce Fils la beauté éternelle
infinie, dont les Chérubins et les Séraphins désirent
sans cesse, là-haut, de pénétrer toujours plus les
charmes ravissants. Oh! quand ne serons-nous plus
bloqués par la misérable humanité et contemplerons-
nous à notre tour, non-seulement votre si beau visage,
mais vos enivrantes opérations! Secrets de Dieu!
secrets de Dieu! Ah! mon enfant, je vous en conjure,
appliquons-nous à mériter qu'il arrive bientôt, ce
moment, par l'acceptation cordiale de tous les sacri-
fices qu'il nous reste à faire, sur la portion de route
que nous avons à traverser encore.
» Joseph. S. J. »
« 9 décembre 1860.
» Je crois comme vous, mon enfiint, que nous
n'avons pas fini nos croisières. En attendant, regar-
dons en haut, là où réside le Père tout-puissant, et
en bas aussi, là où dans ses immenses profondeurs,
vit d'anéantissement et d'inqualifiables rebuts le Verbe.
:\7ù CHAPITRE TREINTE-SIXIEME.
Je me souviens que vous m'avez dit en commençant
cette année que je me flattais en vain d'aller enfin
près de mon Jésus, que je me verrais déçu dans mon
attente. Ah! bon Maître, si c'est là ce que vous jugez
dans votre sagesse devoir faire à mon égard, je le
veux bien, et je vous dis fiât. Mais puis-je vous le
cacher! Oh! il m'en coûte et beaucoup. Amen, pour-
tant. Je veux bien mourir de cette première mort
afin de trouver enfin notre vie. Mais que je voudrais
donc, s'il plaisait ainsi à Dieu, voir, entendre et
serrer dans mes bras ce Jésus qui seul m'est tout, et
sans lequel tout ne saurait m' être rien!... Allons,
confiance et courage. Tout a son cours, et tout aura
son terme. Patience, mon âme, attends encore un
peu et il viendra... Oh! venez, venez, tendre Ami!
et soyez-nous, ô adorable Eucharistie, feu promp-
tement consumant.
» Je pensais aujourd'hui à cette belle fête de Noël
et à ce qui s'y rattachait par le souvenir du passé, et
cela excitait et irritait mes désirs pour me faire mul-
tiplier mes sacrifices. Ah! souvenons-nous que souf-
frir, c'est aimer, et que plus on souffre humblement,
patiemment, plus on aime. Du reste, ne faisons-nous
pas sur notre route de bien délicieuses stations sur
le Cœur de notre doux Sauveur? Nous serions bien
ingrats si nous n'en tenions compte à votre extrême
amour pour nous; nous mangeons de bon cœur le
pain que nous donne le vôtre, et qui est un fragment
de celui que vous avez de tout votre appétit divin
dévoré continuellement pour nous. Laissons-nous faire
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 377
et aimons à nous laisser mener les yeux fermés, le
cœur aimant et les deux bras attachés aux mains
toutes bonnes de notre unique Amour... Ah! Jésus,
montrez-moi votre divine face et je serai sauvé !
Jésus, dégapjCz ce noyau, mon âme, veux-je dire, qui
est en moi unie à votre substance eucharistique,
dégagez-la de ce vêtement sordide de nature gâtée
qui l'enveloppe et l'humilie, pour qu'elle puisse s'en-
voler vers vous, mon Père! Voilà l'unique bien que
désire mon cœur!...
» Enfin me voilà donc toujours placé entre deux
opérations qui se succèdent en moi l'une à l'autre.
La première, débordement de pauvreté, qui me
broie et m'anéantit en totalité, en me faisant pousser
intérieurement des cris douloureux, qui aboutissent
à l'abandon aveugle entre les mains de mon Dieu. Et
la deuxième, cette plénitude de rassasiement et de
repos qui m'accable en me béatifiant par le cœur
dans toutes mes puissances intérieures. Alors, je ne
vois rien, je ne sens rien de distinct; c'est une
lumière : toute lumière sans lumière, c'est comme
une vapeur lumineuse et légère qui m* enveloppe,
c'est une gaze sans consistance entre cette lumière et
mon intelligence qui n'empêche cependant pas la
plus douce et la plus enivrante des impressions, fruit
de cette même lumière, de venir et d'inonder l'intime
de mon âme, mais qui m'ôte tout autre sentiment et
efface toute pensée. Je suis alors dans un océan de
paix, plein et saturé. Mais rien autre ni rien plus. Je
suis envahi et je m'écouje en l'essence divine. II me
378 CHAPITRE TREINTE-SIXIEME.
fait bon, bien bon d'être ainsi, et j'y resterais tou-
jours si mon Unique le voulait. Gela me donne une
idée légère de la satiété où sont au ciel les âmes
bienheureuses. Voyez-vous comment il se fait que je
ne puis et ne saurais plus rien goûter ici-bas? Ah!
ma fdle, si une seule gouttelette de cet océan infini
nous comble de tant de délices, que sera-ce donc de
le posséder et de le goûter en plénitude!
» Je vous bénis.
» Joseph S. J. »
« Le 3 avril 1861.
» Votre lettre m'a trouvé fort triste. Je languissais.
Mon cœurvoulaitse plaindre, mais je l'en aiempéché,
m'abandonnant à Notre-Seigneur, qui semblait pren-
dre plaisir à déverser en moi le calice de son amer-
tume de Gethsémani; et il v avait en tout mon être
resserrement et comme larmes. Expliquez-moi cela.
Je n'ai rien qui m'agite et m'inquiète, et cependant
je sens mon âme dans l'état où se trouvait celle de
Notre-Seigneur en allant au jardin des Olives. Elle
est triste, et je pourrais vous dire ce que ce cher
Sauveur disait à ses apôtres : Mon âme est triste jus-
qu'à la mort.
» Est-ce un effet de la malice du chien, ou une
opération des divins attributs en moi, je ne m'en
rends pas compte; seulement j'éprouve comme une
sorte de rupture incessante de mon âme avec mon
corps, causée par une opération douloureuse et dont
je n'ai rien de distinct, qui me fait ressentir les
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 379
ang^oisses de mille trépas. Cependant je puis assurer,
qu'au lieu de me détourner de notre Amour, ces
douloureuses impressions me mettent comme sur une
pente par laquelle tout en moi, mis en fusion par
l'effet de cette tristesse sensibilisante, s'écoule vers
mon Sauveur et mon Père. Je ne sais que lui dire :
Pitié! pitié de vos pauvres enfants! C'est ma seule
prière.
5j Ce que vous avez reçu de moi l'autre jour était
comme une inondation en moi de toutes sortes de
douleurs; c'était comme un débordement de toutes
les rigueurs de la justice divine sur moi, et j'en étais
si accablé que j'ai dû crier vers vous, afin que, m'ai-
dant de vos instantes prières , il me fût donné de
pouvoir soutenir ces opérations décbirantes.
» Mais je ne suis pas encore au bout, et même je
neveux pas y être. Il est bien juste qne je souffre,
moi qui vous ai tant fait souffrir, ô Jésus ! il est bien
juste que j'aie le cœur percé , moi qui ai transpercé
le vôtre; il est juste que je pleure, moi qui vous ai
tant fait pleurer. Puissé-je])ar cette voie arriver enfin
à vous aimer comme vos Chérubins et vos Séraphins
vous aiment, comme vous aimèrent Joseph et Marie,
vous qui m'avez tant aimé, ô Jésus!
» Non, non, ne cherchez [)as à me consoler, ni à
tirer mon cœur de cet abîme d'amertume où je me
vois plongé, bien que la paix ne quitte pas mon âme.
Je veux, oui, je veux boire au calice de mon Père, et
mêler mes angoisses et ma douleur aux angoisses et
à la douleur de mon Ami. Père, Père, si bon Père,
380 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
restons ensemble , et que rien en moi ne sente antre
chose que ce que vous sentez. C'est la volonté de
votre Esprit-Saint, parlant par la bouche de saint
Paul : Pas d'autre sentiment en vous que les senti-
ments de Jésus-Christ. C'est l'un nécessaire, pour
nous, mon enfant. Aspirons-y.
» Toutes mes bénédictions.
» Joseph. S. J. »
Tantôt le bon Père se présente avec le désir du
pauvre, altéré de besoin, tantôt il nous montre son
âme en dehors de l'enceinte lumineuse où ses entants
goûtent la divine joie, réduite sans se plaindre à la
nudité de la foi pure :
« 19 mai 1861.
» Je commence, mon enfant, par une prière que je
faisais ce matin de tout cœur :
« Bienheureux Saint-Esprit, amour infini du Père
w et du Fils, je ne vous demande aucun effet sensible
» de votre divine descente aujourd'hui dans nos
» âmes. Non, Amour immense, ce n'est pas ce que
» nous cherchons, mais que vous nous possédiez
» d'une possession pleine, totale et durable à jamais.
» C'est pourquoi nous vous donnons nos cœurs sans
M réserve : opérez-y une puissante résolution d'être à
» vous totalement. Quidittout, divin Amour, n'excepte
» rien ; c'est ce que je vous demande. Etre tout à
» vous et être en paradis, c'est tout une même chose. »
» Allons, ma sœur, allons, allons donc en paradis.
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 381
Qu'il est désirable, qu'il est aimable, ce divin paradis
de la terre!...
» Nous nous plaignons, nous soupirons, nous gémis-
sons. Que faisons-nous, hélas!... Pardonnez-nous,
Seigneur, nous ne savons ce que nous faisons, imitant
les enfants au berceau, qui pleurent et crient sans
qu'on sache pourquoi. Vous seul nous devinez, Sei-
gneur, et vous pourriez nous dire : » Ce que vous
M faites, enfants! Vous êtes plus dans votre volonté
» que dans la mienne; car si vous étiez plus en moi
M qu'en vous, toutes les dispositions de mon aimable
» et sage Providence vous donneraient plus de paix
» que de troubles , plus de joie que de tristesse, plus
» de confiance que de crainte, et beaucoup moins
» d'amertume que de douceur. » N'est-ce pas, mon
bien-aimé Père saint Joseph, et vous ma douce Mère
Marie? Ah! vous ne faisiez pas comme nous, quand
vous étiez sur la terre ; aussi quelle délicieuse paix
vous inondait !
» Aujourd'hui le chien a fait ce qu'il a pu pour
m' enlever la paix en me suscitant de loin et de près
des contrariétés bien capables de me fatiguer; mais,
par une grâce spéciale, j'ai fait paisiblement ma
route. Je me suis tenu aux pieds de mon bon Maître
et de sa sainte Mère, et avec le désir du pauvre altéré,
j'ai ouvert ma bouche, comme David, et attiré ce
divin Esprit, si désireux de se communiquer aux
âmes. Je n'ai point senti, comme en d'autres occa-
sions, cet écoulement délicieux de Jésus en moi, et
de moi en Jésus, mais un repos intime, mélangé
382 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
d'amertume et nourrissant en même temps. Je suis
content, sans l'être de tout point. Pourquoi? Je ne
sais m'en rendre compte. C'est comme une nappe
tendue sur la surface de mon cœur, mais qui ne
m'empêche [)as de me tendre moi-même sur tout mon
Jésus et sur toute ma sainte Mère, et sur tous nos
amis du paradis. Oh! je les aime hien et je sens qu'ils
nous aiment. C'est assez, et c'est tout. Merci, Jésus.
» Après ces dix jours de cénacle, voici d'autres
jours qui ne parleront pas avec moins de douceur à
nos cœurs. Oh! cette Trinité sainte! oh! cette bien-
aimée Eucharistie! oh! cette substance, nôtre, nôtre!
oh! ce corps sacré! oh! ce sang notre vie! oh!
cette plénitude de communion! Je ne sais ce que je
dis; bon Maître, bon Maître! quand je réfléchis à ces
choses, je suis hors de moi.
M Préparons-nous donc de notre mieux et selon la
mesure de grâce qui nous sera donnée, mais sur-
tout par la souffrance ; car je ne veux rien que par la
Croix. Souffrir, souffrir, et par là entrer en tous les
desseins que notre divin Ami s'est proposés et se pro-
pose en se donnant à nous. Ah ! la Croix! la Croix!
et avec elle le dernier soupir sur le sein de Jésus
pour entrer dans sa vie glorieuse. Car vous savez
qu'il est écrit : « Elles nont pas aimé leurs âmes
seulement jusqu'à la mort » , c'est-à-dire elles ne se
sont Doint arrêtées, elles n'ont point reculé devant la
mort elle-même. Voyez-vous où toujours il faut abou-
tir? Mais ne perdons pas de vue «cette consolante
parole de mon Père : « Je tirerai la vie de la mort. »
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 383
Méditez ces dernières paroles devant Notre-Seigneur.
» Je vous bénis de tout mon cœur.
» Joseph S. J. »
« Le 29 juillet J861.
» Bénie soit sainte Anne avec son époux saint Joa-
chim ! Bénis soient tous nos Amis entre les an^es et
les saints, et bénis toujours et par-dessus tout en tous,
au ciel et sur la terre, les Trois qui ne font qu'Un, en
nous comme partout, le Père, et le Fils, et le Saint-
Esprit !
» Jamais ils ne font plus et ils ne font mieux que
quand ils semblent ne faire rien du tout. Leur silence
profond est une parole très-sonore, et leur totale
inaction le couronnement de leur action. J'aime à le
penser, j'aime à le dire, j'aime à le croire, à l'es-
pérer et à m'y complaire, parce que dans leur volonté,
qui s'accomplit ainsi, tout se trouve, et la promesse
et l'exécution, et la perfection de tout. Ne détachons
donc pas notre barque du rivage où cette volonté
divine la tient encore attachée , et restons fermes en
cette agitation et joyeux parmi tous nos sujets de tris-
tesse ; car la volonté divine se fait et se fera, et rien ne
pourra y mettre obstacle.
» Raisonnons avec le grand apôtre : si le tout nous
est donné , comment serions-nous frustrés du reste?
Couchés sur notre poussière et sur notre ordure, res-
tons-y donc, languissant sans languir, souffrant sans
souffrir, nous consumant sans consomption et mourant
sans mourir. Tel est le bon plaisir divin.
384 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
» A ce langage qui coule, que pensez-vous? Sans
doute que me voilà tout en feu, tout en fusion, tout
en écoulement dans le sein du Verbe, mon Dieu et
mon Père. — Doucement. Je suis juste comme vous.
C'est donc vous dire que sentant je ne sens pas, que
voyant je suis comme une créature aveugle, et qu'en-
tendant et comprenant des paroles aussi claires que
divines, je n'en suis pas plus impressionné dans la
partie sensible de mon âme que si je n'entendais et
ne comprenais pas. C'est la mort avec la vie; c'est
le supplice avec le paradis; c'est... que dirai-je
encore? le Tout avec le néant.
« La foi, et la foi pure, voilà à quoi se réduit mon
intérieur. Mais j'en suis content, parce (jue saintPaul
nous dit : « La foi est la substance des choses que
nous devons espérer et la preuve évidente de ce qui
ne parait pas encore. » Je pense que c'est là une part
de notre liéritage paternel. Ils cbeminèrent par cette
voie tous nos Pères, les patriarches depuis Abel jus-
qu'à Zacharie, et c'est par cette foi qu'ils arrivèrent
au but. Ainsi en soit-il pour nous. Il est dit de Moïse
que, « ne voyant j)as Dieu, il le supporta en toutes
ses épreuves » , sans doute comme s'il le vovait.
Vous, en ce moment, vous ne le voyez pas et vous
ne l'entendez pas : présentez-lui le même support que
Moïse, et demandez pour moi à Notre-Seigneur la
même grâce, pour moi qui, voyant autour de moi
presque toutes mes brebis en rapport avec l'Invisible,
les unes d'une façon et les autres de l'autre, reste
seul, tout seul, dans cette pure foi, sans rien voir ni
GOISFIDEiNGES SPIRITUELLES. 385
rien entendre en dehors de l'enceinte lumineuse où
mes chères brebis voient, à ma grande joie, la lumière,
qui me reste cachée et qui ne m' arrive que par ré-
fraction ou reflet. Heureuse ressemblance avec mon
Père, qui dit de lui-même : « Je suis le dernier » ;
c'est que je suis tout petit encore, et mon émanci-
pation n'a pas eu lieu. Sujétion donc et dépendance
comme celle dii serviteur, dit l'Apôtre!... Oui, Sei-
gneur. Amen en plénitude.
»j Joseph S. J. »
A la date du 14 mars 1862, il écrit encore :
« Si ma peine pouvait alléger la vôtre, je vous
dirais que si, d'une part, ÎSotre-Seigneur me Iciid une
main toujours et toute secourable, m'attirant et me
tenant avec soi, tantôt au désert, tantôt aux lieux où
sa passion s'est opérée, et habituellement dans son
tabernacle eucharistique; de l'autre, oh! par combien
d'humiliations intérieures et d'amertumes il me Faut
passer, par une bonté et une charité vraiment inef-
fables! Mérité-je de telles grâces et une telle ressem-
blance avec son divin Cœur. Mille et mille fois non.
11 me les fait pourtant et avec abondance, permettant
que tout cela me vienne et de mon ennemi et de
diverses facultés de mon âme, et de presque tous les
points où mon saint ministère me fait poser le pied.
» Voilà ce que pousse la triste terre où nous sonmies
encore, d'après la loi proclamée depuis le commence-
ment : Pour les pécheurs, des épines et des ronces.
Les herbes de la terre, et non les fruits délicieux du
paradis, seront ton aliment, ô homme, qui que tu
TOM. II. 22
386 CHAPITRE TRENTE-SIXIÈME.
sois, et pour que nulle créature, même les plus aimées
et les plus favorisées, ne s'attendît à en être exempte,
ne voyons-nous pas que le Verbe, qui proclama cette
loi de si juste vengeance, ne voulait pas faire excep-
tion pour lui-même, lorsqu'il prit notre chair, mais
s'enfonça au contraire plus avant dans les taillis les
plus épineux et les plus déchirants? Et puis, ce doux
Agneau nous criait : Venez après moi, suivez-moi; je
vous conduis par mon sentier au royaume que je
vous ai préparé dès l'origine. »
Au miheu du flux et reflux de ses impressions , le
P. Barrelle se livre à la Providence :
« J'ai de nouveau fait l'expérience de ce que je
vous disais l'un de ces jours passés, que rien n'entre
en moi pour y rester à demeure. Quand une forte
impression a été faite sur mon pauvre cœur, qu'elle
soit douce ou qu'elle soit amère, elle fait son chemin
pour céder la place à d'autres impressions, qui sont
aussi mobiles que les précédentes. C'est une suite de
vagues qui tantôt vous élèvent et tantôt vous abais-
sent; le bateau en sent la différence, mais de même
qu'il ne saïu^ait arrêter les unes, qui le consolent, il
ne peut pas non plus éviter celles qui produisent en
lui un effet opposé. Gela a lieu ainsi, pour que l'àme
s'établisse dans la parfaite volonté de son Créateur et
de son Dieu, sans jamais rien choisir, rien préférer
par égard pour elle-même. Notre-Seigneur est alors
le maître unique en elle; c'est sa gloire en même
temps que notre vraie félicité. Un saint Père dit de
la Irès-sainte Vierge qu'elle était une roue mobile à
CONFIDENCES SPIRITUELLES. 387
toutes les impressions du Saint-Esprit; c'était nous
faite connaître la disposition parfaite du Cœur de
cette admira])le Mère, toujours au-dessus d'elle-
même et de tous les objets créés, et toujours par là
même uniquement impressionnable au souffle divin
du Saint-Esprit. »
Le P. Barrelle ne compte que sur la gratuité des
divines miséricordes :
« 20 avril, saint jour de Pâques 1862.
» Il a plu à mon doux Maître de me conduire d'une
manière extrêmement simple pendant la sainte se-
maine. Je l'ai suivi autant qu'à mon âge il était pos-
sible de le suivre. Un enfant, que peut-il? Je lui
donnais ce qu'il me mettait dans les mains du cœur;
et je souffrais de langueur et d'ennui, avec humilité
et patience, quand il me voulait souffrir...
» Chose singulière! j'aurais pu lire; j'aurais même
voulu lire, en un certain sens, mais quelque chose
mç liait et me faisait trouver meilleure l'humble et
toute simple contemplation de mon bon Maître. J'en
restais donc là à peu près tout le long du jour, et
bien que par moments le temps me parût long, il ne
laissait pas que de passer assez vite. C'est ainsi que
nous sommes arrivés à la fin; et alors Notre-Seigneur
m'a rappelé les temps anciens où, conmie tant d'au-
tres âmes, je me disais : A Pâques, Notre-Seigneur se
fera bien un peu sentir à moi. Je vis l'imperfection de
cette perspective, si souvent féconde en déceptions.
On compte plus sur ce que l'on a fait pour Jésus,
388 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
coniiDe si ce qui vient de créatures pauvres comme
nous valait ou était quelque chose, que sur la gra-
tuité de sa miséricorde. Le moi est dans cette dispo-
sition, et non pas Jésus seul et sa divine charité.
Madeleine et les saintes femmes ne cherchaient que
Jésus. L'ange qui leur apparaît leur rend ce précieux
témoignage : Je sais qui vous cherchez : Jésus-Christ
de Nazareth, crucifié. Elles ne songeaient donc point
à elles-mêmes. C'est pour cela qu'il se montre à elles
et qu'il leur remplit le cœur de joie. Les autres en
restent à leurs prétentions, et au lieu de cette joie, la
tristesse. La leçon de Notre-Seigneur était bonne
pour moi. J'ai tâché d'en profiter, et je me suis mis
entre ses mains pour toute chose.
» J'ai bien fait. Car ce matin j'ai eu un peu plus à
souffrir de ma faiblesse et de ma respiration; et le
corps, vous le savez, appesantit l'âme. Ensuite, quel-
ques mots de Noire-Seigneur à la Cène sont venus
me rendre un peu plus de cœur : « Quand je m'en
» serai allé, et que je vous aurai préparé une place,
» je reviendrai à vous , je vous prendrai à moi , afin
« que là où je suis, moi, vous y soyez vous aussi. » Oh !
prise de nous par Jésus à soi! qu'il y a de miel dans
celte parole! Et puis, là où il est, lui, y être, nous!
Le cœur en a l'intelligence; ni la langue ni la plume
ne sauraient jamais le dire. »
Enfin le bon Père repose son cœur dans l'espoir
de la consommation dernière, où l'immensité de la
joie dépassera l'abondante amertume des agonies
présentes :
, CONFIDENCES SPIRITUELLES. 38!)
« Fiat! et toujours y?a^' Que ce soit là notre can-
tique perpétuel , et qu'il résonne dans toutes les
parties de notre être intérieur, comme dans sa gros-
sière enveloppe qui est notre corps !
» La sagesse divine, qui daigne prendre notre con-
duite, et qui depuis ce moment bienheureux n'a
cessé de tenir le gouvernail de notre pauvre bateau,
même dans les plus terribles tempêtes, voit bien le
jour où tant de tribulations et d'angoisses prendront
fin. Elle ne trouve pas bon de nous le faire connaître
encore. Mais souvenons-nous de cette parole de notre
bon Père sur la Croix, vers la fin de son agonie :
Seigneur, je vous remets avec une pleine confiance
mon âme désolée et comme abandonnée par vous.
C'est en vos mains que je la dépose tout entière. Et
en signe de sa totale et éternelle adhésion, il baissa
sa tête adorable, exhalant alors son dernier soupir, et
avec lui son âme sainte.
» Or, ce que le Père fait, les enfants doivent le
faire d'une manière, sinon la même, du moins sem-
blable. Voilà notre part, notre excellente part. Ne la
laissons pas prendre à d'autres, et soyons jaloux de
n'en laisser tomber pas même un imperceptible frag-
ment. Désolation et abandonnement dans la partie
sensible de notre esprit et de notre cœur : c'est la
moitié de cette part; l'autre moitié est l'acceptation
cordiale du calice qui nous est donné à boire, quelle
qu'en soit ou qu'en puisse être plus tard l'amertume.
En subissant bumblement toutes les souffrances qui
découlent de la première, présentons à l'adorable
390 CHAPITRE TRENTE-SIXIEME.
Trinité tous les sentiments dont se compose dans le
Cœur de notre Jésus la seconde ; et ainsi tout se con-
sommera en nous comme dans lui, et au moment
voulu et décrété, tout sera à jamais consommé. Alors,
alors, ô bienheureux alo?^s ! tous nos désirs ne seront-
ils pas satisfaits en plénitude, et l'immensité de notre
joie ne dépassera-t-elle pas infiniment l'abondance
plus apparente que réelle des tortures et des agonies
de notre pauvre petit cœur? »
>oo®c
DERNIERE MALADIE. :î01
CHAPITRE XXXVIl.
DERiNTERE MALADIE.
Les désirs de la consommation. — Dévotion au Verbe eucKaris-
tique. — Comment la patience achève les saints. — La maladie
du P. Rarrelle et ses symptômes surnaturels. — Première impuis-
sance à dire la sainte messe. — Le P. Barrelle remonte au saint
autel. — Dernièxe messe du P. Barrelle. — Visites célestes.
« Je suis venu sur ces montagnes pour y prendre
mon vol vers le paradis. Oh! laissez-moi aller à la
sainte Sion ! » Si l'amitié dévouée qui reçut cette ré-
ponse suppliante, au mois de janvier 1861, en échange
des souhaits formés pour de longs jours encore sur la
terre; si elle avait entendu les épanchements du saint
religieux, et ses ardents soupirs pour la dernière con-
sommation de son âme en Jésus-Christ, elle aurait,
croyons-nous, perdu toute illusion.
Débordée parle besoin de Dieu, l'âme du P. Bar-
relle, quand on l'écoute gémir dans ces pages, paraît
ne plus tenir à la terre. Chaque jour affaiblis par l'in-
cessante action de l'amour céleste, les liens du corps
s'apprêtent à se briser pour la laisser échapper de sa
prison terrestre.
Depuis combien de temps se poursuivait le travail
de la transfiguration ! Depuis combien d'années les
392 CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME.
soupirs du bon Père appelaient « le bienheureux
alors » où il désaltérerait enfin ses désirs dans la plé-
nitude de Jésus-Christ! Bien longtemps auparavant il
écrivait déjà :
« 1856 va commencer, finira-t-il sans que la mort
m'atteigne et me place, comme je l'espère de la misé-
ricorde de mon Dieu et des mérites de mon Sauveur,
au lieu de mon éternel repos? Je l'ignore et je l'aban-
donne à mon Jésus; trop heureux des signes qu'il me
donne que cela pourrait bien être, et de la nécessité
où il me met par là même de me dégager de tout de
plus en plus et de me rapprocher davantage de lui. »
Et en 1858 :
« Priez un peu pour moi dont les forces s'usent,
dont la tète s'appesantit, dont les petites et bonnes
croix se multiplient. Que je meure totalement avant
de mourir une fois pour toutes! et que je passe en
mourant ainsi de l'amour à l'amour!
» Ma santé est maintenant sujette à bien des incon-
stances. Plus rien de stable. Les jours ne se ressem-
blent pas, et mon triste corps est devenu comme un
boulevard où les misères physiques se promènent. Je
vous dis ces choses non point pour que vous vous
apitoyiez sur moi, cela n'en vaut pas la peine, mais
pour que vous demandiez à Notre-Seigneur pour moi
deux grâces, la patience et l'amour. Avec la première
tout se porte et se supporte; avec la seconde tout
procède gaiement , et la parole de l'Apôtre peut se
réaliser en nous : Dieu aime les joyeux donneurs. »
Le P. Barrelle fut toujours un joyeux donneur. Dix
DERNIÈRE MALADIE. 393
ans déjà avant sa mort il était usé de travaux et de
zèle. Nous avons négli^oé de sig^naler les nond^reuses
défaillances de ses forces physiques, ramenées con-
stamment au labeur de l'apostolat par l'amour des
âmes, par une indomptable ardeur à servir Jésus-Christ.
Au mois de décembre 1853, au moment où le déla-
brement de sa santé rendait déjà toute g^rande sta-
tion impossible, à l'issue d'une petite retraite, il
dit :
« Par le secours de Notre-Seigneur, tout est fini
pour recommencer demain ; et ainsi nous sommes sur
une route dont on peut dire ce que le Symbole dit
du règne de Jésus-Christ : Non erit finis! C'est heu-
reux vraiment. Eh! que faire donc sur la terre, si, pou-
vant agir, nous fatiguer, nous épuiser, souffrir, mourir
en vivant pour notre Jésus, nous étions là comme les
ouvriers de l'Evangile, oisifs sur les places publiques,
à attendre je ne sais quel réveille-matin? L'ennui me
prendrait, je l'avoue, à moins que Dieu ne me dît :
Je veux désormais que tu sois un homme d'oraison et
non d'action. Il ne me l'a pas dit encore, et semble
au contraire, à mesure que j'avance dans la carrière,
me donner un surcroît d'occupations qui se croisent
dans tous les sens. Que son saint nom soit béni et sa
sainte volonté accomplie! »
Cependant, il fallait bien en faire l'aveu : « Ma
chair, pas plus que celle de Job, n'est d'airain, et elle
s'use. Peu à peu, si Notre-Seigneur n'y met la main,
ce dont certes il n'a nul besoin, peu à peu je devrai
passer aux invalides et vivre de vis-à-vis avec mon
394 CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME,
crucifix et le saint tabernacle. Voilà ce que plus d'une
croix semble m'annoncer, et ce que, avec le secours
de la grâce, j'accepte de toute mon âme, en me
livrant à tous les desseins de crucifiement de Notre-
Seigneur sur moi. »
L'heure vint, et l'on vit alors dans la pratique la
sincérité de ces généreuses protestations. Le bon Père,
depuis 1861 surtout, isolé dans une impuissance pleine
de contrastes douloureux avec l'activité toujours dévo-
rante de sa nature et de son zèle, entre courageuse-
ment dans son martvre.
« Me voilà au bout de ma carrière apostolique. Les
forces corporelles sont épuisées, sans que la vivacité
le soit encore, et le reste d'ardeur, d'une part, met-
trait , de l'autre , bientôt fin à ce que Notre-Seigneur,
par pure charité, me laisse de vie. Que dois-je faire
en pareil état ? Me fixer sur la voie du sacrifice, monter
sur le bûcher de l'immolation et faire de mon mieux
pour attiser le feu de l'amour qui doit achever la
victime. »
Dès ce moment, le ])on Père s'applique à démolir
toute confiance qu'on pourrait mettre encore en ses
services, et à servir du moins de leçon.
« Non , mon enfant , il ne faut plus compter sur un
roseau brisé qui ne doit se redresser que dans la vie
éternelle, s'il plaît à Notre-Seigneur de l'y transplanter
et d'user envers lui de sa grande miséricorde. Mon
temps est fait, et désormais tout est consommé pour
moi. La vie obscure et une première sépulture, voilà
maintenant tout pour moi -, et si l'on veut me trouver.
DERNIERE MALADIE. 395
c'est dans le saint tabernacle seul qu'il faudra me
chercher. Car c'est là seulement que je dois faire ma
résidence, pour m'y nourrir, dans sa source même,
du pain de l'abnég^ation et de la mort à tout. Plus de
rêve donc , plus d'espérance : ce serait fonder sur le
pur néant un édifice en tous points chimérique.
» Et voilà où l'on arrive enfin après une vie plus
ou moins laborieuse, plus ou moins vide en dépit des
apparences, plus ou moins utile ou inutile à la gloire
de Notre-Seigneur et au salut des âmes. Ah! quelle
leçon ! Profitez-en pour aller de plénitude en plénitude
en tout , vous vidant toujours plus de vous-même et
de tous les objets créés, pour faire toujours plus large
place à l'Unique de notre vie, de notre mort et de
notre éternité qui est Jésus seul, seul, tout seul dans
son adorable Père , et avec son Esprit, immense four-
naise d'amour. »
L'impuissance physique s'imposait donc chaque
jour davantage à la vive et toujours ardente nature du
P. Barrelle. Quel renoncement de se sentir empri-
sonné dans l'inaction! De grand cœur, mais d'un
cœur brisé par le sacrifice, il répétait alors une de ses
paroles favorites : « Il faut que Jésus croisse et que je
diminue. » Il se connaissait bien, et il disait : « Je
suis très-impressionnable, et c'est par là que le bon
Dieu aime à me prendre. Il se plaît à me broyer par
l'inaction, moi qui ai tant aimé le travail! »
«Ma plus grande maladie, disait-il encore, est
cefte espèce de nullité à laquelle Notre-Seigneur me
fait la grâce de m'habituer peu à peu. » Alors « il
:596 CHAPITRE TRENTE-SEPTIEME.
s'unissait à son cher Crucifié, si beau sous son pres-
soir, et se réjouissait de donner au divin Cœur la con-
solation de rencontrer un fidèle amant de ses lassitudes
intérieures » .
Ce qu'il pouvait du moins ou croyait pouvoir,
n'écoutant que son courage et fermant l'oreille aux
souffrances du corps, il ne manqua pas de l'accomplir
jusqu'au dernier instant.
Sa chambre, qui touchait par un de ses côtés à la
chapelle de communauté, où résidait le saint Sacre-
ment, par l'extrémité opposée aboutissait à la sacristie
d'un modeste oratoire réservé aux étrang^ers. Là était
son confessionnal. Quatre ou cinq pas au plus en sé-
paraient. Bientôt ce fut beaucoup encore pour son
épuisement. Et cependant il se traînait jusque-là ,
excédé de souffrance, tombant de faiblesse. Il repre-
nait alors son vieux refrain : « Un vrai Jésuite ne doit
se reposer qu'au ciel. »
Parmi les rares fidèles qu'il crut devoir conserver
par gratitude, au nom de sa communauté qui leur était
redevable, si, ému de compassion, quelqu'un pro-
posait de lui épargner ces dernières fatigues et de
s'adresser à un autre : — a Ah! mon enfant, répon-
dait-il, pour remplir toute justice, ne faut-il pas que
je travaille jusqu'au bout? »
De son humble guérite, il revenait à sa cellule, et,
sauf les exercices de communauté, où il essayait encore
d'apparaître pour l'édification commune, bien des
mois avant sa mort il n'en dépassait jamais le seuil
que pour se traîner vers le tabernacle. Là il venait
DERNIERE MALADIE. 397
pour s'épancher et pour recevoir, double nécessité
des cœurs souffrants.
« A défaut d'un ou de plusieurs nous avons le divin
Consolateur, l'unique espérance de tous, Jésus au
très-saint Sacrement, où son cœur, plein de tendresse
et de miséricorde, ne cesse de battre jour et nuit
pour nous, et attend que nous nous épanchions en
lui, pour déverser en nous la plénitude qu'il possède.
Vraiment, il est bien certain que, tout en connaissant
parla foi l'immense valeur du don qui nous a été fait
en lui, nous n'en déduisons pas, dans toute l'étendue
que nous devrions, les conséquences pratiques qui en
résultent. C'est dans les uns manque de simplicité;
en d'autres, excès de crainte; dans quelques autres,
déficit d'amour; dans presque tous, pas assez d'atten-
tion à ce que Jésus a eu en vue en se fixant dans ce
divin tabernacle, sa perpétuelle demeure parmi les
enfants des hommes. « En se donnant ainsi à nous,
» comment ne nous a-t-il pas donné toutes choses? »
dit saint Paul. Oui; cela est vrai, mais pour nous
donner il attend que le sentiment du besoin , de la
confiance et de l'amour nous pousse vers lui et nous
réduise à un état de mendicité par le cœur- qui fasse
violence au sien et le mette en fusion, pour ainsi dire,
et en écoulement sur nous et en nous. ))
Voilà comment, si j'ose dire ainsi, le bon Père
consolait dans le cœur d'autrui ses propres douleurs.
Tout se résumait pour lui désormais dans le Verbe
eucharistique.
Au mois de mars 1863, la reconnaissance lui avait
TOM. II. 23
398 CHAPITRE TREJNTE-SEPTIÈME.
envoyé un encensoir pour sa pauvre chapelle; voici
sa réponse :
« Vous ne pouviez me causer un plaisir plus grand
que de me faire passer votre charité sous l'enveloppe
de votre dévotion au Verhe eucharistique. Oh! que
j'aimerais voir ainsi tout aboutir à lui ! Si ce n'est point
là la passion de tous , elle devrait l'être. Dieu ! Dieu !
vous là! vous au milieu de nous, vous avec nous,
pour nous ! Et cela toujours, sans interruption aucune !
Ah ! c'est ici qu'il faudrait entonner un quid rétribuant
sans fin. Mais ce ([ue nous ne pouvons de la voix,
faisons-le du cœur, et que notre amour ne quitte
jamais cet Amant passionné dont le Cœur s'est rendu
inséparable du nôtre. Il nous faut lui rendre ainsi et
assiduité pour assiduité et chaînes pour chaînes.
Jamais prison sera-t-elle plus aimable que celle où
nous aurons le Verbe fait chair pour compagnon
et, si je puis m' exprimer ainsi, pour concaptif ou
captif avec nous? »
Il ne fallait rien moins au P. Barrelle pour charmer
les langueurs croissantes de son exil terrestre. De la
sorte, ramenant incessamment son cœur du délaisse-
ment à la confiance, il pouvait dire : « Dans ma
chère solitude je moissonne une racine que j'appelle-
rais volontiers douce-amére , à cause du mélange de
sentiments et d'impressions qui se succèdent dans
mon cœur. »
Ce cœ^ur et toutes ses affections habitaient en Jésus-
Ghrist, et par Jésus dans le sein du Père céleste :
« Il est un conseil, dit-il le 24 juillet 1862, il est
DERNIÈRE MALADIE. 390
un conseil dont je fais depuis quelque temps la douce
expérience, je veux parler de la demeure en Jésus,
en regardant le Père et en s'adressant au Père. Rien
de plus efficace et en même temps de plus doux. C'est
qu'en cetle position intérieure, on est, pour ainsi
dire, entre deux feux immenses qui s'attirent l'un
l'autre et qui se confondent en une parfaite unité
d'amour. les bienheureuses âmes qui se trouvent
dans cet impétueux et irrésistible courant! »
L'année 1863 était marquée du ciel pour le grand
et éternel repos du bon serviteur de Dieu; elle était
aussi prédestinée à ce mystérieux travail d'acbèvement
où la perfection des saints reçoit dans la douleur sa
dernière beauté. La patience est la plus habile ou-
vrière de la sainteté. En la faisant briller d'une incom-
parable splendeur au sein des douleurs divines qui
ont sauvé le monde, Jésus-Christ lui a donné, entre
les autres vertus qu'enfante l'amour de Dieu, un in-
comparable mérite et une mission suprême. Selon la
parole de l'Apôtre, à elle d'achever les saints, patientia
opus perjectum hahet.
Son action dans le P. Barrelle ne laissa rien d'in-
tact. Le corps fut lentement miné et progressivement
exténué, sans maladie définie, sans aucune lésion
apparente. 11 s'en allait, chaque jour moins propre
aux fortctions de la vie et chaque jour davantage bon
et mieux disposé pour la douleur. L'âme de son côté
ne pouvait plus courir après les âmes, et ne pouvant
pas encore atteindre ce Jé.^us qu'elle aimait unique-
ment, se consumait dans l'inaction du zèle et dans
400 CHAPITRE TRENTE-SEPTIEME.
une lon(;ue attente qui la faisait lentement mourir.
Le P. Barrelle le savait et le disait : « Il fallait que
son ardeur naturelle fût purifiée en lui par cette lon-
gue attente du ciel, qu'il croyait toujours saisir. »
Cette sentence ëciite de la main du malade , à la date
du 29 février 1863, est là sous nos yeux, éclairant le
mystère de ses souffrances et de son agonie.
Voilà ce que nous avons de plus exact à dire de
cette consomption d'un nouveau genre, que la méde-
cine elle-même n'a pu caractériser que par un
diagnostic inusité emprunté au surnaturel. Des dou-
leurs de tète, des palpitations, des langueurs, de
vraies tortures , une telle irascibilité des organes que
le vêtement le plus léger était un insupportable far-
deau; mais sous de tels symptômes, pas de maladie
saisissable, et certaines périodicités surnaturelles,
contraires aux retours usités des crises morbides.
Nous donnerons plus tard l'attestation du docteur qui,
jour par jour, a suivi le vénérable malade.
Le vendredi, consacré à la Passion du Sauveur,
avait des douleurs privilégiées, aussi le Père l'avait
surnommé le Vendredi saint; le mercredi, en l'hon-
neur de saint Joseph, son patron, donnait aussi
matière plus ample à la patience, et le samedi ajoutait
son petit surcroît. — « Ce jour-là, disait le bon Père,
la sainte Vierge se met de la partie, et je ne m'en
fâche pas. » Certaines fêtes avaient aussi leur part
plus abondante, et le bon relij;ieux les voyait venir.
Les intervalles de ces temps réservés étaient habi-
tuellement meilleurs.
DERNfÉRE MALADIE. 401
Le 30 mars 1862, il s'excuse en ces termes :
« Vous avez déjà su, mon enfant, la cause démon
silence. Elle est toute dans une petite et précieuse
croix qu'il a plu à Notre-Seigneur de faire planter sur
ma tête surtout , par les mains de notre bien-aimé
père saint Joseph, le jour de sa fête. Pour ce qui
m'en revenait, je lui en ai été fort reconnaissant, et
ma gratitude, je le comprends et je le sens, doit se
prolonger et croître à mesure que cette grâce se main-
tient et semble s'asseoir sur ce pauvre corps. »
Le 20 juillet 1863, le malade, qui conserva jusqu'à
la dernière quinzaine de sa vie quelques correspon-
dances spirituelles, écrit ces mots :
« Le docteur a de la peine à s'expliquer certaines
circonstances de mon état, que je sais bien , mais que
je ne saurais pas expliquer mieux que lui. 11 est des cho-
ses dont la divine Providence se réserve le secret. »
Le 20 juin il s'exprimait ainsi :
« Il y a pour moi des jours de distinction dans les
semaines. Ces jours-là Notre-Seigneur et bon Père les
cachette de son sceau. C'est d'ordinaire le mercredi
et le vendredi... Je dis d'ordinaire, car depuis ces
dernières fêles surtout, dont la quinzaine se termine
aujourd'hui, par le jour de Foctave du Sacré-Cœur,
il n'y a eu guère de jours libres ou de repos tant soit
peu long. Tout me semble avoir soudain passé sous
le domaine souverain de la Croix, et partant de notre
aimable Crucifié, auquel soit obéissance, joie et gloire,
aujourd'hui et toujours dans les siècles des siècles !
Amen.
402 CHAPITRE TRENTE-SEPTIEME.
» Et c'est aujourd'imi que, faisant l'office de saiiile
Madeleine de Pazzi, renvoyée de la fin de mai au
20 juin, j'entends cette parole de la Bienheureuse à son
divin Epoux : Souffrir, ne pas mourir ! Non pas qu'elle
répugnât à mourir; mais qu'il lui paraissait, dans sa
foi vive et dans son amour ardent pour Notre-Sei-
gneur, bien préférable de souffrir.
» Ainsi, me dis-je, il n'y a pas de plainte à formuler
lorsqu'on gravit le Calvaire; il n'y en a pas lorsqu'on
porte même les plus pesantes croix; il n'y en a pas
davantage lorsqu'on se voit poussé vers une espèce
d'agonie, et que là tout semMe vous abandonner pour
que la souffrance s'en donne à l'aise et sur le corps et
sur l'âme! Mais non, dans cet état nulle plainte à
formuler; une seule parole doit jaillir du fond du
cœur vers Dieu : Amen, Jésus !
» Plus rien pour nous que la volonté divine de notre
Pilote, volonté toute et seule sage, toute et seule
bonne, toute et seule parfaite. Qu'avons-nous besoin
d'autre chose? Quand il aura fait tout ce qu'il a voulu
de nous et par nous , n'en sera-ce point assez pour
nous connue pour lui, et que nous resterait-il encore
à prétendre? Seulement, et c'est pour nous ici l'es-
sentiel et comme Vim nécessaire, seulement, pour
l'amour de ce cher et si tendre Ami, soyons-lui plei-
nement fidèles.
" Hélas ! nous ne le savons que trop , cette pleine
et constante fidélité n'est pas légume de notre jardin,
ni fruit de notre cru. Mais nous savons où en est la
graine, où nous en trouverons les plants: dans la
DERNIERE MALADIE. 403
piscine aux cinq portiques, toujours ouverte aux brebis
du Crucifie pour qu'elles viennent y puiser avec joie
tout ce qui leur manque... Ce Corps sacré avec ses
plaies, ce Cœur avec le jaillissement continuel de son
sanp et de son eau... voilà où il nous faut chercber
par une humble et persévérante prière la plénitude et
la constance de notre fidélité. Notre-Seigneur ne nous
manquera jamais, lui. Le ciel et la terre passeraient
plutôt. Nous seuls pouvons lui manquer; mais si nous
ne sortons jamais de ces portiques, si nous ne cessons
de nous plonger dans l'abîme de son Cœur, Jésus
nous la donnera, cette fidélité, et il se procurera en
nous cette seconde gloire, complément nécessaire de
la première grâce. Il aura demandé, attendu notre
fidélité, et il nous la donnera ensuite lui-même. Car,
en vérité, par nous-mêmes et de notre fonds, que
pouvons-nous lui donner? Pauvres de tout, mendions
tout, et nous recevrons tout. Mais qu'elle soit bien
humble et bien amoureuse notre mendicité ! »
Le 8 juillet ses paroles étaient encore plus expli-
cites sur le mystère de ses douleurs.
K Le docteur Imbert, notre vrai ami, m'assure n'être
nullement inquiet sur le mal présent, mais il ne se
rend pas compte plus que moi de cette espèce de
mystère qu'il renferme. Le chien est là, mais sous les
yeux de mon Père, qui lui permet une mesure d'atta-
que, et pas plus. La plupart des infirmités que
j'éprouve portent un tel caractère, qu'à en juger
d'après les règles du discernement des esprits que
nous a laissées saint Ignace, c'est tout luiy c'est-à-
404 CHAPITRE TRENTE-SEPTIEME.
dire Satan. Ceci me frappait ces jours-ci. Aussi me
recommandé-je beaucoup à ce saint Père et à saint
Joseph, pour que tous les deux me prêtent main-
forte contre l'ennemi. »
L'intervention diabolique ne se manifestait ici que
par un ensemble d'effets et de coïncidences où la foi
du pieux malade croyait découvrir l'auteur de tout
mal. Tout se montrait à elle dans ses rapports avec le
monde invisible, mêlé incontestaldement à toute la
trame des choses humaines, mais que l'œil du vulgaire
ne discerne pas. Au milieu des mystères de la nature,
le savant perçoit des phénomènes qui échappent à la
foule. Les saints sont les savants du monde supérieur,
et, mêlés au mouvement des choses humaines , ils
savent reconnaître l'action mystérieuse des esprits
invisibles, favorables ou contraires à ses intérêts.
Le P. Barrelle remarquait un redoublement singu-
lier de souffrances à l'heure précise du saint Sacrifice.
Levé, même à cette époque, comme aux jours de la
santé, dés trois heures du matin, tranquille tout le
temps qu'il donnait à la méditation, il pouvait se tenir
debout et marcher dans sa cellule; mais à peine il
quittait son fauteuil pour aller au saint autel, de vio-
lentes palpitations le prenaient soudain, le moindre
mouvement de tête lui causait alors de telles dou-
leurs que souvent il pensa tomber à la renverse. Ce
martyre allait croissant; il redoublait surtout au mo-
ment de la communion; le Père pouvait à peine con-
sommer les saintes espèces. Le sacrifice achevé,
ramené quelquefois à son fauteuil comme en défail-
DERNIERE MALADIE. 405
lance, il n'éprouvait plus de douleur, mais uniquement
la lassitude du terrible assaut qu'il venait de soutenir
contre la souffrance. Il sentait le calme se faire insen-
siblement, et ses repas étaient pris sans efforts. Lors-
qu'il ne célébrait pas la messe, il n'éprouvait rien de
semblable, mais seulement les langueurs habituelles
d'un corps affaibli.
Si le malade conjecturait juste, si l'esprit mauvais
contribuait à cet excès périodique de souffrances, il
n'eut pas lieu de s'en applaudir; jamais une seule fois
le bon Père ne céda à la douleur; il ne s'arrêta que
devant l'impuissance absolue.
Le 5 juillet cette impuissance fut totale. Voici com-
ment le P. Barrelle annonce la privation qui lui est
imposée.
« C'est dimanche aujourd'hui, 5 juillet, jour du
très-précieux Sang du Dieu crucifié, notre Père. Il
ne m'a pas permis de monter au saint autel. Mon
cœur en a tant soit peu saigné, mais il a accepté son
sacrifice, dont, à vrai dire, je ne prévois pas la fin.
» Mes nuits continuent à être bonnes. L appétit
est aux arrêts toujours. L'emuii me tient assez fidèle
compagnie. Mille bontés m'environnent, mais Notre-
Seigneur me fait la charité de n'y pas trouver ou du
moins bien peu de douceurs. L'amertume, grâce à
lui, domine tout, et le jour succédant au jour me
rencontre à peu près sur les mêmes sables ou sur les
mêmes eaux, selon que le gouvernail de mon divin
Pilote mène le bateau et ce qu'il porte. « Le Sei-
gneur me conduit et rien ne me manquera. »
400 CHAPITr.E TRENTE-SEPTIEME.
» Vous vous inquiétez de ma santé. Laissez tom-
ber vos inquiétudes , et regardez le Pilote qui nous
mène. Ce n'est pas au naufra^je qu'il vise, mais au
port.
» Le Tu solus *Dominiis du Gloria in excelsis ,
vous seul Maître absolu, unique, c'est la disposition
où je désire que Notre-Seigneur me trouve toujours
jusqu'à la mort, et je le supplie de m'en faire la
grâce. En cet état, je ne crains rien, parce que je ne
veux rien d'une part, et que de l'autre je veux toute
la volonté de Dieu. »
L'épreuve se prolongea. Le 9 juillet le malade en
exprimait ainsi sa plainte résignée, mêlée d'espé-
rance :
« Mon Père, qui, lorsqu'il ferme, personne ne peut
ouvrir, ainsi que le disent les saints Livres, tient
toujours sa main fermée pour moi , et ne m'admet
point encore au saint autel. Je lui dis chaque jour :
Si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que
votre volonté soit faite. Adani , après sa chute, fut
éloigné de l'arbre de vie. Ne faut-il pas que je re-
monte par où il est descendu? C'est par la privatipn
du véritable Arbre de vie, quoique avec un insigne
privilège pour moi, celui d'en manger encore chaque
jour le fruit, bien que je ne puisse monter dessus.
Je dis seulement avec l'Epouse des cantiques, dans
l'espérance qui reste toujours au fond de mon
cœur : "J'y monterai encore sur ce palmier, et je
» n'en recevrai plus, mais j'en cueillerai moi-même les
» fruits. »
DERNIERE iMALADIE. 407
La veille sa résignation s'exprimait sous forme de
désir :
« Ce bon Père qui mortifie et qui vivifie, qui con-
duit jusqu'aux portes du tombeau et qui en retire, je
l'ai attendu et je l'attends encore. Oh! qu'il me soit
donné, par l'intercession des saints qui sont au Ciel
et des justes qui sont sur la terre, de correspondre
par ma foi, par ma patience, par ma confiance,
par mon abandon et par mon amour, à tout ce que
notre bon Père et Seigneur cherche à obtenir de
sa chétive créature par les misères auxquelles il la
soumet.
» Nos novices terminent demain, jeudi 9, une neu-
vaine commencée pour moi le 1"' juillet. C'est une
fête de la très-sainte Vierge , sous le titre de Notre-
Dame des Miracles ou de Reine de la Paix. »
D'autres neuvaines se faisaient en même temps sur
divers points de la France. Elles ne cessèrent que
lorsque le divin Maître les eut exaucées. Vers la fin
de juillet le malade put de nouveau monter à l'autel.
Le 31, il rend compte ainsi de ses sentiments :
«Je respire un peu, après une journée bien labo-
rieuse. Telles étaient les fêtes des saints et les jours
de leur plus solide gloire. Ils étaient conformes à leur
divin Roi. Ils ne désiraient rien de plus , et ils le bé-
nissaient de les avoir jugés dignes de boire quel-
ques gouttes du calice si amer de son inconcevable
Passion.
» C'est depuis quatre heures et demie du matin,
moment où commence ma messe, que ce petit et pé-
408 GIIAPIÏRE TREiNTE-SEPTIEME.
nible travail a été imposé à ce pauvre serviteur de
Notre-Seigneur. Le saint sacrifice m'a mis sur le Cal-
vaire et attaché à l'un des bras du divin Crucifié. J'ai
pu néanmoins, par un secours spécial de mes céles-
tes assistants, poursuivre jusqu'au bout; et depuis ce
moment jusque vers trois heures de l'après-midi, la
bienheureuse Croix , toute petite parcelle de celle de
mon Père et de mon Sauveur, a été avec moi, et moi
sur Elle avec mon Dieu crucifié. Bénissons-le ensem-
ble de ce don solide, qui m'est assurément venu des
mains levées et du cœur de notre saint Père Ignace.
Il a préféré et choisi ce bien pour moi. C'est le fruit
de sa rare sagesse et de l'amour tout paternel, quoi-
que fort immérité, qu'il ne dédaigne pas de porter au
plus misérable, au plus ingrat, au plus inutile de ses
enfants.
» Je ne sais si je me trompe, mais il est bien possi-
ble que, jusqu'au 7 ou à peu près, je ne sorte pas de
cette voie tant soit peu épineuse... Ce jour du 7 .est
celui de la renaissance de la Compagnie. Je dois, ce
me semble, payer mon lot d'expiation pour toutes les
misères présentes et passées. Je demande seulement
à notre bon Seigneur et Père, s'il plaît ainsi à sa di-
vine majesté, de me conserver la sainte messe, et de
me donner une mesure de patience et de fidélité qui
l'honore, le réjouisse et satisfasse pleinement aux
vues qu'il a sur le pauvre vermisseau qui se tient au
pied de sa Croix et dans les trous de ses divines
plaies. »
Le 16 août, le malade écrit encore son bulle-
DERNIÈRE MALADIE. 409
tin douloLireLix , sans savoir s'il pourra Taoliever :
« Je commence par prendre une feuille entière,
mais Notre-Seigneur me donnera-t-il la force d'en
remplir au moins la moitié?... L'ouvrage de sépara-
tion et de destruction qu'il a commencé et poursuivi
jusqu'à ce jour continue, et si je n'ose pas dire qu'il
se fait aujourd'hui avec une plus mortifiante activité,
c'est que je crains toujours que ma pauvre et triste
imagination ne s'en mêle, et que je ne grossisse par ma
pusillanimité ce qui pourtant n'est que trop vérité.
» Au fond , je deviens toujours moins capable de
tout; les riens me sont comme des montagnes à fran-
chir, et cela depuis le matin jusqu'au soir. Cloué in-
cessamment sur ma croix de presque immobilité,
dans ma chambre ou dans les lieux réguliers, fort
rares, où il m'est permis encore de me transporter,
je passe seulement d'un fauteuil à un autre; par rares
moments au confessionnal pour une ou deux person-
nes, de là sur mon lit; debout seulement pendant ma
demi-heure au saint autel , où je suis dans le mar-
tyre. Souffrir est comme toute ma prière, tout mon
amour, tout moi, pour résumer ma position en un
mot. Voilà ma vie, qui est une mort de tous les jours,
de toutes les heures et comme de tous les instants.
Me faut-il la patience , l'abandon et la constance?
Toutes ces vertus sont en dehors de moi ; il me les
faut puiser aux plaies de mon Sauveur. Aidez-moi
dans ce travail, et que Notre-Seigneur me donne
amplement, je l'en conjure, la grâce de me suppor-
ter, de le porter, Lui, et de vaincre! »
410 CHAPITRE TREiNTE-SEPTIEME.
Mais le 17 août fut le dernier jour où le saint prê-
tre put offrir de ses mains la divine liostie, deux
mois jour pour jour avant de consommer son propre
sacrifice.
Ecoutons le gémissement de son amour. Un céleste
consolateur vient adoucir sa douleur :
« Il a plu à mon Jésus d'ajouter à mes sacrifices
journaliers ce qui me tenait le plus au cœur. Par dé-
licatesse, ce n'est que peu à peu et comme par mor-
ceaux qu'il me dépouille, ce cher Maître, et aujour-
d'hui c'est sans contredit la plus belle brebis de mon
troupeau qu'il tn'a enlevée, mais je veux que vous
l'en bénissiez avec moi, puisque tel est son bon vou-
loir et qu'il lui a plu, k cause de mon ingratitude, de
me priver d'olfrir le saint sacrifice. .l'ai dû accepter;
je l'ai fait; mais que mon cœur a souft-ert! J'ai cru
en mourir de douleur.
» Cependant mes amis du Ciel ne m'ont point dé-
laissé dans l'extrémité où cette privation m'avait
réduit, et je vous le dis, afin qu'étant si faible et si
impuissant maintenant, vous soyez ma suppliante
pour les remercier. Or, voici que ce matin, pendant
que mon cœur versait des larmes de sang devant
Notre-Seigneur à cause de la privation où je me
voyais de ne pouvoir dire la sainte messe, voilà que
saint Joseph s'est présenté devant moi. Je l'ai re-
connu très-bien , et tout aussitôt je lui ai tendu les
bras, et Lui, s'avançant avec bonté vers moi, m'a
pris dans les siens et m'a pressé sur son cœur avec
effusion. En même temps j'ai senti sur mon front ses
. DERNIÈRE MALADIE. 411
lèvres bénies et je me suis senti tout pénétré d'une
douceur divine qui s'est répandue sur mon âme et
dans mon cœur, et qui m'a rempli d'une telle suavité
que je me croyais puéri. Après cela, à l'instant, il a
disparu, mais la joie, la paix et le calme le plus par-
fait sont demeurés en moi. Que pensez-vous que
cette visite m'annonce? Ne serait-ce pas le si^jnal du
départ? »
Un mois plus tard le consolateur revint encore
visiter le saint malade; c'est ce que l'on peut conjec-
turer de ce que nous allons dire :
Entre deux et trois heures du matin, le 17 septem-
bre, le P. Barrelle vit entrer dans sa chambre, intro-
duit par un Frère coadjuteur qui lui était inconnu, un
personna.ofe respectable d'environ quarante-cinq ans,
d'un aspect doux et céleste. Il regardait avec intérêt
du côté du fauteuil où se tenait habituellement le
malade. Celui-ci pensait en lui-même que peut-être
on lui amenait un médecin; et tandis qu'il s'étonnait
d'une visite à cette heure matinale, il. le vit se retirer
sans rien dire. Mais le Père sentit son âme fortifiée et
remplie de consolation. Alors seulement il pensa que
c'était sans doute saint Joseph qui venait l'inviter
à le suivre. Le matin venu, il en parla à l'infirmier,
au docteur et à plusieurs autres personnes. Il ajouta :
— « J'aurais bien voulu entendre sa voix, mais il ne
m'a rien dit. Au reste, il ne faut pas attacher à cela
de l'importance, de crainte de quelque illusion. »
Qu'avait à craindre le saint malade? l'humilité, la
patience, l'amour de la Croix, le désir du Ciel, la
412 CHAPITRE TRENTE-SEPTIEME.
résignation amoureuse aux volontés du Père cé-
leste, l'ardent amour de Jésus-Christ, formaient au-
tour de son cœur une défense contre tous les périls,
comme ils étaient un baume à toutes ses douleurs.
DERiNIERS JOURS. 413
CHAPITRE XXXVIII.
DERNIERS JOURS.
Patience et ferveur. — Le P. Rarrelle est décharf|é de la supério-
rité. — Rulletins de résignation et de loi. — Le vis-à-vis avec le
tabernacle et avec le crucifix. — Jubilation extraordinaire au
moment de l'extrême-onction. — Dernières paroles. — Le P.Bar-
relle s'endort du sommeil de l'amour divin en recevant l'Eucha-
ristie. — Ses obsèques. — Son cœur conservé dans l'église du
noviciat. — Faits merveilleux. — Douce espérance.
Ferveur et patience, ce résumé de l'humble vie du
serviteur de Dieu prend une vérité nouvelle pour
exprimer ses derniers jours. Aimer Dieu, souffrir pour
Dieu, ces deux paroles renferment sa longue exis-
tence, tout le secret de sa sanctification. Seulement
l'amour de Dieu, qui s'en allait autrefois en quête
des âmes, ne peut plus les atteindre aujourd'hui que
par la souffrance.
La pensée de se ménager tant qu'il lui resta un
souffle de vie n'entra jamais dans le cœur du P. Bar-
relle. En décembre 1853, à une époque d'épuisement,
il la repoussait en ces termes : « Gourant comme je
le fais vers mon heure dernière, je ne pourrais me
décider à économiser sur mes occupations pour me
procurer quelque délassement. Mon cœur, tout misé-
rable qu'il est, s'en ferait un grand scrupule. Il me
414 GHAPITBE TREiS TE-HUITIÈME.
faut donc, à l'exemple du feu attaché à la mèche des
lampes, m'activer tant que je peux , jusqu'à ce que
l'huile de mes forces soit totalement épuisée... et
alors, ô mon Dieu! je l'espère de votre infinie charité,
je verrai le repos. »
Maintenant l'huile était épuisée jusqu'à la dernière
{ïoutte ; mais n'ayant plus de force, l'homme de zèle
donnait ses douleurs. C'est ainsi qu'il achetait les
âmes avec la bonne monnaie que Dieu accepte
toujours. Car, disait-il, « tout ce qui ne porte pas
l'effigie de la Croix est une pauvre monnaie qui n'a
pas cours dans le royaume de Dieu. »
Le bon Père ignorait ce que c'est que la plainte ;
quelquefois la souffrance lui arrachait un soupir vers
le ciel, plein de résignation et de paix, rien de plus.
Jusqu'aux dernières semaines de sa vie il continua
ses habitudes matinales, se levant à trois heures,
méditant, puis célébrant la messe, ou, quand il en
fut empêché, communiant chaque jour. Mais il était
réglé qu'il se reposerait sur son lit dans la matinée,
environ deux heures. Or la charité lui avait procuré
une sorte de lit de camp, plus mobile que son lit
ordinaire, et qu'on supposait plus commode. On
n'avait oublié qu'un point : le lit n'était point fait à
la mesure du malade, et ses jambes en auraient
dépassé la longueur si l'infirmier n'avait eu soin de
relever suffisamment le haut du corps.
Un jour le bon Frère crut s'être acquitté de ce soin
selon sa coutume. Les deux heures écoulées, il revient
ponctuellement à la chambre du Recteur : — «C'est
DERiNIERS JOURS. 415
vendredi aujourd'hui, lui dit celui-ci eu souriant. —
Oui, mon Père. — Eh bien, jugez si je m'en suis
aperçu ; reg^ardez comme je suis arrange. » Alors
l'infirmier reconnut avec stupeur (|ue les jambes du
malade, demeurées pendantes pendant les deux
heures destinées au repos, lui avaient infligé un rude
supplice. Le bon Père ne laissait pas après cela que
de se traiter de lâche, de pusillanime, et il s'infligeait
volontiers les termes les plus méprisants.
Or, bien autre était la pensée de l'infirmier.
«Le P. Barrelle s'étudiait, dit-il, à se mortifier
sans cesse dans sa nourriture et dans l'usage des
remèdes qu'on lui présentait. Ce qui convenait le
moins au goût était toujours de son choix. Dans sa
chambre son repas était très-court. Gomme je l'invi-
tais un jour à se nourrir davantage, il répondit : —
« Quand Notre-Seigneur mangeait chez Marthe et
M Marie avec ses apôtres, il goûtait à peine aux mets
» qu'on lui servait, et se levant bientôt, il envoyait ses
» apôtres distribuer aux pauvres les restes de la table. »
De là le bon religieux prenait exemple. Si la pré-
voyance d'amis dévoués lui procurait quelque mets
plus délicat, il avait hâte de l'envoyer aux pauvres
malades dans les maisons de charité; il n'en faisait
même pas profiter ses Irères, de peur de faire injure
à la pauvreté évangélique.
Tel était à la fin son état de faiblesse qu'il pouvait
à peine supporter un drap. Le froid cependant le
pénétrant bientôt, ajoutait à ses souffrances. Une
personne charitable lui envoya rm édredon, qui, sans
416 CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
l'accabler, aurait réchauffé ses membres. Il ne le
renvoya pas, de peur de contrister l'amitié compa-
tissante, mais il refusa absolument de s'en servir : —
« Un pauvre de Jésus-Christ ne doit avoir à son usage
que des objets communs et ordinaires. Ceci est pour
les riches; les pauvres comme nous ne s'en servent
pas. » Il s'en tint là et continua de souffrir.
Du moins il crut pouvoir accepter un bouillon qui
lui était envoyé journellement. Plusieurs personnes
se partageaient la joie de le soulager ainsi. Sans
oublier ces charitables mandataires de la bonne Pro-
vidence, sa foi renvoyait à Dieu de tendres actions
de grâces : — « Eh quoi! le ciel daigne s'occuper de
moi; le bon Dieu, Marie, Joseph, les saints Anges,
ont la bonté d'entrer dans le menu détail de mes
nécessités corporelles! Et moi, je n'ai à leur rendre
que ma grande reconnaissance ! »
Tandis qu'il semblait n'éprouver . de répugnance
que pour les petites délicatesses dont on tâchait de
corriger son régime, le P. Barrelle prenait avec une
ponctualité rigoureuse les remèdes indiqués.
Il devait prendre un jour certaine potion de demi-
heure en demi-heure. Il avait compris que ce serait
trois fois seulement. La quatrième fois il fit donc de
la main un geste négatif; mais au retour du médecin il
reconnut sa méprise. Se tournant alors vers l'infirmier,
il lui demanda humblement pardon. — « Eh! de
quoi, mon Révérend Père? répondit le garde-malade.
— Ah! vous savez bien! J'avais mal compris, et j'ai
refusé. Il fallait insister. »
DERNIERS JOORS. 417
Les saints, pas plus que les chrétiens ordinaires, ne
trouvent en eux-mêmes les eaux vives de la patience ;
ils les vont puiser au Calvaire et aux sources toujours
ouvertes du tabernacle.
On se rappelle les héroïques tendresses du P. Bar-
relle pour la Croix de Jésus-Christ. Il les alimentait
tous les jours dans une oraison qui semblait ne pas
s'interrompre. Ses regards ne quittaient pas son
crucifix, ou l'image du Sacré-Cœur placée sur l'au-
tel, ou le tabernacle, selon qu'il était devant sa table,
ou que, derrière sa porte entrouverte, il attachait
ses yeux et son cœur sur le saint autel.
Il disait à l'infirmier : — « Je fais mes méditations
sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ah!
que nous sommes de petits enfants quand il faut
souffrir! Nous nous plaignons toujours, malgré les
exemples de Jésus sur la Croix et au saint Sacrifice. »
Ce qui va suivre, nous l'avons recueilli nous-méme
de la bouche du Frère infirmier, nous ne faisons que
prêter notre plume à son témoignage.
Il répétait souvent : — « Mon doux Jésus, ayez
pitié de nous ! » Au milieu de ses souffrances il disait :
— « Oh ! Dieu est bon ! Tout ce qu'il fait est bien fait !
» Faites, faites, mon Dieu; ne vous gênez pas avec
» votre petit serviteur; faites tout ce que vous vou-
» drez. Donnez-moi la patience et une grande sou-
)) mission à votre sainte volonté. Je m'abandonne
» doucement à votre infinie miséricorde. Oh! quand
» vous verrai-je, mon doux Jésus? Sera-ce aujour-
» d'hui? Oh! venez, venez !^ qu'il me tarde d'aller à
418 CHAPITHE TRE.NTE-H U ITIÈME.
» vous, Seigneur ! » Et il reprenait à voix basse de
ferventes prières et des paroles latines des psaumes,
ou bien quelque strophe des hymnes de l'Eglise. Il
aimait par exemple à redire : salutaris hostia, qiiœ
cœli pancUs ostiiwi, il appuyait avec onction sur ces
dernières paroles.
« Le jour de sainte Anne, 26 juillet, il avait lu
l'histoire de l'entrée de Jésus à Jérusalem, et il me
dit : — « Notre-Seigneur me laisse mes infirmités
» pour me tenir toujours à l'attache à Tanneau île
» sa croix, comme l'ânon de Betiiphagé l'était au
» sien. L'ànesse et lui attendaient, pour être mis
» en liberté, un mot de notre cher et puissant Sau-
» veur. Allez, détachez-les et amenez-les-moi. J'en
» suis là. Le mot n'a pas encore été dit. Se fera-
» t-il encore longtemps attendre? Il est bon, dit Jéré-
» mie, d'attendre dans le silence le salut de Dieu!
» Ah! si Notre-Seigneur voulait envoyer suint Joseph
M pour me délier! Voyez, je n'ai plus rien, rien; ce
» serait Ijientùt lait ! »
)) Il implorait sans cesse Jésus au saint Sacrement
par des invocations, et taisait avec lui de touchants
colloques.
» Dés qu'il ne tut plus supérieur, c'est-à-dire un
mois avant sa mort, débarrassé de tout souci, il de-
meurait tout le jour absorbé dans une protonde médi-
tation. Je pouvais entrer dans sa chambre et en sortir
sans qu'il s'en aperçût, et lorsque j'avais à lui parler,
il semblait se réveiller comme en sursaut sur sou fau-
teuil, comme un honnne qui revient de loin. Que de
DERAIERS JOURS. 411)
fois en entrant dans sa chambre je le vis baisant
amoureusement son crucifix et versant sur lui des
larmes! Dans les derniers jours de sa vie, je le croyais
quelquefois bien endormi; mais il me disait : — « Je
» prie jour et nuit, je suis toujours avec mon bon
Maître. »
Un jour, durant la dernière période de la maladie,
il dit au Père Maître des novices : — « Je ne sais
comment cela se fait; mais je prie, pour ainsi dire,
sans le vouloir, comme si quelqu'un m'appliquait à la
prière. » Le Père Maître répondit par les paroles de
saint Paul : Ipse spiritus jjoslulat pro nobis gemiti-
hus inenarrabilibus.
Le Frère infirmier reprend ainsi : « Le P. Barrelle
me parlait sans cesse du Sacré-Cœur; souvent c'était
les larmes aux yeux, sa voix s'éteignait dans son émo-
tion. Si je voyais un nuag^e de tristesse, car son àme
paraissait souffrir beaucoup, pour le dissiper et rame-
ner un doux sourire il me suffisait de parler du Cœur
de Jésus.
n Jamais un seul jour il ne manqua de communier,
quand il ne pouvait célébrer la messe. Or, la seule
pensée de la communion lui donnait des forces. Une
seule crainte le préoccupait, c'était que l'on oubliât
de lui porter à temps Notre-Seigneur. — « Si le Père
» vient à oublier, me dit-il un jour, je monterai à
» l'autel, vous direz le Confiieor ^ et je me commu-
» nierai moi-même. »
» Il allait pour recevoir Notre-Seigneur jusqu'au
pied de l'autel; on le soutenait ainsi agenouillé, car
420 CHAPITRE TRENTE-HUITIEME.
il seraittombé de faiblesse. — « Mon Père, luidisais-je,
» il serait bien plus simple de vous porter la sainte
» communion dans votre chambre, il n'y a que cinq
» ou six pas à faire. — Y pensez-vous? C'est Notre-
» Seigneur ! Oh ! je n'ose pas! je n'ose pas! — Du moins
M nous vous mettrons un prie-Dieu. » Mais quand on
l'eut fait une première fois : — « Ah! Frère, me dit-
» il, je souffre davanta[;e en communiant sur le prie-
» Dieu que quand je suis agenouillé à terre. «
«Mais, mon Père, lui dis-je une autre fois, vous
» lever si matin ( en ce temps-là c'était vers quatre
» heures) pour aller recevoir la communion, c'est
» vraiment une fatigue excessive. Souffrez qu'on
» vous apporte le bon Dieu dans votre lit. » Le bon
Père se révolta à cette pensée. — « Quoi ! dit-il, je
» puis encore me lever, et je me ferais apporter à mon
» lit Notre-Seigneur! Oh! jamais cela ne se serait
» vu ! w Or, il était si faible alors que la petite nappe
de communion était trop lourde pour ses forces et
qu'il ne pouvait même supporter un simple purifi-
catoire. "
Si léger que fût le fardeau de la supériorité dans
notre noviciat de Clermont, il imposait encore au
vénérable malade le souci de quelques affaires cou-
rantes, et les rapports indispensables pour régler ou
distribuer les ministères de zèle. La charité compa-
tissante de la Compagnie songea donc à décharger
le P. Barrelle de toute responsabilité. Comme tou-
jours, plus haut que la terre, son cœur s'éleva jus-
qu'au bon plaisir de Dieu et lui abandonna ses désirs.
DER.^IERS JOURS. 421
— « Je ne sais, dit-il, ce que mes supérieurs se
proposent de faire à mon endroit. Mais je sais que si
je m'abandonne entre les mains de mon Père céleste
qui est dans le saint tabernacle, ils seront purement
et simplement les exécuteurs de sa sainte volonté. Je
sais que c'est lui qui les a poussés à me mettre ici,
dans un temps où les bommes n'y pensaient guère ni
moi non plus ; et que ce sera par sa volonté seule que
l'on m'en retirera, ou qu'il m'en retirera lui-même.
Non, non, je ne veux plus voir les créatures en rien.
Que m'ont-elles été jusqu'à cette heure?... Et en ce
moment même , celles qui me portent le plus d'in-
térêt ici, qu'ont-elles obtenu par leurs soins multi-
pliés pour moi? Ah! ce sont leurs prières seules qui
me vaudront toujours quelque chose et beaucou[). Il
n'en tombera pas une seule parole par terre, et le
jour viendra où j'en récolterai les fruits. »
Ces paroles sont du commencement de juillet. Deux
mois se passèrent encore, et dans les premiers jours
de septembre seulement le bon Recteur pouvait re-
mettre la charge de la maison aux mains d'un de ses
anciens élèves deFribourg, le R. P. de Foresta. Nou-
velle attention de la Providence au moment où, rom-
pant pour ainsi dire avec le dernier exercice de sa vie
active, il s'enfonçait plus avant dans une solitude
inusitée. Or cette sorte d'isolement, que lui faisaient
plus complet chaque jour ses infirmités, ne fut pas à
cette âme ardente le moins douloureux des sacrifices.
Quant à la supériorité, il l'avait acceptée avec une
humble résignation, il la déposa avec une humble joie.
TOM. II. 24-
422 CHAPITRE TRENTE-HUITIEME. '
Le jour où arriva son successeur, lorsque le Frère
infirmier lui apporta son déjeuner : — « Cher Frère,
» lui dit le P. Barrelle, j'ai une nouvelle à vous an-
» noncer. A partir de demain, à midi, je ne serai plus
» supérieur. Ah! j'étais un potentat! ajouta-t-il en
» riaut, avec un de ses gestes expressifs d'une imita-
» tion si vive, je serai petit, tout petit ! J'ai été long-
» temps supérieur; je ne serai plus rien; je serai pour
» toujours le dernier de tous, inutile, hélas ! et à
n charge à la Compagnie. » Ensuite il s'étendit sur
l'esprit d'ohéissance, d'humilité, de parfaite indiffé-
rence à tous les emplois... Le bon infirmier, tout
ému, n'y pouvant plus tenir, fondait en larmes.
Revenons un peu en arrière, aux derniers jours du
mois d'août. Nous retrouvons quelques pages confi-
dentielles, bulletins de ses souffrances, nous voulons
dire de sa résignation et de sa foi. Ils se passent de
commentaires; les voici; ils portent comme toujours,
en tête et en majuscules, le nom de JESUS :
« Comment être consolé quand on est dans le désir
et dans l'attente, et que le jour n'arrive pas? Je suis
dans la tristesse et dans la nuit. La vie est difficile à
porter ; et je demandais tout à l'heure avec Elie à mon
Père, pour moi, de mourir. Car que vois-je partout
en ce monde? Le faux et la déperdition.
» Eli, Eli, pourquoi m'avez-vous abandonné? C'a
été mon cri le long du jour. Patience dans la souf-
france totale.
» C'est le 25. Il m'apporte quelque fatigue de plus.
Notre-Seigneur brise tous mes chemins, et il me faut
DERNIERS JOURS. 453
adhérer pleinement à son adorable et crucifiante con-
duite. C'est ce que je tâche de faire. Mais comme j'ai
besoin d'être assiste d'une force particulière d'en haut !
Vous ne sauriez croire la décomposition qui peu à
peu s'opère et dans mon corps et dans mon âme... Et
notre bon Père se contente de me regarder en cette
pénible lutte. Fiat! mais Deus, ad adjuvanduni me
festina!...
» La consolation ! mon état de souffrance m'empêche
de la sentir. Ainsi Dieu, en donnant d'un côté, sous-
trait de l'autre. Nous devenons ainsi en vérité les jouets
de son amour. Amen.
» Je commence à voir comme une première solitude
se former autour de moi. Les novices sont à la cam-
pagne, quelques Pères en course; la maison, c'est le
désert, heureusement habité parle meilleur et le plus
fidèle des amis et des maîtres. »
« Le 29 août.
» Vous connaissez trop bien mon état actuel et les
tribulations et les angoisses par lesquelles Notre-Sei-
gneur, mon Père, me fait passer dans ces temps-ci,
pour croire que les choses même les plus consolantes
consolent le moins du monde, lorsque la grâce et une
grâce spéciale n'est pas là pour faire goûter ce (|u'il y
a de plus consolant. Or, par la disposition de la
bonne Providence, que je m'efforce de bénir et à la-
quelle je veux cordialement m'abandonner, cette grâce
dont je vous parle, et qui donne le goût des lumières
et des douceurs de Dieu, n'est pas avec moi. Mon
424 CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
cœur est sens dessus dessous; ma vigueur ma aban-
donné; et la lumière même de mes yeux n'est pas avec
moi. C'est, ce que disait notre père David, et c'est ce
que tout me met dans le cas de répéter avec lui,
soit pour ce qui est du corps, soit pour .ce qui est de
l'âme.
» D'une part, rien ne s'améliore plus sensiblement;
et une mesure de mieux restant, le reste du corps est
toujours sous le pressoir. On s'y habitue peu à peu
autour de moi. Je voudrais pouvoir m'y habituer
autant et plus encore moi-même. Oh! que je suis loin
d'en être venu là! C'est que, pour le mérite et le
prix de la souffrance, il faut qu'elle soit sentie. Amen.
M D'autre part, c'est-à-dire pour l'âme, nuit, dé-
sert, isolement. Je me trouve comme un homme
perdu dans des profondeurs qui crie et ne cesse de
crier, et à qui nulle voix ne répond ni du ciel ni de
la terre. Voilà deux états qui marchent de pair, et
auxquels il n'y a pour moi d'autre remède à apporter
que le regard à la Croix et au Tabernacle.
» J'ai néanmoins une immense consolation devant
moi. Elle me vient de Notre-Seigneur et de vous,
mon enfant. Notre-Seigneur vous inspire et vous
presse de prier et de faire prier pour moi. Toutes ces
messes, tous ces vœux, toutes ces neuvaines, tant de
saints à la porte desquels votre charité frappe, obtien-
dront de Dieu le Père ce qu'il veut nous donner depuis
l'éternité. Non, rien n'est perdu. Laissez venir la sai-
son opportune. Que de fruits!
» Joseph S. J. »
DERNIERS JOURS. 425
Une lacune de trois semaines nous conduit à la fin
de septembre :
«Jésus seul. «^ '^
» Vous donner un léger signe de vie, c'est tout ce
que je puis, c'est tout ce que je sais; au delà, rien;
Notre-Seigneur a tout ramassé dans la chambre de son
enfant, n'a rien laissé à sa disposition, que des souf-
frances parfaitement échelonnées qui, en se succé-
dant, semblent se donner le mot d'arrêter ce qui ne
fait pas commune cause avec elles.
» En tout, Benedicamus Domino. C'est le chant
tout naturel de la reconnaissance.
» Qu'en est-il de mon état? Je n'en sais pas plus au-
jourd'hui que je n'en ai su dans les temps passés, et le
médecin pas pins que moi. Notre-Seigneur seul a ce
secret, et il nous faut bien le lui laisser avec un total
abandon. Alléluia.
» En avant! au Calvaire! Il ne s'agit plus que de
mourir sur la Croix qui nous a été préparée... On me
soigne bien toujours, à me faire honte.
» Le jour des Sept Douleurs, 20.
» Joseph S. J. »
Quatre jours après, il commence ainsi :
« Jésus seul et moi, son pauvre enfant, passant par
les fenêtres de ses quatre plaies, pour me présenter
de là aux regards de son Cœur qui m'attend au jfond
de la cinquième. Je suis là avec sa miséricorde, son
attribut spécial à Lui, comme il me l'a si longuement
et si délicieusement expliqué autrefois. »
24.
426 CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
« Le 24 septembre 63.
. ..» Je ne sais ce qui peut se passer ces jours-ci, à
*^0ause de ma faiblesse. Il n'y a pourtant rien de plus
extraordinaire que les jours précédents. C'est la con-
tinuité seule du mal, malgré les soins et les remèdes,
qui alarme davantage. Je ne m'alarme avec personne;
mais je dois, pour l'édification, me ranger du côté de
la pensée générale. Nous attendons le retour du P. de
Foresta pour une décision sur l'extréme-onction. Je
choisirais volontiers ou le 27 septembre ou le jour de
saint Michel.
» Que la main de Jésus nous conduise sans naufrage
jusqu'au terme! Mais nous ne reculerons pas, j'es-
père, devant la mort... livrant tout, tout à notre bon
et tout-puissant Maître, sans nous réserver autre
chose que son pur amour. »
Cinq jours se sont écoulés; le Père trace ces pa-
roles :
« Jésus toujours plus seul,
et Joseph le cherchant toujours plus sans pouvoir
l'atteindre. Voilà son martyre, sa croix, sa langueur
et sa mort à petit feu. Oh! que n'est-ce le feu, le vrai
feu du pur amour! Voilà tout le résumé de mon état
actuel aujourd'hui, jour de saint Michel et des saints
Anges, 29 septembre 1863.
M Un seul nom retentit dans mon intérieur. Il dé-
bouche par les cinq plaies toujours. Il sera exaucé.
Ah ! que je demande peu ce qu'on demande pour
DEHlMERS J0UU8. 427
moi!... Etre vraiment victime, voilà ma fin! Eh bien,
Père saint, faites, poursuivez, hâtez-vous. »
Voici r avant-dernier bulletin :
« Jésus.
» Il continue son œuvre d'épuisement, d'anéan-
tissement, et je ne sais ce qui me reste, ou de cou-
rage intérieur ou de force physique. Mais ce n'est
point là ce qui me regarde.
« Je vais du jour au jour et de la nuit à la nuit, me
laissant faire, usant de ce que me laisse mon Père,
me tenant à sa disposition pour ce qu'il continue et il
continuera encore à m'enlever, sans désir, sans de-
mande, sans autre sentiment au fond que celui de
l'abandon.
)) C'est le 2 octobre aujourd'hui, jour des saints
Anges. »
Enfin, une dernière fois, la main vénérée du saint
religieux donne à un cœur bienfaisant et dévoué un
signe de gratitude.
« Saint Rosaire, 4 octobre.
» Encore un peu de temps, il me le semble du
moins, et il ne me restera plus guère de forces que
pour regarder ma Croix, le Tabernacle et le Cœur
qui bat sous ces adorables espèces. C'est étonnant,
comme la vie s'en va!... Une seule chose m'est à
cœur, de plaire en mon état présent et par toutes les
circonstances de jour, de nuit, de mon état présent, à
Jésus mon Seigneur, mon Père et mon Ami. Cela me
suffit.
428 CHAPITRE TRENTE-HUITIEME.
>j Ne vous préoccupez pas des choses matérielles
et sensibles. Laissez donc crucifix et autres saints
objets, que vous n'aurez pas le temps seulement peut-
être de posséder un instant après ma mort... Ah! il
nous faut laisser bien plus pour avoir le royaume
des cieux. « Quiconque ne renonce à son père, à sa
M mère, etc., ne peut être mon disciple.» Qu'allons-nous
donc attacher tant d'importance à mon crucifix?...
» On ne veut pas encore de l'onction dernière, dont
j'ai encore reparlé aujourd'hui.
» Je m'arrête, à cause d'une fatigue plus sentie,
mais en vous donnant toutes mes bénédictions.
» Fions-nous à Dieu , et au lieu de perdre quoi que
ce soit, même un fragment, nous recouvrerons tout
avec usure.
» Plus rien, plus rien que Jésus. »
Jésus devait être la pensée de la dernière phrase
que tracerait cette plume si souvent sanctifiée par ce
Nom béni, et comme le dernier trait qui scellerait
pour l'éternité les écrits d'un de ses disciples les plus
séraphiques. Jésus lui-même, Jésus en personne ne
va-t-ilpas se poser au moment même du dernier soupir
comme le sceau de l'immortalité sur ces lèvres qui
tant de fois l'ont appelé et béni, sur ce cœur qui n'a
palpité que de son amour?
Lorsque, douze jours avant sa mort, le P. Barrelle
fut contraint de garder le lit , il le fit placer dans la
direction du sanctuaire, tout près de 1^ porte qui
communiquait avec la chapelle, en sorte qu'en l'ou-
vrant son regard tombait sur le tabernacle. Cette porte
DERNIERS JOURS. 429
s'ouvrait souvent, ou plutôt dans ces derniers jours
ne se ferma guère. Une fois cependant, l'immilité l'em-
portant un instant sur l'amour, le malade dit au Frère
infirmier qui, le matin, à l'ordinaire, en tr' ouvrait cette
porte : — « Il ne convient pas de l'ouvrir toujours; il
ne faut pas être trop familier avec Notre-Seigneur.
Pour moi, je suis toujours avec lui avec la sainte
Famille, et je m'entretiens avec eux. »
A cause de son divin voisinage, le P. Barrelle avait
pris riiabitude en entrant et en sortant de sa chambre
de faire la génuflexion au saint Sacrement. Les der-
niers jours de sa vie, comme il ne pouvait plus fléchir
le genou, il faisait avec la tète une profonde révé-
rence. Il aimait à baiser avec un tendre respect les
vases sacrés, et lorsqu'il ne lui fut plus possible de se
traîner à la chambre 'voisine qui servait de sacristie,
il priait le sacristain de les lui apporter afin qu'il pût
leur donner cette marque de vénération et d'amour.
Nous construisions alors notre chapelle extérieure ,
œuvre simple mais d'un goût pur, où la piété respire
à Taise. Dés le premier jour que l'on commença à
bàlir, le Père s'approcha de la fenêtre de sa chambre
qui donnait sur les travaux, et il leur donna sa béné-
diction , suppliant le bon Dieu de les préserver des
accidents trop ordinaires en de telles constructions,
parce que celle-ci était toute à la gloire du Cœur de
Jésus. L'un des derniers jours de sa vie, il dit au Père
Recteur : — « Je meurs consolé en voyant qu'une
église s'élève en l'honneur du Sacré Cœur de Jésus.
Oh! gardez bien à cette dévotion sa forme populaire
430 CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
de dévotion au très-saint Sacrement. Le saint Sacre-
ment! Ah! je lui dois tout, toutes les g^ràces me sont
venues de lui! » Il développa cette pensée en quel-
ques mots, avec une ardeur angélique; et sa voix
s'éteignit dans son émotion.
Le fervent malade passait donc ainsi les jours et
les nuits dans la contemplation et dans l'amour, ne
disant que peu de mots aux visiteurs, accueillis, du
reste, avec aménité; mais ne cessant de converser
avec Dieu, le plus souvent à voix basse, quelquefois
de manière à être entendu de ceux qui le gardaient.
C'est donc face à face avec Notre-Seigneur Jésus-
Christ, caché mais présent, qu'il a passé les trois der-
nières années de sa vie; c'est à Fombre du tabernacle
qu'il a attendu Theure de la délivrance et exhalé son
dernier soupir.
Nous avons vu réaliser en sa personne ce que nous
trouvons dans une de ses lettres datée de 1852 :
« Songeons que si le terme est le même pour tous,
les voies sont différentes. Ces vies des saints nous pré-
sentent mille tableaux divers , au moment de leur
passage dans l'éternité. Dans les uns c'est l'amour,
dans les autres c'est la crainte qui domine. Ici, c'est
l'humilité qui s'enfonce dans le néant; là, c'estlajoie
qui donne en haut des élans incroyables. Adorons
cette conduite de l'Esprit-Saint, sanctifiant et égale-
ment admirable dans les âmes qu'il prépare pour
l'éternité glorieuse. Généralement, cependant, le
cœur à la fin de la vie est tel qu'il a été dans son
progrès, et quand Jésus a été sa nourriture spéciale,
DERNIERS JOURS. 431
il devient aussi sa douce préoccupation à la mort. »
C'est à la lettre la prophétie de ses derniers moments.
Que de fois le saint Jésuite avait désiré mourir en re-
cevant la sainte communion ! Il enviait la mort de
M^"" Naudo, archevêque d'Avignon, expirant au saint
autel, après avoir communié. Le Seigneur a montré
dans son serviteur qu'il fait la volonté de ceux qui le
craignent, voluntatem timentiurn sefaciet : le P. Bar-
relle , administré au pied de l'autel , a rendu son der-
nier soupir en recevant la sainte Eucharistie.
Avec le tabernacle la Croix fixait les regards du
pieux malade. Levé, il l'avait seule devant soi, sur
sa table dépouillée de tout autre objet et propre comme
un autel. Il demeurait des heures à la regarder, et il
lui adressait de fréquents colloques. Lorsqu'il dut
garder le lit, il la fit placer de manière à l'avoir tou-
jours sous les yeux; son regard alors, tout le long du
jour, allait du tabernacle au crucifix et du crucifix au
tabernacle. Point de livres : ils étaient son livre, sa
science , tout son délassement.
Le 27 ou le 28 septembre , quelqu'un lui présageait
la prolongation de sa vie dans le martyre où il était
réduit; il se sentit comme écrasé sous le poids de
cette croix. Mais tournant aussitôt d'ardents regards
vers son crucifix, il dit d'une voix très-émue, et avec
un accent où perçaient une familiarité et une intimité,
singulières : — « Non, non, mon bon Maître, je le
sais bien, vous ne me frapperez pas trop fort, vous
m'épargnerez, parce que vous êtes bon et que j'ai
confiance en vos mérites. »
432 CHAPITRE TREINTE-HUITIEME.
Plusieurs fois le P. Barrelle avait suggéré la pensée
de r extrême-onction. Mais le mal n'avait aucun carac-
tère précis ; il pouvait traîner en longueur, on l'espé-
rait du moins : — « Mieux vaut plus tôt que plus
tard, répondait-il, le moment approche; » puis d'un
ton véhément : — « Il faut être prêt! »
Lorsque enfin la faiblesse ne permit plus au malade
de quitter son lit, on craignit une surprise de la der-
nière heure; on consentit à son désir.
Le matin du mardi 6 octobre, quelques instants
avant l'heure fixée pour l'administration des derniers
sacrements, le R. P. Recteur étant entré dans sa
chambre, le malade étendit ses deux bras vers le ciel,
et dit avec beaucoup de vivacité et d'énergie : —
« Je suis tranquille, je suis content, je jubile! C'est
un beau jour pour moi! » Et il répétait, ne contenant
plus son bonheur : — « Je suis content! » La com-
mimauté arriva peu après ; il l'invita à se ranger au-
tour de sa chambre, et il reprit d'une voix très-forte :
— « Entrez, mes chers Frères, entrez. J'ai été un bien
pauvre Jésuite; mais j'ai pleine confiance aux divines
miséricordes. Ah! je suis content, je jubile! » On eût
dit un chant de joie. 11 était tout transporté de bon-
heur, tout rayonnant. Les Pères, les novices, toute
la communauté était attendrie.
Le Père Recteur renouvela en son nom la profes-
sion religieuse. Puis lui-même à haute voix, demanda
pardon à Dieu, à saint Ignace, à la Compagnie, de
toutes ses fautes ; ensuite il insista sur la confiance en
Dieu, sur sa reconnaissance pour les bienfaits sans
DERNIERS JOURS. 4;J3
nombre qu'il en avait reçus, et sur son bonheur de
mourir.
Cette allégresse devant la mort avait pour cause
non-seulement son bonheur de mourir dans la Com-
pagnie de Jésus, et d'y mourir après une vie dépensée
uniquement à faire connaître et aimer le divin Maître,
Jésus-Christ; mais encore l'assurance qu'il avait reçue
de ce cher Maître que toutes ses fautes étaient par-
données. Le Père Maître des novices, le confident
de son âme, peu de jours auparavant, était entré dans
sa chambre et l'avait trouvé inondé d'une joie céleste.
« Je lui demandai, nous dit-il, d'où lui venait cette
joie extraordinaire. Il me répondit : — « Comment
» ne serais-je pas dans l'allégresse et la jubilation? Il
» me l'a dit, le bon Maître, que tout est effacé, tout
w est oublié ! »
A partir du jour où le P. Barrelle eut reçu Pextréme-
onction et le saint viatique, il demeura plus que jamais
étranger à tout ce qui était de ce monde, absorbé
dans la contemplation, l'abandon et le divin Amour.
Il disait : — « Je ne désire plus qu'une chose :
l'Amour! l'Amour! Uhi est quem diligit anima
mea ? »
Dans une consulte de médecins, l'un d'eux crut
devoir lui dire quelques paroles sincères mais flatteuses
sur une existence si bien remplie. Alors il ramassa ses
forces et il dit d'un ton vif et accentué : — «Messieurs, je
ne suis rien! je n'ai rien été! » Il ajouta un instant
après : — « Je veux être saint! » — Quand on se fut
retiré, le malade dit au Frère infirmier : — « C'est
TOM. II. 25
434 CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
en vain qu'on songe à me guérir. Il n'y a que celui-
là (et il montrait Notre-Seigneur en croix) qui con-
naisse mon mal et qui puisse le guérir. Mais c'est là-
haut que je désire aller ; car je n'ai plus rien à faire
sur la terre que de souffrir pour expier mes péchés. »
Il y avait toujours de l'affabilité dans son accueil.
Il disait volontiers au médecin quelque bonne parole.
Le 15 juin, il lui dit : — « Quel bonheur de quitter
ce misérable exil! qui peut l'aimer? Hélas! on l'aime
pourtant, on s'y attache comme à la patrie. Pour
moi je n'y ai vu que misères et incalculables dou-
leurs. »
Trois jours avant sa mort, un Père qu'il avait aimé,
obligé de s'absenter pour une œuvre de zèle, vint lui
demander un dernier conseil et une dernière béné-
diction. Il répondit simplement : — « Le crucifix, le
crucifix, le crucifix! » Puis étendant les bras : «Oh!
bien volontiers, je vous bénis; » il prononça ensuite la
formule de la bénédiction , et se* laissa baiser les
mains.
Après la réception des sacrements, un certain mieux
relatif s' était manifesté. Mais le vendredi 16 octobre,
une toux opiniâtre et sèche fatigua le malade toute la
matinée. Après avoir entendu la messe, à son ordinaire,
il dit à l'infirmier : — « Frère , quand sera-ce que
nous irons là-haut? Oh! que je voudrais m'en aller,
non de cette maison, mais .au ciel avec le bon Maître!
Mon Dieu! je m'abandonne tout à vous! Je me jette à
corps perdu dans le sein de voire immense, éternelle
et infinie miséricorde ! »
DERNIERS JOURS. /<35
Un de nos Pères entra dans sa chambre, le malade
lui dit : — « Mon Père , faites le bien , car le temps
est court. »
Cependant dans la soirée, le docteur Imbert, son
pénitent et son ami, qui le soignait avec un dévoue-
ment filial, est averti que le saint malade paraît aller
plus mal. Il accourt. La poitrine s'embarrassait; mais
on se trouvait au vendredi, le docteur avait constaté
qu'il y avait périodiquement ce jour-là un notable
accroissement de souffrances. On pensa que la nou-
velle crise pouvait être une plus abondante partici-
pation aux soutfrances du Calvaire et que le samedi
amènerait quelque repos. Il devait amener le repos
éternel.
Dans cette prévision le P. Recteur ne quitta plus
le malade. Il fut donc le témoin de sa résignation
parfaite et de son union très-intime à Noire-Seigneur
Jésus-Christ.
Cette fois le saint religieux pressentait sa déli-
vrance. A cinq heures il demanda à son confesseur
une dernière absolution, et il dit tout haut ces paroles :
— « Je demande bien pardon au bon Dieu de toutes
mes fautes. »
Il avait coutume chaque jour de demander au Frère
infirmier pardon de toutes les peines qu'il lui donnait,
croyait-il. « Cette fois, raconte le bon Frère, le P. Bar-
relle m'appela auprès de son lit, et, d'une voix mou-
rante, il me dit : « Frère, je vous demande bien
» pardon de toutes les peines que je vous ai causées.
» Je prierai bien pour vous lorsque je serai au Ciel. »
436 CHAPITRE TRE?JTE-HUITIÈME.
Il me regarda en même temps avec urne bonté si tou-
chante que je ne l'oublierai jamais \ »
Le docteur, revenu trois fois dans la soirée, crai-
gnit que la nuit suivante ne fût la dernière. En se
retirant il baisa respectueusement les mains de son
vénéré Père, qui, contre son ordinaire, ne fit aucune
réflexion sur ce témoignage de filiale tendresse.
Il arriva une fois au bon Père de demander à Notre-
Seigneur un moment de répit. Mais l'abandon domi-
nait tout : — « Tihi derelictus est pauper, » disait-il;
et de nouveau : — « Je me jette à corps perdu dans
le sein de l'infinie miséricorde; mon Jésus, tout ce que
vous faites est bien fait.
' Ce Frère infirmier, qui prit soin du P. Barrelle, était un jeune
novice d'une grande candeur et d'une angélique piété, nommé Jean
Félix. Il était né à Lausanne de parents protestants, mais que
d'heureuses sympathies, puisées dans d'excellents ouvrages, rap-
prochaient du catholicisme. L'instinct de la vérité, la droiture de
son âme et les aveux significatifs du premier pasteur de Lausanne
en faveur de nos croyances, amenèrent la conversion du jeune
Félix.
Sa généreuse abjuration reçut pour récompense la grâce de la
vocation religieuse. Le F. Félix entra au noviciat au commence-
ment de 1862, à l'âge de vingt-deux ans. Il y fut un modèle de
foi, de modestie et de ferveur.
Il donnait ses soins au P. Barrelle avec un filial amour. Après
l'avoir servi durant le jour, la nuit il se couchait à sa porte, afin
d'être prompt au premier désir du malade.
Le F. Félix demandait à Dieu avec larmes la conversion de sa
famille. — « Le P. Barrelle, disait-il, a promis de prier pour elle,
et moi je me suis offert au bon Maître; le P. Barrelle saura bien
faire agréer mon sacrifice. >> L'événement a justifié cette espé-
rance. Le F. Félix, atteint d'une maladie de langueur, a fait une
mort précieuse devant Dieu le 27 novembre 1864.
DERNIERS JOURS. 437
« Il paraissait attacher un sens profond à ces
paroles du psaume cinquante- quatrième : Expec-
tabarn eiun qui salvinn me fecit a pusillanirni-
tate spiritus et tempestate. — « La tempête, redi-
sait-il à de longes intervalles, la tempête! mais du
calme, du calme. » Le P. Recteur lui présenta de
l'eau bénite; il dit : — «Je ne suis point tenté. »
On l'entendit répéter plusieurs fois : Père! Père!
Son garde-malade, qui se tenait un peu en arrière
pour ne pas le fatiguer, arriva à ce qu'il croyait un
appel. Le malade reprit en souriant : — « Abba,
abba, Pater! notre Père du Ciel! nous plions bagage
{)0ur aller au Père éternel. »
Dès que la nuit fut venue, le P. Barrelle sentit que
son heure était proche. Il commença à soupirer après
la sainte communion, qu'il avait reçue le matin, mais
qu'il désirait recevoir une fois encore. On aurait pu
la lui donner en viatique; mais on jugea qu'on pou-
vait attendre minuit. Pour lui, il soupirait ardem-
ment et il disait : — « J'attends! Oh ! qu'il y a encore
du temps avant minuit! » Et d'un accent suppliant :
— « Père, Père! vite, Notre-Seigneur! J'attends!
j'attends! » Vers onze heures et demie, il dit encore :
— « Vite, vite! le temps presse! » Puis ce ne fut plus
qu'une plainte qui s'en allait en mourant.
Au coup de minuit le Père Recteur lui apporta la
divine Eucharistie. Quand le P. Barrelle la vit appro-
cher il fit un effort suprême pour se découvrir; il ôta
sa calotte, reçut le Corps de son divin Maître; ses
bras retombèrent le long de sa couche , et dans ce
438 CHAPITRE TRENTE-HUITIEME.
dernier acte de respect et d'amour, sans soupir, sans
aucun mouvement des lèvres, il s'endormit au sein de
Jésus-Christ.
Quand le Père Recteur accourut de la sacristie
pour lui appliquer l'indulgence plénière in articula
mortis, au témoignage du Frère infirmier, qui veillait
sur ses moindres mouvements, déjà son corps était
immobile et son âme était allée dans un monde
meilleur.
Depuis deux mois à peine le P. Barrelle était entré
dans sa soixante et dixième année. Sa noble taille
n'était point courbée; son œil renfermait encore ce
vif et pénétrant rayon qui descendait droit au fond de
l'âme; son visage toujours calme portait moins la
trace des années que des longues douleurs. La can-
deur vénérable répandue sur ses traits leur conservait
une fraîcheur venue de l'âme. 11 penchait au déclin
de l'âge et n'était pas encore un vieillard.
Il avait désiré mourir un vendredi, et il mourait
au moment où s'achevait cette journée toujours si
chère à sa dévotion. Il se plaisait à invoquer Marie
comme Porte du ciel, Janua cœli ; il avait popularisé
la pratique du saint scapulaire, et il mourait lorsque
le samedi, commençant à paraître, lui donnait droit
au privilège promis par la Reine du ciel à ceux qui
portent sa livrée. Cet amant du Cœur de Jésus mou-
rait le 17 octobre, le même jour que la bienheureuse
Marguerite Marie Alacoque, l'apôtre du divin Cœur. Ce
prêtre, à qui la divine Eucharistie avait été toute
chose, expirait devant le saint tabernacle, en rece-
DERNIERS JOURS. 439
vant le pain du ciel, dans un transport d'amour, et il
emportait dans sa poitrine, substantiellement présent
au sanctuaire de son cœur, Celui qui est la résurrec-
tion et la vie.
Deux mois avant sa mort, il avait dit à un des no-
vices de Clermont : — « Mourir à l'autel, ce serait
trop beau! » Et avec beaucoup d'émotion il avait
ajouté : — « Mourir dans l'action de grâces ! Ah !
mon cher Frère, quel bonheur!... Mais non, cette
grâce n'est pas pour un misérable comme moi! » Or,
voici que l'humilité avait eu tort devant l'amour. Le
désir de l'amour avait été rempli, car cette fois
Tamour lui-même avait frappé le coup mortel.
C'est le témoignage du docteur qui a pris soin du
vénérable religieux pendant ses trois dernières années.
Il atteste que la maladie du P. Barrelle n'a jamais
offert aucun symptôme qui permit d'en qualifier la
nature, que les souffrances éprouvées par le malade
ne provenaient d'aucune lésion organique, et que la
science déconcertée devait y reconnaître un phéno-
mène surnaturel. L'autopsie est venue confirmer ce
diagnostic et démontrer que les palpitations extraor-
dinaires éprouvées par le saint homme étaient un effet
du divin amour'.
1 Voici l'attestation du docteur Imbcrt au sujet des palpitations
du P. Barrelle :
« Le P. Barrelle, à son arrivée à Clermont, me disait qu'il avait
une affection au cœur, reconnue par la Faculté.
>i J'ai examiné souvent son cœur, sa vie durant, et j'ai toujours
soutenu le contraire.
» Il avait d'ailleurs très-souvent des palpitations. Comme l'aus-
440 CHAPITRE TRENTE-HUITIEME.
La même cellule, placée entre deux chapelles, qui
avait eu pendant trois ans et plus les confidences cé-
lestes du saint religieux, garda encore jusqu'au dernier
moment ses restes mortels. La chapelle du dehors,
mise en communication avec la chambre mortuaire
par le petit corridor qui les séparait, laissa affluer une
foule pieuse et recueillie.
Rien n'arrête le parfum de la sainteté. Quoiqu'il se
fût renfermé dans une solitude presque absolue, le
P. Barrelle était connu dans la ville. De loin en loin
le peuple l'avait vu passer, et cette présence qui rap-
pelait Dieu et le ciel ne laissait pas inattentif; elle
marquait son souvenir dans les âmes chrétiennes. Ce
bon peuple fit au modeste convoi un touchant cortège;
le clergé fut dignement représenté, les communautés
religieuses prirent aussi part aux obsèques avec un
sympathique empressement. Cependant l'humilité du
saint homme semblait encore présider à ses funé-
railles; la piété et une vénération silencieuse en furent
l'unique splendeur.
Le caveau des Dames de la Miséricorde a reçu les
dépouilles mortelles du R. P. Barrelle. Par cette
pieuse hospitalité , la supérieure de la Providence a
voulu payer un tribut de gratitude à celui qui, trente-
cultation ne m'avait révélé aucune trace d'affection organique, je
lui ai dit plusieurs fois, lorsqu'il nie parlait de ses battements de
cœur : « Mon Père, vous n'avez que les palpitations de sainte
» Térèse. »
» J'ai fait l'autopsie du cœur, à sa mort, et n'y ai pas trouvé
trace d'affection organique.
»> A. I.MBERT-GOURBEYRE. »
DERNIERS JOURS. 441
cinq ans auparavant, avait décidé de sa vocation reli-
gieuse. Cette piété filiale ne perdra passa récompense.
Déjà, en attendant l'heure du suprême réveil, ces
restes vénérés appellent sur ce qui les entoure les
bénédictions du ciel.
Sur le caveau existe un oratoire, où se célèbre une
messe commémorative le 17 de chaque mois. Tout
d'abord la vénération et la confiance, et presque
aussitôt la gratitude, en ont apj)ris le chemin. Car
Celui qui glorifie les humbles aime à écouter les
prières qui s'élèvent de cette tombe, où repose un des
plus fidèles disciples de son humilité. Tout à l'heure
nous en donnerons quelques preuves authentiques.
La chapelle du noviciat de Clermont, si elle n'a pu'
garder son corps, conserve du moins précieusement
le cœur de son fondateur. A droite, près de l'autel
de saint Joseph, un modeste monument renferme ce
cœur, qui a toujours battu pour le Cœur divin rési-
dant au saint tabernacle; et c'est là, près de ce taber-
nacle bien- aimé, qu'il attend la résurrection.
En dessous de la grille qui forme le petit monument,
un marbre porte cette inscription :
Nonne cor nostrum ardens erat dum loqueretur in
via? (Luc. XXIV, 32.)
A ce cœur plein d'amour Dieu révéla son Cœur;
Etre humble fut sa yloire et souffrir son bonheur.
Ce distique a été composé pour la bienheureuse
Marguerite-Marie.
9.
442 CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
Si nous ajoutons à ce récit quelques-uns des faits
extraordinaires qui ont suivi la mort du P. Barreile,
ce n'est pas que rien nous paraisse aussi merveilleux
que sa vertu même. Auprès des miracles opérés par
la grâce dans le cœur de ses élus, que sont, pour qui
voit les choses dans la lumière de Dieu, ces déroga-
tions aux lois qui régissent le monde corporel?
Mais ces faits ne nous appartiennent pas, et nous
ne sommes pas libres de les vouer au silence. Nous en
devons compte à la sagesse de Dieu et à la piété des
fidèles. Notre rôle n'est ni de les repousser dans l'om-
bre, ni de les qualifier, mais uniquement d'en certi-
fier l'authenticité, laissant au lecteur chrétien l'appré-
ciation, à la sainte Eglise le jugement.
Madame B*"***, dont le mari était employé chez le
doyen de la faculté des lettres de Glermont, souffrait
depuis trois semaines d'un panaris à la main droite.
La main entière était enflée, tout le bras était doulou-
reux, le sommeil était impossible, et la malade com-
prenait, disait-elle, qu'on puisse devenir fou de dou-
leur. Après quelques adoucissements passagers, la
souffrance devint plus forte. Elle était plus violente
que jamais le 17 octobre, jour de la mort du P. Bar-
reile; elle ne cessa même d'augmenter tout le jour.
Vers le soir, madame B'*'** alla se faire panser chez
les Sœurs de la Miséricorde. La sœur qui prenait soin
d'elle lui dit: — a Recourez donc au P. Barreile,
qui vient de mourir. Ce saint homme faisait des mira-
cles pendant sa vie; il peut bien en faire après sa
DERNIERS JOURS. 443
mort. Allez dans la chambre où il est exposé, vous
toucherez sa main et vous serez guérie. »
La malade se laisse persuader à cette candide con-
fiance. Elle pénétre au milieu de la foule dans la
chambre mortuaire, et, avant même de s'agenouiller,
elle pose un instant sa main sur celle du P. Barrelle.
Puis elle prie auprès du lit funèbre, se relève, place
une seconde fois sa main sur celle du Père et se
retire. Rentrée chez elle, elle ne sent plus de douleur;
après quinze jours d'insomnie elle s'endort douce-
ment, couchée sur ce même bras qui ne pouvait tout
à l'heure supporter le moindre contact.
Le lendemain elle put s'habiller sans secours, ba-
layer elle-même sa maison et vaquer aux autres soins
du ménage. La douleur n'est pas revenue, et la plaie
s'est fermée d'elle-même sans pansement ni remède.
Quatre jours s'étaient écoulés, et, le 21 octobre,
madame B***, revenue à la Providence, s'entretenait
avec une sœur de la Miséricorde de ce qui lui était
arrivé. Survint inopinément un ouvrier typographe
qui, forcé par un mal violent d'interrompre son tra-
vail, s'en allait au hasard promener sa douleur.
Il s'avance vers la sœur. Sa main était brûlante
comme un tison ardent. Il avait à la jointure des doigts
et de la paume de la main un panaris très-dangereux.
Les remèdes n'avaient fait qu'empirer le mal et ajou-
ter à ses souffrances. De l'avis du médecin, il fallait
renoncer à reprendre son travail avant trois ou quatre
mois.
La bonne soeur s'apprête à le panser; mais en
444 CHAPITRE TRENTE-HUITIEME.
même temps elle lui dit : — « Mon ami, nous avons
un saint, nous autres; il fait des miracles. Venez donc
vous faire guérir. » Cependant elle l'entraîne douce-
ment vers la chapelle mortuaire. Invité à faire une
neuvaine sur le tombeau du P. Barrelle, il commence
sans plus de retard, et récite un Pater et un Ave
Maria. Pendant ce temps son infirmière disait avec
ferveur: — « Saint Père Barrelle, saint Père Barrelle,
guérissez son corps et son âme ! »
Ces deux faveurs furent obtenues. A l'instant même
le brave homme fut soulagé. Une nuit de sommeil
bienfaisant succéda à huit jours de cruelle insomnie.
Le lendemain plus de douleur. Le bon ouvrier con-
tinua sa neuvaine; le quatrième jour il reprenait son
travail. Comme il demandait ensuite de quelle façon
il pouvait témoigner sa reconnaissance, sur le conseil
de la sœur il mit ordre aux affaires de sa conscience,
et le lundi 2G octobre il communiait sur le tombeau
du P. Barrelle, en compagnie de madame B***, occa-
sion première de cette double merveille.
Le fait suivant s'est passé dans un couvent d'Ursu-
lines. Nous citons :
« Depuis près de huit ans j'avais une aphonie péni-
ble, bizarre, et qui échappait aux appréciations de la
médecine aussi bien qu'à ses remèdes. On avait tenté
divers traitements, mais sans succès ou avec des ré-
sultats passagers. J'en étais même venue, ces derniè-
res années, au point de perdre complètement la voix
durant des périodes de trois, quatre, six et même
de neuf mois consécutifs. Il me fallait recourir au
DERNIERS JOURS. kUÔ
crayon pour toute chose, même pour la confession.
Enfin j'étais vraiment muette.
» Pendant l'été de 1863 ma voix éprouva une
légère amélioration; elle sembla reparaître un peu,
mais l'automne l'avait ensevelie de nouveau, et je
voyais s'ouvrir un quatrième hiver de grand silence.
» Le P. Barrelle venait de mourir. Avec une de
nos sœurs qui avait eu avec lui des rapports particu-
liers de direction , nous lui faisons une neuvaine pour
ma guérison. Elle n'était point finie que je possédais
une voix magnifique; et ce qu'il y a de plus merveil-
leux , c'est que ma voix n'a plus disparu. Elle a triom-
phé des rhumes, des brouillards, de mille circonstances
où elle échouait inévitablement. Je puis remplir mon
nouvel emploi sans trop de fatigue; or ce nouvel
emploi c'est l'enseignement.
» Mon Révérend Père, je n'ose crier au miracle;
mais dans mon for intérieur j'appelle ainsi cette gué-
rison. Toutes mes sœurs la trouvent merveilleuse, m
Nous pourrions citer d'autres faits. Mais notre in-
tention est uniquement d'éveiller la confiance aux
mérites du saint religieux; or les citations qui pré-
cèdent suffisent à ce but. Quant aux faveurs spirituelles
dues à sa protection , nous en avons des preuves nom-
breuses.
La confiance et la résignation faisant place, dans
les âmes dont il était le père, aux longues épreuves
de la désolation intérieure ou du découragement; des
grâces spirituelles inopinément obtenues au moment
de son passage à un monde meilleur; au lieu de briser
UG CHAPITRE TRENTE-HUITIÈME.
les cœurs qui l'aimaient, sa mort dissipant leur deuil
et y répandant, avec une joie soudaine, le sentiment
le plus vif de son parfait bonheur, voilà certes de légi-
times présomptions de sa félicité et de son pouvoir.
Entre les témoignages qui sont sous nos yeux, nous
en produirons un seul, comme un encouragement
domestique et fraternel pour le noviciat de Gler-
mont, dont le saint Jésuite fut le premier père.
« C'était le 21 novembre 1864-. Le soir devait s'ou-
vrir la grande retraite d'un mois. Je m'inquiétais et je
m'alarmais , car je sentais ma poitrine bien faible et
presque incapable de soutenir le moindre effort. Une
autre faiblesse plus redoutable s'ajoutait à la pre-
mière, c'était une certaine défiance, une tristesse dé-
couragée qui me faisait envisager ce mois de recueil-
lement absolu comme un siècle interminable. Grâce
à Dieu, ce sentiment de ma double incapacité n'avait
point détruit en mon cœur un ardent désir de bien
faire; je compris que j'avais besoin d'un puissant se-
cours surnaturel.
» Le matin, le Père Maître des novices avait recom-
mandé à tous les retraitants d'aller prier sur le tom-
beau du P. Barrelle. Gomme si cette parole eût été
pour moi une voix et une promesse du ciel, et que
pour obtenir la force du corps et de l'âme je n'avais
eu qu'à la demander avec ferveur, j'allai plein de
confiance m'agenouiller et prier sur le tombeau du
P. Barrelle. Je promis, s'il m'exauçait, de faire la
communion et de réciter le Rosaire en son honneur
DERNIERS JOURS. 447
Je jour de clôture de la retraite, et de ne laisser ensuite
passer aucun jour de ma vie sans l'invoquer.
» La retraite commença. A chaque méditation
j'avais soin de demander le secours de mon protec-
teur; c'est ainsi que j'ai passe un mois entier dans la
prière et la méditation sans ressentir aucune fatigue
de poitrine, sans éprouver nulle tentation d'ennui,
de tristesse ou de décourajjement ; favorisé enfin
durant tout ce temps des lumières et des consolations
divines. Aussi est-ce avec joie et amour que je me
suis acquitté de ma dette. J'ai rempli mes deux pre-
mières promesses; je continue et je continuerai tou-
jours à m'acquitter de la troisième, assuré que ce
véritable amant du Cœur de Jésus est auprès du divin
Cœur mon protecteur et mon avocat. »
Le P. Barrelle savait que la carrière des justes ne
finit pas avec leur vie terrestre. Nul ne s'est plus heu-
reusement et plus largement servi, au profit de sa
propre vertu, du dogme pratique de la communion
des saints. La confiance et la prière aux habitants du
Paradis tiennent une large part dans l'histoire de son
existence spirituelle. Or, en approchant de son éter-
nité, il pressentait le rôle nouveau qu'il allait remplir
en faveur des âmes. Il ne les abandonnait pas, il leur
devenait du haut du ciel un plus utile secours.
En effet, nous l'avons vu, il savait que ses fautes
avaient été effacées par le sang de Jésus-Christ, et,
comme saint Paul, en consommant sa course il se
confiait à la fidélité du Seigneur pour recevoir de sa
main la couronne de justice. Lors donc que, peu de
448 CHAPITRE TRENTE-HUFTIÈME.
mois avant sa mort, l'amitié s'efforçait un jour de lui
montrer les perspectives d'une plus longue vie, il
répondit : — « Détrompez-vous; je m'éteins comme
un flambeau qui donne sa dernière lueur. — Ali!
mon Père, le bon Dien ne vous laissera-t-il pas encore
un peu pour le bien des âmes? — Non, mon enfant,
il faut partir. Mais je ferai plus de bien aux âmes après
ma mort que durant ma vie. »
En terminant la biograpbie du vénéré P. Barrelle,
cette conviction du saint bomme nous remplit d'une
pieuse espérance. Ses exemples et sa doctrine, perpé-
tuant son apostolat, créeront au bon Père de nouveaux
enfants, et sa paternelle protection, mesurée sur leur
confiance et sur leurs bons désirs, les suivra jusqu'au
dernier jour.
Quant aux âmes qu'il cultiva sur la terre avec un
dévouement si paternel, non-seulement rien ne pourra
leur ravir le bien que sa direction a déposé dans leur
cœur, mais cet héritage spirituel verra ses fruits grandir
et se perpétuer. L'action de sa charité pour ses enfants
n'est pas interrompue par la mort de leur vénéré Père ;
au sein de Dieu, où la charité se perfectionne, il leur
continuera sa protection et son secours.
FIN DU TOME SECOND.
TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre XXI. Retraites ecclésiastiques. — Le P. Barrelle
prêche la première retraite sacerdotale du diocèse d'Alger.
— Il évangélise le clergé de Marseille. — Retraites à Vi-
viers. — Sa manière dans les retraites pastorales. — En 1849,
retraite ecclésiastique à Paris 1
Chapitre XXII. Le Père Barrelle a Lyon. — Aperçu général.
— Le mois de Marie à Saint-Nizier. — 1848 : Dispersion.
— Carême à la Cliarité. — Le P. Barrelle et les Dames du
Sacré-Cœur. — Mois de Marie à la Ferrandière : Paraphrase
du Magnificat 19
Chapitre XXIII. Le Père Barrelle et l'enfaxce. — Congré-
gation de la Sainte-Enfance. — Congrégation de la Sainte-
Adolescence. — Gracieuse correspondance 31
Chapitre XXIV. Rectorat a Avignon. — Le P. Barrelle rec-
teur du noviciat d'Avignon. — Ce que c'est qu'un supérieur
dans la Compagnie. — Le collège Saint-Joseph précurseur
de la liberté d'enseignement; sa fondation. — Double rec-
torat. — La crypte de la rue Saint-Marc 53
Chapitre XXV. Rectorat a Avignon. — Le père dans la fa-
mille religieuse. — Habitudes contemplatives. — La vertu
en action. — Supériorité à la rue Sala. — Retour 71
Chapitre XXVI. Les Retraites spirituelles. — Le P. Bar-
relle prédicateur des pensionnats et des communautés re-
ligieuses. — Il puise ses inspirations près des saints taber-
nacles. — Son prestige surnaturel sur l'enfance. — Sa manière
et son succès. — Le prédicateur de la vie parfaite, — Méthode
du P. Barrelle dans les retraites spirituelles. ....... 97
450 TABLE DES MATIERES.
Chapitre XXVII. Les Retraites spirituelles. — Mission
spéciale pour la congrégation du Sacré-Cœur. — Admirable
esprit d'obéissance. — Tendresses paternelles. — Les in-
fluences du Saint-Espiit. — Vertus du prédicateur. — Effi-
cacité de sa parole 119
Chapitre XXVIII. Le Directeur des âmes. — Ce que c'est
que la diiection. — Un idéal : Amour de Dieu jusqu'à l'ab-
jection de soi. — Dieu veut bâtir sur des ruines. — Se laisser
faire et se laisser défaire. — Que l'Esprit-Saint va petite-
ment avec les petites âmes. — Comment l'âme qui sait
mourir reçoit la divine empreinte de Jésus-Cbrist. — Rien
ne peut retarder l'âme de bonne volonté. — Exploiter les
infidélités passées au profit des vertus. — La crainte corrigée
par la confiance. — La tentation nous jette au sein de Dieu.
— Les jouissances de la maladie 143
Chapitre XXIX. Le Directeur des ames. — De la manière
du P. Barrelle dans le gouvernement des consciences. —
Autorité et tendresse. — La paternité de la vertu. — Com-
ment le P. Barrelle exigeait la docilité. — Que son cœur
était prompt à la compassion, inaccessible à la lassitude. —
L'homme du monde supérieur. — Comment ses lèvres ne
s'ouviaient qu'à l'amour de Dieu. — Un écbo du saint tri-
bunal. — Le P. Barrelle ravi en Dieu 177
Chapitre XXX. Le Directeur des ames. — Le discernement
des esprits. — Le P. Barrelle lit dans les replis de la con-
science. — Il répond à des lettres qu'il n'a pas reçues. —
Il apparaît en songe et résout les doutes. — Dieu lui amène
les âmes. — Le P. Barrelle s'attache de préférence aux voies
ordinaires et communes. — Il veut de la règle dans la fer-
veur et de la mesure dans la vertu. — Admirables conseils
pour la conduite des âmes. — Inaltérable bonté. — Le P. Bar-
relle se crée par la correspondance un second apostolat. . 199
Chapitre XXXI. Les Vocations. — Ce que c'est que la voca-
tion. — Rôle du directeur dans la vocation. — Que le P. Bar-
relle portait avec soi des persuasions divines. — Son respect
pour les desseins de Dieu. — Les péripéties de la vocation
TABLE DES MATIÈRES. 451
religieuse déroulées dans une correspondance : c'est l'àme
qui dit à la grâce la parole décisive. — Quels sont les juges
légitimes de la vocation. — Différence entre les incertitudes
du cœur et celles de la vocation. — Que la vocation doit
subir la loi de l'épreuve. — Les tentations ne prouvent rien
contre Tappel divin. — La vocation et les sophismes de la
sagesse humaine 221
Chapitre XXXIL Der>'ier séjour a Avig^os. — Nouveau rec-
torat au collège Saint-Joseph. — Le dévot oratoire du Sacré-
Cœur de Jésus. — Pieuses pratiques. — Progrès du saint
amour. — Compassion pour les indigents. — Nihil
siun
Les frères minimes et les frères maximes. — Vivre et souffrir
en pauvre. — Persécution du démon. — Le P. Barrelle et
les âmes du purgatoire. — Esprit prophétique. — Dernier
séjour à Lyon 253
Chapitre XXXIIL Rectorat a Clermont. — Le P. Barrelle
fonde le noviciat de Clermont. — Installation. — Derniers
ministères: Retraite aux Ursulines et à Bellecroix. — Divin
voisinage. — Langueurs de l'exil 292
Chapitre XXXIV. Co>fidences spirituelles. — Exil loin de
Jésus. — Dieu inconnu. — Amour pour la Croix. — Détresses
intérieures et repos dans l'amour. — Compte rendu de deux
retraites 321
Chapitre XXXV. Confidences spirituelles. — Ce qu'il faut
entendre par V action des divins attributs sur les âmes. —
Le P. Barrelle obtient du Sauveur de participer aux états
crucifiants de sa vie mortelle. — Il consacre à Dieu son libre
arbitre. — Gracieuse humilité. — Ardeur guerrière. — Compte
rendu de la retraite de février 18C0. — Retraite de décem-
bre 1860 341
Chapitre XXXVI. Confidences spirituelles. — L'exil ter-
restre. — Alternatives de mystérieuses agonies et de saintes
délices. — Parfait abandon. — La foi pure. — Confiance dans
les divines miséricordes 367
Chapitre XXXVIL Dernière maladie. — Les désirs de la
consommation. — Dévotion au Verbe eucharistique. — Com-
452 TABLE DES MATIERES.
ment la patience achève les saints. — La maladie du P. Bar-
relle et ses symptômes surnaturels. — Première impuissance
à dire la sainte messe. — Le P. Barrelle remonte au saint
autel. — Dernière messe du P. Barrelle. — Visites célestes. 391
Chapitre XXXVIII. Dermers jours. — Patience et ferveur.
— Le P. Barrelle est déchai'gé de la supériorité. — Bulletins
de résignation et de foi. — Le vis-à-vis avec le tabernacle et
avec le crucifix. — Jubilation extraordinaire au moment de
l'extrême-onction. — Dernières paroles. — Le P. Barrelle
s'endort du sommeil de l'amour divin en recevant l'Eucba-
ristie. — Ses obsèques. — Son cœur conservé daiis l'église
du noviciat. — Faits merveilleux. — Douce espérance. . . 413
FIN DE L\ TABLE DU TOME SECOND.
Mary D. Reiss Library
Loyola Seminary
Shrub Oak, New York
EX1798.B3C5 1870 v.2
Chazournes, Léon de, S.J.
Vie du révérend père Joseph
Barrelle
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